***

 « Le rève est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence. C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres : – le monde des Esprits s’ouvre pour nous. »

 

Gérard de Nerval

 

*

 

Un réveil sonne, appelle sans fin dans ma chambre et trouve le silence, l’abat, m’agresse dans ce qui me tient lieu de sommeil, vague et pénible somnolence. J’émerge avec difficulté dans ce fatras sonore qui me vrille le crâne, m’empare d’un oreiller et le lance sur l’appareil, qui tombe à terre et se rompt en plusieurs morceaux. Le vide, tout autour de moi. Ce grand lit me parait froid ces dernières semaines, me laisse une sensation d’abandon, à défaut de réconfort. Chaque réveil devient plus dur, chaque jour plus pesant, un nœud me comprime de l’intérieur. Je roule sur le côté, m’enfonce la tête dans un oreiller imprégné d’une odeur d’avant, une senteur particulière ramenant à la surface des souvenirs que je cherche à atténuer, faute de pouvoir les ignorer. Je me fais violence et m’extrais de ce calvaire nocturne, me redresse sur le bord du lit et m’aligne avec la réalité de ce matin triste et néanmoins présent.

Encore un…

J’avance à pas lourds vers la cuisine et me prépare un café serré, avalé sans envie. L’odeur du remontant matinal m’injecte un ersatz d’énergie, de volonté en vapeur. La tasse à la main, je me dirige vers la fenètre du salon et observe la vie de mon quartier à l’aube, constate le peu d’activité de ce monde entre deux lumières. Paris s’éveille en douceur, les serveurs de bistrot et les éboueurs sont seuls dans les rues, les laissés pour compte n’arpentent pas encore le bitume froid. Pas moi. Je vais devoir retrouver une nouvelle fois les mines réjouies, les consolations polies, composer avec les non-dits et me cacher derrière un masque de convenances. Cela malgré une tension constante qui m’anime au point de devenir mon étai et de se matérialiser, telle une bête intérieure qui m’apprivoise et me transforme. Sembler, paraitre, des mots dénués de fond lorsqu’ils ne servent qu’à se construire une carapace. Outre les problèmes de sommeil, des journées longues et fatigantes me font sombrer chaque jour plus loin dans un état d’abattement physique et mental que je ne désire même plus éviter.

Vide, l’envie absente, les rèves évanouis…

Le mouvement brusque du rideau me fait sursauter, un chat profite d’un battant de fenètre laissé ouvert pour s’insinuer à l’intérieur et me scruter d’un œil curieux. Un miaulement indigné me fait comprendre son besoin. Je cherche dans la cuisine de quoi satisfaire le glouton et pose sur le parquet du salon une assiette de jambon blanc. L’animal ronronne un remerciement et nous restons ainsi, le félin dévorant son petit-déjeuner et moi, attendant la suite des évènements, prodigue de caresses à travers la douce fourrure. Ces poils ondulent sur mes doigts, laissent une délicate sensation de légèreté en passant sur mon poignet. Il se contorsionne pour accepter ma main tout en ne perdant pas de vue l’assiette, qui seule accapare son esprit affamé. Je crois, à tort, que ce petit-jeu pourrait durer toute la journée, mais dès son repas fini il me quitte, sans se retourner, pour vaquer à ses affaires dans le quartier. Je soupire en rabattant le loquet de la fenètre.

Après m’ètre lavée et parée d’un semblant de fraicheur, je me connecte à l’Octopi incrusté au milieu de mes synapses et consulte mon espace de travail, relié en direct au poste de police auquel je réfère. L’appareil fait apparaître, en surimpression de ma vision, l’interface du système informatique des forces de l’ordre. Un nouveau dossier est arrivé juste avant mon réveil, une affaire de mort suspecte dans un quartier résidentiel de la banlieue. J’en épluche les détails aussitôt, la journée ne m’attendra pas, de même que le mort : Michel Signol, homme d’une cinquantaine d’années, marié, trois enfants, responsable d’une entreprise de logistique sur les quais du port ouest de Paris. Pas d’antécédents, de créances, de menaces particulières sur lui ou sa famille, ni de tentatives de suicide dans le passé. Sa femme l’a découvert, en se levant au cours de la nuit, les enfants dormaient. Surement une mort volontaire. Pas encore de rapport préliminaire, la médecin légiste est déjà en route pour la maison de la victime.

Je finis de me préparer et emporte en guise de petit-déjeuner le reste du jambon entre deux tranches de pain, le mange en me dirigeant vers l’ascenseur de l’immeuble. Mes mèches entortillées et encore humides de la douche m’apporte un peu de fraicheur dans cette matinée d’été déjà trop chaude.

Les histoires de suicide me mettent mal à l’aise depuis le début de ma carrière, il est toujours délicat de s’intéresser à ce qui incite un autre ètre humain à un tel choix, à sceller la fin de sa propre vie en repoussant de côté les conséquences pour ses proches. Je me fais l’impression d’ètre une fossoyeuse, analysant les problèmes et impasses dans la vie d’inconnus, de personnes jamais connues ni rencontrées, appréciées ou détestées. Comment boucler ces dossiers sans tomber dans des jugements à l’emporte-pièce ni brusquer des situations déjà devenues complexes par une mort subite, dans tous les sens du terme ? Jusque-là, je n’ai pas trouvé de recette miracle, seulement de quoi éviter les écueils inhérents à ces enquêtes.

Tandis que je me remémore de précédentes affaires du même acabit sur le chemin du métro, un panneau publicitaire attire mon attention, accroché au dos d’une clôture de chantier rouillée. Morpheus. Un réseau du rève, disponible à chaque instant, de partout ; en s’étant bien entendu acquitté au préalable de la somme nécessaire pour un abonnement dans l’offre pléthorique proposée par l’entreprise semi-privée Hypnos. Cette nouveauté technologique bouleverse la société humaine depuis sa sortie, il y a quelques mois.

Des milliers de citoyens s’adonnent déjà à ce produit, si prometteur et destiné à résoudre tant de problèmes que les créateurs ne parviennent pas encore à en détailler toutes les possibilités. De nombreuses interactions avec la police et les services de santé ont débuté avant même son lancement public, initiées par un gouvernement comprenant l’importance du sommeil pour ses travailleurs, dans une société où le stress, la fatigue et l’excès de stimulation neurologique deviennent les causes premières de soucis médicaux. Voire de morts.

Je songe un instant aux possibilités pour moi, ce que m’apporterait un réseau où je pourrais dormir sereinement, sans rabâcher sans cesse ma vie au point mort et trouver un semblant de repos, d’oubli. Je n’ose toujours pas essayer, par peur de ce qui s’y tapit, des fantômes de mon esprit.

Je vérifie le dossier de police et trouve l’adresse de la victime, aperçois une station de capsule-métro, m’engouffre dans la seule unité disponible. Elle démarre dès la destination renseignée et se meut par lévitation électromagnétique, en silence, le long de ses guides métalliques à travers la ville et ses conduits de transports souterrains.

 

*

 

Ce quartier résidentiel de St-Cloud est calme, les pavillons s’éclairent peu à peu alors que leurs occupants se préparent à une nouvelle journée. Je repère rapidement le domicile des Signol à la voiture de police garée devant et à l’agent de faction, qui me sourit alors que j’ouvre le portail de fer noir et monte les quelques marches menant au porche d’entrée.

— Bonjour, Tureau. La médecin légiste est-elle déjà arrivée ?

— Salut, Moreau. Oui, elle est à l’intérieur avec la victime. La maison est bouclée, madame Signol a fait emmener ses enfants par sa sœur et elle est pour le moment à l’étage avec l’agent Harthuis.

— Avez-vous constaté quoi que ce soit à votre arrivée sur les lieux ?

— Rien de spécial, aucune trace d’effraction ni trace de luttes, juste le corps de Mr Signol dans le petit salon.

— Bien.

Je remercie mon collègue d’un geste de la main et entre dans la demeure. Un pavillon typique de la proche banlieue parisienne : bien entretenu, décoration passepartout, quelques affaires personnelles dispersées, rien d’inhabituel ou de décalé. Au fond du salon, j’avise une pièce secondaire, surement un bureau de travail. Les stores sont baissés, laissent de minces filets de clarté filtrer dans la salle et révéler les infimes poussières en suspension dans l’air. Une femme s’affaire autour d’un lit d’appoint sur lequel est posé le corps de Mr Signol et prend des notes sur un carnet. Je m’avance doucement jusqu’à elle, observe quelques secondes la scène : la docteure Lamir, pas vue depuis cette étrange et douteuse enquête aux abattoirs de Villepinte.

— Bonjour, docteur.

La docteure se retourne, surprise. Une mèche blanche retombe sur son front. Toujours autant de charme, malgré une vie déjà trop chargée d’un travail peu complaisant envers nous, petites fourmis de l’ordre. Elle se relève doucement et ôte ses gants en latex.

— Ah, bonjour, inspectrice. Je ne vous avais pas entendu entrer. Vous êtes chargée de l’enquête, je suppose ?

— Oui, qu’avez-vous trouvé jusqu’à présent ?

— Rien de spécial. Mr Signol dormait sur ce lit quand sa femme l’a découvert. Elle s’est levée en cours de nuit, s’est approchée de son mari pour vérifier si tout allait bien et a constaté sa mort. J’ai effectué un prélèvement toxicologique pour analyse. Les profonds cernes sous ses yeux, ainsi que d’autres détails indiqués dans le rapport que je vous rédige, démontrent que cet homme devait avoir de gros problèmes de sommeil ou en tout cas avoir suffisamment de tracas personnels pour générer des troubles du repos. Vous trouverez des sédatifs sur son bureau, néanmoins la dose n’est pas suffisante pour causer la mort ni entrainer une dépendance dangereuse. Oh, il devait aussi se connecter à Morpheus. Regardez, là.

Elle pointe du doigt la tempe gauche de Mr Signol, me faisant découvrir une petite pastille blanche, de la taille d’une pièce de monnaie.

— Vous croyez que ça pourrait ètre important ?

— Aucune idée, c’est encore nouveau pour moi. D’après ce que j’en sais, il est impossible de causer la mort par ce biais. À vous de creuser la question.

— Mais c’est bien lui qui se serait donné la mort ?

— Je ne sais pas. C’est…

— Allez, docteur, dites-moi ce que vous en pensez.

— Par rapport à mon expérience et ce que je vois je dirai que c’est effectivement un suicide, mais c’est impossible, il n’aurait pas pu faire une surdose médicamenteuse avec ce qu’il avait à proximité. Seul le résultat du rapport toxicologique pourra nous aiguiller. En l’état je ne peux rien affirmer à part ses problèmes de sommeil. Le reste est de votre ressort.

— Est-ce que quelqu’un aurait pu l’intoxiquer volontairement ?

— Je n’ai trouvé aucune trace évidente de piqures, je confirmerai cela lors de l’autopsie. Si l’absorption s’avère buccale ou cutanée, cela ressortira tout de même avec le rapport sanguin et hépatique.

— Bien, je n’ai qu’à patienter alors… Vous pensez que sa femme pourrait ètre impliquée ?

— Je… rien n’est impossible, mais…

La docteure se redresse, prend mon bras et m’entraine vers le salon. Les filets de soleil levant éclairent en demi-teinte son visage fin.

— Soyez compatissante avec madame Signol. Elle est complètement abattue par la mort de son mari et me parait perdue. Il me parait difficile de croire qu’elle ait pu faire ça, même si nous avons vu pire. J’aime penser que ma carrière m’en a suffisamment fait voir pour ne plus me leurrer à ce point sur les gens, dans un sens comme dans l’autre. Harthuis est avec elle à l’étage, vous devriez l’interroger rapidement pour que nous puissions la laisser tranquille. Sa sœur est passée tout à l’heure pour emmener les enfants, je lui ai promis de l’avertir quand nous aurons terminé. Elle viendra la chercher et la ramènera chez elle.

— Très bien, je m’en occupe. Préparez-moi votre rapport au plus vite, je préfère que ces affaires ne trainent pas.

— Je le finalise dès que je reçois le résultat toxicologique et l’envoie sur votre Octopi dès que c’est fait… Est-ce que vous êtes sûre d’aller bien ? Vous semblez très fatiguée.

— Je… oui, ça va. Les enquêtes précédentes ont été difficiles et j’éprouve du mal à dormir correctement ces derniers temps. Je vais voir pour prendre des vacances après cette affaire.

— Faites attention à votre santé, vous comprenez où cela peut mener. N’hésitez pas à venir me voir à mon bureau si nécessaire, vous savez que je suis toujours disponible pour mes collègues, surtout quand ils traversent des moments difficiles.

Elle me couve du regard.

— Je sais, merci docteure. Je… viendrai discuter.

— Très bien. À bientôt alors.

Elle me tapote le bras, retourne récupérer son matériel à l’entrée de la maison et s’en va, me laissant au milieu du salon.

Je repasse dans le bureau et scrute les effets personnels du mort. Des papiers professionnels : factures, livres de comptes. Une montre en argent de bonne qualité est posée sur le repose-main en cuir ainsi qu’un harnais pour chien. Un cadre photo placé à plat sur le meuble attire mon attention, je le renverse et découvre une photo de Mr et Mme Signol dans leur jeune temps, un épagneul à leur côté. Ils semblent heureux, plein d’avenir.

Le visage de Mr Signol me parait détendu malgré ses traits fatigués, comme s’il avait enfin trouvé un ultime apaisement, hors de portée durant son vivant. L’un de ses poignets est irrité, tel une zone sans cesse grattée, cela reste discret et surement masqué en temps normal par la montre, la différence de bronzage ne trompe pas.

Rien dans le bureau ne retenant davantage mon intérêt, je décide de monter à l’étage pour interroger madame Signol. Les marches de l’escalier défilent une à une. J’hésite une fois en haut et entends des sanglots ainsi que la voix douce de l’agent Harthuis. Je me dirige vers la chambre, d’enfant selon l’évidence, et découvre mon confrère assis sur le bord d’un lit, près d’une femme en pleurs et malmenant dans ses mains nerveuses un mouchoir brodé. Me voyant à la porte, il me fait signe de la tête afin de m’inviter à entrer.

— Madame Signol, je suis l’inspectrice Moreau. Puis-je vous poser quelques questions, s’il vous plait ? C’est pour le dossier de police, je ne serai pas longue.

Madame Signol hésite un temps, se reprend, hoche la tête. Son regard s’enfonce dans le tapis et ses mains se crispent autour de ses genoux. Ses fins et longs cheveux lui procurent un paravent d’intimité face à moi.

— Que voulez-vous savoir ?

— Vous avez découvert votre mari durant la nuit, c’est bien ça ?

— Oui, je suis descendue pour boire un verre d’eau et je me suis arrêtée quelques instants pour l’observer dormir dans son bureau. Il m’a fallu un moment avant de m’apercevoir qu’il ne respirait plus. Il ronfle en dormant. Ronflait…

Un hoquet nerveux secoue madame Signol, elle réprime un sanglot.

— Il dormait souvent dans le bureau ?

— Oui, notre couple… n’allait pas bien. Je ne sais pas comment faire maintenant. Comment gérer tout ça, sans lui ? Je ne sais pas quoi dire aux enfants, ils ne comprennent pas ce qui se passe…

— Vous y arriverez madame, soyez-en sure.

— Merci, inspectrice. C’est tout ce que vous vouliez savoir ?

— J’ai encore quelques questions : votre mari avait-il des soucis professionnels ?

— Oui, rien de grave, en tout cas c’est ce qu’il m’assurait, mais c’était suffisant pour le mettre dans tous ces états, il était de plus en plus renfermé et stressé. Il dormait mal, de manière chronique. Il ne me parlait pas trop de ces affaires, mais je sentais bien que ça n’allait pas. Je n’aurai jamais imaginé…

— Pensez-vous que ces « soucis » auraient pu lui attirer des ennemis ?

Elle rélève la tète vers moi, un bref éclair de ressentiment dans ses pupilles.

— Non, certainement pas, mon mari ne trempait dans rien de louche, ce n’était pas son genre. Et si ça avait été le cas, il m’en aurait parlé.

— Étiez-vous seule dans la maison, avec les enfants ? Quelqu’un aurait pu s’introduire dans le salon à l’insu de vous tous ?

— Je ne pense pas, nous fermons les verrous même quand nous sommes dans la maison. J’aurai entendu du bruit, j’ai le sommeil léger.

Elle parait hésiter, pesant son doute.

— Votre mari suivait-il un traitement particulier ?

— Il prenait des somnifères, je n’en sais pas plus. Il se rendait au centre du sommeil pas très loin de la maison, vers Auteuil.

— Pourriez-vous m’expliquer pourquoi l’un de ses poignets est gratté, avait-il des allergies ?

— Oh, ça, non, je lui ai posé la question une fois, il a éludé la question et je n’y ai pas repensé ensuite. Pourquoi ?

— Simple curiosité. Merci, madame, je ne vous embête pas plus. L’agent ici présent va contacter votre sœur afin qu’elle vienne vous chercher et rejoindre vos enfants. Il restera avec vous jusqu’à son arrivée. Il peut aussi vous donner un numéro pour obtenir un soutien psychologique si vous le désirez. N’hésitez pas à l’utiliser, même si c’est difficile ou que cela vous parait inutile. D’accord ?

— Oui, merci.

Madame Signol lève un instant son regard vers moi, les traits torturés.

Un bref moment, je crois déceler mon propre reflet de tristesse, de fatigue, de détresse. Je pose mes mains sur les siennes, souris en espérant y mettre le plus de compassion possible, me relève et sors de la maison. L’air frais me ramène soudain à une réalité plus respirable. La situation résonne en échos douloureux, je me revois dans une autre chambre…

Non !

Je reste dans le jardin quelques minutes, le temps de reprendre mes esprits, puis enclenche une communication avec le bureau. Un agent virtuel jaillit dans un coin de mon champ de vision : étonnante intelligence artificielle permettant d’assister les enquêteurs au cours de leurs investigations.

— Inspectrice 154-17, Aurélie Moreau, j’ai besoin d’informations et d’une analyse complète sur la situation financière de Michel Signol ainsi que des entreprises afférentes.

— Tout de suite.

Un court moment s’écoule avant que le simulacre policier réapparaisse.

— Mr Signol n’était pas en difficulté financière personnelle. Néanmoins, ce n’est pas le cas de son entreprise, la concurrence des nouveaux dépôts automatisés sur les quais du port ouest met en défaut la stratégie développée pour la gestion de sa société. À ce rythme-là, elle sera bientôt en cessation de paiement.

— Je vois. Rien d’anormal dans la vie de Mr Signol ?

— Juste quelques contraventions anodines pour stationnement interdit ou de légers excès de vitesse, aucun délit majeur. Le commandant a par contre intimé l’ordre de vous aiguiller vers lui dès que vous aurez fini votre analyse de la scène de crime. Est-ce le cas ?

— Oui, passez-le-moi.

Un flottement dans l’affichage, le visage bourru et vindicatif du commandant Dufour apparait. Sa moustache en bataille s’expose avec fierté au milieu de l’écran, en pixels incertains. Malgré son aspect abrupt, c’est un bon chef, compétent, requérant néanmoins d’ètre brossé dans le sens de son égo et de savoir encaisser son manque de tact.

— Inspectrice Moreau, ravi de vous voir de si bon matin ! Avez-vous terminé le constat de la mort de Mr Signol ?

— Oui, monsieur. Ça ressemble à un cas de suicide, mais en l’état je ne peux l’affirmer, nous devons attendre le rapport toxicologique pour savoir s’il s’est donné la mort de cette façon. Si c’est le cas, rien n’écarte pour autant l’hypothèse du meurtre, il n’y avait pas à proximité de lui une quantité suffisante de médicaments pour qu’il puisse se donner la mort seul. Ou alors il a procédé d’une façon qui reste à déterminer. Si c’est un meurtre, il faudra enquêter plus en profondeur. Je ne vois rien d’autre pour le moment.

— Hum. Il y a au contraire quelque chose. C’est pour ça que je vous ai affecté sur cette affaire, à une heure aussi matinale. Connaissez-vous le système Morpheus ?

— De nom uniquement, comme beaucoup de gens. Mais je n’ai jamais essayé, pourquoi ?

— Depuis l’ouverture au public de Morpheus, nos contrôles de récurrences mettent en avant une augmentation des morts suspectes, pour le moment contenu. Comme celle de Mr Signol, elles tendent vers l’explication du suicide, mais il reste toujours un détail suspect ou sans explication. Nous devons absolument vérifier si un lien existe. Si oui, en découvrir la réalité profonde et savoir si Morpheus représente un danger, ou non, pour la société. Vous devez donc faire le nécessaire pour démêler le vrai du faux dans cette histoire. J’attends un rapport complet en fin de semaine. Compris, Moreau ?

— Oui, monsieur, ce sera fait.

— Une dernière chose…

— Oui ?

— Ce système a une importance capitale pour le gouvernement et ses citoyens. Alors, soyez efficace.

— Comme toujours, commandant…

— Vous commencerez par le siège de l’entreprise Hypnos, je vous ai obtenu un rendez-vous avec son directeur, le docteur Nott. Il est au courant du problème et se veut coopératif, c’est dans son intérêt.

— D’accord.

— Et profitez-en pour leur soutirer un rabais sur un séjour dans Morpheus, vous avez une mine affreuse ! Quelques vacances vous feront le plus grand bien. Après la fin de l’enquête, bien sûr.

L’image fixe du commandant flotte dans les airs le temps d’une saccade, avant de disparaitre, la communication coupée.

Je soupire et contemple le ciel gris et nuageux, me demande si je vais si mal que les gens s’en aperçoivent et ressentent le besoin systématique de m’en avertir.

Peut-ètre encore plus…

 

*

 

Assise dans la salle d’attente immaculée d’Hypnos, je poirote depuis maintenant une demi-heure, laps de temps passé à subir le dédain professionnel de la secrétaire d’accueil, qui me scrute par-dessus son écran pour vérifier si la présence policière, inquisitrice et importune, persiste. Le simple plaisir de sentir le désarroi, sans cesse grandissant, de l’employée condescendante me permet de ne pas perdre mon calme et de patienter.

Il en est ainsi jusqu’à l’arrivée en trombe d’un homme vif, presque brusque, d’allure sportive. D’âge mûr, ses courts cheveux poivre et sel ainsi qu’un visage carré lui donnent l’air déterminé et rigoureux, mais néanmoins cordial. Il s’avance à grands pas vers moi, les pans de sa blouse battent au rythme de ses pas.

— Inspectrice Moreau, je présume ? Désolé de vous avoir fait attendre, nous sommes encore en plein développement de Morpheus, cela requiert de nombreuses digressions techniques, veuillez m’en excuser. Je suis le docteur Nott, directeur d’Hypnos.

S’ensuit une poignée de main ferme.

— Je vous en prie, l’attente est à la hauteur de l’accueil.

Je sens la secrétaire s’enfoncer avec souplesse dans son fauteuil pour se cacher derrière son moniteur de travail. L’insinuation fait sourire avec légèreté le directeur.

— Espérons donc que nous saurons nous rattraper. Veuillez m’accompagner, nous ferons le tour des installations tout en discutant de l’affaire qui vous amène ici.

J’emboite le pas vigoureux du docteur Nott. Nous passons ensemble un sas automatique conduisant à un long couloir d’un blanc immaculé, le long duquel de grandes portes coulissantes s’ouvrent sur des salles informatiques vitrées. Du personnel s’affaire et circule régulièrement dans le couloir et les différents espaces.

— Je vous épargne pour le moment les informations sur les bureaux administratifs et les installations informatiques qui se cachent le long de ses murs, pour vous emmener dans la partie utile. En tout cas celle que j’espère utile à vos yeux.

— Je vous suis. Le commandant Dufour vous a-t-il partagé les détails de l’enquête ?

— Oui, votre responsable a été plus que… persuasif, concernant mon intervention sur le sujet et la nécessité d’ètre participatif. Notez que je n’ai pas employé le terme « coopératif », comme l’entendait votre commandant, cela sous-entendrait que j’aurai potentiellement la volonté de ne pas l’ètre ou l’intention de dissimuler des éléments importants, ce qui n’est pas envisageable, bien entendu. La « participation » est un concept ayant plus d’allant et plus de cohérence avec la démarche d’Hypnos.

— Bien entendu.

— Notez aussi que je tiens à ce que vérité soit faite sur le sujet qui vous amène, si elle a lieu de l’ètre. Vous aurez donc accès aux installations comme bon vous semble, tout en étant accompagnée bien sûr. Je me charge pour le moment de vous tracer nos travaux et objectifs dans les grandes lignes, il y aurait tellement à dire que nous pourrions y passer des jours, certes passionnants, mais énergivores pour tous.

— Je ne tiens pas non plus à ce que l’enquête s’éternise. Nous devons résoudre le problème au plus vite.

— J’en conviens.

Notre duo émerge dans un hall gigantesque tout aussi blanc et propre que le reste de l’installation, amenant le visiteur à choisir entre différents couloirs, chacun distingué par une couleur et une décoration spécifique.

— Nous voilà donc arrivés au hall principal, chaque couloir aiguille vers une spécialité d’Hypnos, dans le cadre du projet Morpheus. Comme vous le savez surement, le système Morpheus a pour but d’amalgamer les rèves des personnes connectées en un monde « virtuel », mais voyez plutôt cela comme une concrétion onirique. Le terme « virtuel » me déplait, car engendre l’idée d’invention technique de l’homme, or, même si un rève généré est simplifiable à cette idée, c’est fortement réducteur. Morpheus n’est pas pensé pour engendrer de lui-même le monde imaginé, ce n’est qu’un support matériel pour garder les traces oniriques oubliées par les rèveurs à l’instant du réveil. Ne voyez pas non plus cela comme une base de données où chaque rève serait archivé avec soin dans des classeurs métalliques, occupant des salles sans fin dans les caves de l’entreprise. Ce monde se récrée lui-même à chaque connexion, à chaque apport de songes, bon ou mauvais, réparateur ou destructeur. Morpheus « métabolise » ce que les rèveurs ont accumulé comme expériences et émotions au cours de leur journée ou durant leur passé pour construire la structure plus ou moins ordonnée, stable, d’un rève universel, que tout un chacun peut découvrir par une simple connexion.

— Morpheus est donc une sorte de moyenne de ce que les gens rèvent ?

— Non plus. C’est là où réside la magie de Morpheus ! Nous avons développé le système au fil de trouvailles et d’inventions intermédiaires. Au fur et à mesure de nos avancées, Morpheus s’est renouvelé de lui-même, comme une évidence numérique. Nous n’avons fait que fournir un support technique pour une matière première, brute, un amas de données semi-intelligent, n’attendant que cela pour émerger aux yeux de tous. En cela Morpheus est incroyable, mais la suite devient encore plus inconcevable !

Plus le directeur détaille son projet, plus ses pupilles s’agrandissent et brillent d’un éclat de passion sans limites.

— Lors de chaque liaison, le système télécharge les données pour les mélanger aux autres, mais elles préservent toutes leurs raisons d’ètre et leurs attachements neurologiques aux rèveurs les ayant générées. Ainsi, lors d’une connexion ultérieure, pourrez-vous potentiellement retomber sur les bribes d’un ancien rève, influencé par d’autres, mais gardant des liens logiques avec votre inconscient. La structure générale est donc un amalgame de fragments, mais en vous concentrant sur cette structure vous serez capable d’y retrouver n’importe quel fragment, les vôtres y compris. Ceux d’autrui marqueront les vôtres, mais chacun restera lui-même, telles des structures fractales entrecroisées. Pour simplifier : il n’y a pas fusion et oubli, mais plutôt complémentarité et création. Incroyable, non ?

— À vrai dire, il m’est encore difficile de tout cerner. À vous écouter c’est merveilleux, mais n’y a-t-il pas de risques à voir les mauvais rèves, voir de mauvaises intentions se révéler par ce biais, ce support comme vous dites ?

Le directeur passe la main dans les airs, effaçant l’argumentation.

— Si, évidemment. Nous avons constaté lors de nos recherches les « mauvais » côtés du système. C’est pourquoi nous avons mis en place des algorithmes de compensation pour stabiliser Morpheus, le rendre viable et en accord avec notre approche scientifique. Comprenez bien que le projet ne fonctionnerait pas sans ces algorithmes, cela génèrerait un monde instable que les rèveurs ne pourraient pas arpenter sans danger pour leur santé, aussi bien mentale que physique. Morpheus est dorénavant apte à accueillir n’importe qui ; l’ensemble des algorithmes, appelé Erebus, permet de contrôler ce que nous désignons comme « divergences ». À chaque connexion, la nature du rève est décortiquée pour en extraire les signaux divergents pouvant causer des troubles au sein du système. Ces signaux ont tous été parfaitement repérés lors de nos études préliminaires, ils correspondent à des états conscients et inconscients décryptés lors d’analyses poussées, auprès d’un échantillon le plus large possible d’individus dont le passif médical est connu ; tout a été croisé par de multiples tests : examen polysomnographique, psychiatrique, analyse des rèves au réveil, scan physique intégral en cours de sommeil, etc. Il aurait été plus que compliqué de faire travaux plus étendus et rigoureux.

— Hum… Ce serait donc difficilement concevable d’imaginer que Morpheus puisse impacter en mal ces utilisateurs ?

— En tout cas, pas de la façon que vous suggérez. Bien, je finis rapidement de vous présenter les différents secteurs devant nous. Le secteur jaune est celui de la division purement technologique, il correspond aux recherches initiales ayant financé le projet. Vous savez probablement qu’Hypnos n’est qu’en partie privé, l’autre partie étant subventionnée par le gouvernement, dans le but premier de développer des technologies pouvant ètre adjointes aux systèmes cryogéniques pour le voyage dans l’espace. Vous connaissez la problématique de devoir bloquer en sommeil suspendu toute personne étant amenée à traverser les vides sidéraux ? Oui ? Très bien ! C’est donc cela qui a conduit à la création d’Hypnos et a permis la découverte de Morpheus, de fil en aiguille. Nous souhaitons fournir aux voyageurs un univers de stimulus nerveux afin que leurs cerveaux gardent un fonctionnement minimal et sain, tout au long des années du trajet. Notre trouvaille allant plus loin que prévu, nous avons développé des activités annexes devenues rapidement des secteurs à part entière, parfois encore plus prometteurs. En avez-vous entendu parler ?

— A part celui mis à disposition du public et celui pour la police, non. Ils sont tous présents dans ces locaux ?

— Oui, celui de la police est donc le secteur céruléen, y sont menées les coordinations avec les services d’enquête et de justice. S’y déroulent des analyses de divergences pour y déceler d’éventuels comportements dangereux ou malsains et les utiliser à des fins d’enquête ; ou pour appuyer des examens psychologiques dans le cadre de la justice. Je ne m’appesantis pas trop sur les moyens à disposition, vous les connaitrez sous peu de temps bien mieux que moi.

— Normalement, oui. Qu’en est-il du reste ?

— Le secteur sociétal, permettant aux citoyens de se connecter à Morpheus, est celui que nous avons remonté par le couloir. Ce sont principalement des systèmes automatisés et des intelligences artificielles qui supervisent cette activité, puis génèrent un traitement de données afin d’alimenter les autres secteurs en bases de travail. Plutôt que d’insister sur celui-là, je vous propose par la suite de le visiter pour faire une plongée dans Morpheus, si vous êtes d’accord, bien sûr ?

— Avec plaisir, je ne demande que ça.

Nott se serre les mains, sourit, satisfait de ma réponse, ne se doute pas un instant à quel point l’idée m’apeure. Il faut croire que le moment de sauter à l’eau est venu…

— Ainsi en est-il de nombreuses personnes ! Je ne vous cache pas que c’est une grande réussite pour nous de voir autant d’enthousiasme pour le résultat de tant d’énergie dépensée, et de beaucoup de doutes. Bien. Concernant le reste, nous avons le secteur émeraude pour la médecine curative, elle cible les personnes atteintes de troubles du repos ou ayant des tendances problématiques pouvant ètre soignées, en partie ou complètement, par le sommeil. Rien de particulier dans ce secteur, c’est un établissement médical intégré à nos installations pour avoir une boucle de retour sur nos recherches, cela en continu. De même pour la dernière, la branche psychologique, parée de lavande. Celle-ci fonctionne autant en avance de phase qu’après traitement des rèves pour analyser les comportements humains en fonction de la stabilité, ou non, du système et donc des divergences l’influant. La psyché de notre espèce est une terra presque incognita, nous n’avons fait qu’effleurer ses mécanismes et les raisons d’ètre de chaque rouage. Une branche très encourageante. Cela vous parait-il clair ? Avez-vous des questions ?

— Comment les connexions se déroulent-elles ?

— Suivez-moi.

Je m’accroche à la foulée du docteur, reparti de plus belle pour revenir dans le secteur blanc. Nous grimpons un escalier pour atteindre une gigantesque rotonde surplombée d’une verrière, au sein de laquelle se love un centre de gestion informatique. Je me retrouve encerclé de serveurs de plusieurs mètres de haut, reliés ensemble pour communiquer et former Morpheus à proprement parler. Le contraste entre la modernité des installations et le classicisme des locaux est étonnant, insolite. Le docteur approche d’une desserte sur laquelle se trouvent différentes électrodes et un appareil de contrôle. Il pose trois des dispositifs dans sa paume et me les montre.

— Nous avons trois types d’électrodes, toutes se placent sur une des tempes, n’importe laquelle. Les Octopis implantés dans nos cerveaux font le relai avec le système informatique qui nous entoure. Le premier type d’électrode permet uniquement de capter les rèves, c’est l’usage pour les besoins thérapeutiques ou ponctuellement pour la branche policière. Certains utilisateurs la demande dans le seul but d’avoir un retour sur leurs rèves, sans devoir se fondre dans Morpheus au cours de la nuit, c’est une approche minimaliste prévue dans nos abonnements. Les clients peuvent bénéficier d’une analyse par nos soins ; nous avons en retour de la matière première pour alimenter le système. C’est un échange de bons procédés.

Je constate que les deux autres, en plus d’ètre affublées de couleurs et de formes différentes, paraissent plus imposantes, de la taille de petites pièces de monnaie, tandis que la première ressemble à une tête de punaise épaisse et grise.

— Que fait la noire ?

— Elle permet de participer pleinement à Morpheus, de plonger dans ce monde onirique la nuit de même qu’en plongée diurne pour récupérer d’un trop-plein de fatigue, ou simplement découvrir une nouvelle expérience. Deux fonctionnements sont possibles, soit vous n’y touchez pas et elle se mettra en fonctionnement lors de votre endormissement, par simple détection des ondes cérébrales correspondantes, à savoir thêta et delta ; soit vous déclenchez la connexion par une simple pression sur l’électrode, maintenue quelques secondes. Elle détectera votre signature chimique et enclenchera alors un processus cérébral similaire à une hallucination et vous plongerez alors dans Morpheus en pleine conscience, contrairement à la première possibilité où vous vivrez votre rève de manière inconsciente et sans contrôle. En pleine conscience vous pouvez mettre fin à votre rève à tout moment alors que lors d’un vrai sommeil la fin de votre rève sera dépendant de votre réveil. C’est l’électrode la plus demandée, bien évidemment.

— Je vois, et la dernière ?

— Cette électrode permet aussi de se connecter à Morpheus, avec en supplément la possibilité d’influer sur le rève, via des stimulations électriques impulsées par l’Octopi, sous commandement du système. Avant que vous ne posiez la question, ces électrodes sont remises sous conditions par des médecins spécialisés dans le cadre de traitements thérapeutiques pour des troubles avérés, aussi bien dans notre branche médicale que par ordonnance dans des établissements agréés.

Cette électrode est blanche, comme celle de Mr Signol, il avait donc en lui un appareil pouvant interagir avec son cerveau et influencer… des rèves, uniquement ? Et si cela l’avait conduit à sa fin, malgré les contrôles décrits par le docteur ?

— Est-il envisageable que des substitutions ou des piratages existent ?

Le docteur s’agace.

— C’est malheureusement toujours possible, mais pas plus que pour les Octopis, qui n’ont connu quasiment aucun acte de ce type. Les Octopis sont appairés à un cerveau donné et ne peuvent pas accepter de stimulations autres que celles émises par le système central associé, suivant un protocole ultrasécurisé et mis à jour fréquemment. Les électrodes fonctionnent en lien avec l’Octopi par le même protocole et seule celle permettant d’agir sur l’Octopi pourrait ètre dangereuse, mais sa délivrance étant étroitement régulée et contrôlée, le risque est proche de zéro. Cela vous rassure-t-il ?

— Docteur, je ne suis jamais rassurée, sinon je ne ferai pas ce métier.

Le directeur Nott se met à rire de bon cœur à mon humour involontaire, mais sa réaction me crispe néanmoins à l’idée des détournements imaginables d’une telle technologie.

— Je vous crois sur parole ! Dans ce cas, je vous propose d’essayer par vous-même ? Vous verrez ainsi qu’il n’y a rien à redouter, pas plus qu’en dormant chez soi la fenètre ouverte.

Je regarde brièvement l’électrode dans la main du docteur et hésite avant de prendre une décision. Je ne pensais pas avoir à m’infliger cet appareillage, en plus de l’Octopi.

— Je crois que je n’ai pas le choix…

— Croyez-moi quand je vous dis que ce sera dans tous les cas la plus étonnante expérience de votre vie. Songez que personne avant notre époque n’aurait même imaginé cela possible ! Encore maintenant nous sommes des explorateurs de nos propres rèves, c’est une chance à saisir !

— Très bien, allons-y.

Le docteur m’invite à m’allonger sur un brancard disposé à proximité, appose une électrode sur ma tempe et manipule le boitier pris sur la desserte.

— Voilà, c’est prêt. Votre commandant nous a envoyé votre carte neurologique, ce qui m’a permis en une poignée de secondes de réaliser l’appairage avec votre Octopi, grâce à ce boitier. Vous allez recevoir une demande de synchronisation avec des détails sur l’appareil émetteur. Acceptez-la et quand vous serez prête, pressez simplement la surface de l’électrode et patientez quelques secondes. Je vous rejoins après, juste le temps de m’installer et réaliser la même procédure.

Je m’exécute et attends, anxieuse.

— Une dernière chose, docteur ?

Il lève un sourcil, surpris.

— Oui ?

— Certains d’entre nous n’aiment pas leurs rèves.

L’étonnement et le sérieux sur le visage du docteur disparaissent en fondu dans le noir le plus complet.

 

*

 

Je sens mon corps se relâcher et divaguer, m’emmener dans des méandres inconnus de mon esprit. Une singulière détente s’empare de moi, comme je n’en ai pas connu depuis des lustres. Une clarté diffuse s’insinue dans les bords de ma vision, écrème les ténèbres et s’installe progressivement pour dominer, s’imposer. La lumière éclate le flou général, transforme les spasmes visuels en arêtes suggérées plus que dessinées. Des contours et des couleurs apparaissent, un cadre de lit en bois, des décorations d’enfant, une chambre simple, mais agréable. Un étrange effet de scintillement et de décalage permanent émane de tout, la vue ne parvient pas à fixer un élément sans le perdre, bien qu’ayant connaissance de ces détails et de sa parfaite matérialité. J’ai l’impression de scruter des souvenirs d’objets, non l’immédiat et le factuel de la réalité. Une odeur sucrée de pâtisserie tout juste sortie du four se diffuse en arômes subtils autour de moi, s’accroche à mes sens. Le docteur apparait à mes côtés sans que je sache s’il vient de le faire ou si mon esprit a toujours tenu sa présence comme acquise. Il sourit et me laisse quelques instants pour retrouver mes repères.

Une sensation chaude de bienètre emplit l’espace, devient palpable, saisissable dans sa plénitude. Elle modifie les objets, ou plutôt notre perception d’eux, leur donne un aspect patiné aux teintes soudain plus attirantes ; les dimensions même paraissent s’adapter à l’émotion du lieu et du moment. Je me tourne vers le docteur, étonnée et ravie à la fois. Des ébauches de larmes manquent de perler sur mes joues.

— Ce que vous observez actuellement n’est pas construit en fonction de votre psyché, mais de la mienne. Je préfère aborder une première plongée en binôme dans Morpheus de cette façon, sinon je me ferai l’impression d’ètre un voyeur en découvrant quels rèves vous guideraient ici.

— Où sommes-nous ?

— C’est une cabane de campagne où mes parents et moi venions dans mon enfance. Comme vous pouvez le ressentir, c’est un endroit qui m’est cher. Vous voyez le souvenir que j’en ai, idéalisé et d’une certaine façon embaumé par mes émotions d’alors, ce qui transforme ainsi le souvenir en fragment onirique.

Je m’approche d’une fenètre donnant sur un pré parsemé de fiers coquelicots aux rouges somptueux, le soleil rasant d’un soir d’été s’éternise et rehausse le lieu de perfection. Une balançoire, animée par la douceur d’une brise passagère, émet de légers grincements par ces chaines métalliques. Je reste paralysée devant ce spectacle, mon corps et mon âme se mettent au diapason pour me libérer, trop bref instant, de mon joug émotionnel. Je me rappelle les bons côtés de la vie et pense à ce que j’ai perdu.

À jamais.

Je sursaute, ayant pendant un court laps de temps oublié la présence du docteur, oblitéré la raison de notre plongée. Il m’observe avec compassion, doit lire entre les lignes.

— Venez, ce n’est pas fini.

— C’est…

Les mots me manquent, égarés au milieu de tant de sensations.

— La première connexion est une expérience sans précédent, nous met à nu face à la construction de ce que nous prenons pour des souvenirs, mais sont des rèves. Leur force est incroyable. Là où les souvenirs émergent de notre intellect et effleurent nos sentiments, les rèves puisent au plus profond de nos cœurs pour en extraire ce que nous sommes réellement. Mes parents m’ont quitté il y a de nombreuses années, pourtant j’ai pleuré tel un enfant en arrivant ici la première fois, malgré le fait que je pensais avoir fait mon deuil et ètre devenu fort vis-à-vis de ces souvenirs. Les songes sont plus transcendants, sauvages, intenses. C’est pour cela que nous contrôlons les divergences et amenons les rèveurs dans un système rendu le plus stable possible. Cela peut paraitre évident en le disant ou en l’entendant, mais nos expériences ont montré que les bons rèves établissent plus facilement un univers onirique fonctionnel. Les cauchemars tendent vers le chaos si on leur octroie trop d’importance. Ils deviennent omniprésents là où à contrario les rèves bénéfiques s’intègrent, nous conseillent, permettent de nous sentir plus sereins, en phase avec nous-mêmes. Les cauchemars sont malgré tout des constituants de Morpheus, mais de manière légèrement atténuée, de sorte à ne pas trop interférer avec le reste. Imaginez ce que donnerait ce monde si vous n’aviez connu que des horreurs dans votre vie ?

— Ça deviendrait un enfer.

— Exactement. C’est pourquoi nous voulons fournir à nos clients et patients une expérience épanouissante et non une horreur de plus à affronter. Comme je vous disais, nous laissons néanmoins les cauchemars exister, car ils ont leur utilité dans le cadre de l’apprentissage, surtout des enfants. Leur psyché immature est faite pour exprimer leurs peurs et angoisses, puis les dépasser. Le système permet de les encourager à comprendre cela, de franchir cette barrière qui peut devenir clivante, à certains âges de grands changements. De même, nous pouvons déceler d’éventuels abus ou maltraitance, aussi bien chez les enfants que chez les adultes. Cela rejoint donc votre champ d’expertise, inspectrice.

La pièce disparait en un fondu enchainé, laissant la place à un parc floral peuplé de familles en promenade. Il est difficile d’embrasser les environs tant la zone est immense. Le docteur avance, je le suis et reviens à sa hauteur. Des arbres se colorent de teintes surprenantes, des abeilles volètent et se posent sur des fleurs aux formes improbables : cubiques, prismatiques, aux angles déformés, inversés. L’allée de graviers se transforme en chemin de forêt, d’étranges animaux aux fourrures irisées viennent nous guetter, leurs longues oreilles dressées au milieu des taillis et la stature debout leur donnent l’apparence d’un croisement entre chat et primate.

Le docteur désigne une clairière, où nous trouvons des bancs sous une magnifique pergola en brique, sur laquelle grimpe du lierre aux reflets métalliques. Un léger cliquetis émane de la plante, tandis que ses feuilles s’effleurent et, alors que je m’assois, le lierre continue d’escalader la structure pour former au-dessus de la pergola une statue végétale d’oiseau, aux proportions erronées. Le bec se déforme en un gigantesque fleuret courbé vers le haut. Les ailes tendues de chaque côté se teintent de nuances colorées et fluctuantes. Le bec et le bout des ailes vibrent et émettent un doux murmure, telle une pensée agréable transformée en une délicieuse onde musicale.

— Cet oiseau, je le dessinais souvent, il venait dans mes rèves, petite. Je m’imaginais chasser les papillons dans la jungle, quand cette espèce de colibri géant arrivait et sifflait cette mélodie incroyable.

— Les fragments des songes gravés en vous commencent à s’intriquer avec les miens. Les créatures que nous avons croisées sont aussi issues de mon imagination d’enfant. Comme je vous le disais, nos rèves gardent leurs identités tout en se combinant aux autres pour former un univers relativement cohérent. Vous pourriez ainsi passer toute votre vie dans Morpheus et ne jamais voir le même monde. Il mue constamment.

— Est-il normal que la plupart des « apparitions » viennent de notre enfance ?

— Une grande partie de notre psyché se forge à ces âges et notre expérience onirique tout autant, si ce n’est plus. Nous sommes des machines à rèves, mais la plupart d’entre eux se construisent en fonction de notre vécu d’enfant ; nos désirs juvéniles s’ancrent plus en profondeur que le reste, car ils sont l’expression de notre nature innée et à lors apparition ils trouvent un terrain encore vierge pour se fixer. Notre nature acquise peut changer fondamentalement ce que nous sommes, mais il subsistera toujours des bribes de ce que nous étions à l’origine et elles aiment resurgir dans les rèves, trop étouffées dans notre vie quotidienne pour le faire, en dehors des songes.

— Qu’en est-il de Mr Signol ? Venait-il dans ce « lieu » ?

— C’était un de nos clients, ou dans ce cas l’un de nos patients, devrais-je dire. Il souffrait de troubles du sommeil et était suivi par nos spécialistes. Ce n’était pas un cas inhabituel, juste une personne parmi tant d’autres ne sachant pas ou ne pouvant plus récupérer de la somme de ses soucis.

— Ces analyses sont donc consultables ?

— Oui, sans problèmes, elles sont déjà à votre disposition sur le portail d’échange avec vos services.

— Les autres cas récents de morts suspectes sont-ils aussi vos patients ?

Le docteur hésite un court moment, se concentre sur le colibri fredonnant.

— Écoutez, votre commandant pense certainement que Morpheus est responsable d’une manière ou d’une autre, mais toutes les sécurités ont été étudiées dans les moindres détails. Nous vérifions tout !

— Vous ne répondez pas à ma question, docteur !

— Oui, ces cas faisaient bien partie de nos patients.

— Je veux voir leurs dossiers.

— Ce sera fait, juste le temps de les préparer et vous pourrez les consulter pour l’enquête, avec celui de Mr Signol.

— Merci, je ne cherche à accuser personne, mais nous devons trouver si quelqu’un ou quelque chose provoque cette hausse inhabituelle de cas étranges.

— Je préfère aussi le savoir, si c’est le cas alors il vaut mieux prendre des mesures à temps plutôt que de laisser survenir pires problèmes. Je vous raccompagne ?

Le docteur se lève, déçu que la discussion s’interrompe de cette manière. Le décor se mue en une petite salle blanche, clinquante et munie d’une seule issue, entrebâillée.

— Quand vous souhaitez quitter Morpheus, il suffit de le désirer suffisamment pour aboutir ici et passer cette porte. Si vous n’y arrivez pas, il suffit d’énoncer votre identifiant Octopi. Après vous.

J’approche avec prudence de la sortie et l’ouvre.

Mes paupières clignotent plusieurs fois avant de me permettre une mise au point sur le plafond vitré de la rotonde informatique. Cette sensation d’avoir rêvé en toute conscience me déstabilise, je doute une seconde d’ètre revenue dans la réalité, de ne plus ètre dans Morpheus. Je tourne la tête et découvre le docteur se redressant sur un autre brancard, non loin de moi. L’air est différent, les contours redeviennent nets et l’ambiance perd son aspect cotonneux. Nous nous levons et nous époussetons, machinalement. Le directeur est devenu froid, distant.

— Bien, j’espère que votre visite aura été instructive…

— Oui, merci. J’ai de quoi approfondir mon enquête. Néanmoins, j’aurai surement besoin de revenir ici en cas de questions plus précises.

— Vous trouverez auprès de mon assistante un badge ainsi que le numéro téléphonique des différents représentants de secteur, ils vous accompagneront lors de vos venues. N’hésitez pas à leur demander tous les détails pertinents et s’ils rechignent, faites-le-moi savoir. Vous pouvez garder l’électrode, elle vous servira, je pense.

— Merci, docteur.

Une poignée de main brusque cloture l’entrevue. Le directeur reste gêné par le fait d’avoir abordé le problème des morts suspectes au sein de Morpheus. M’en veut-il d’avoir brisé son rève simulé ? D’avoir ramené la réalité dans une discussion qui lui tient à cœur ? Ou connait-il certains détails gênants, voire des défauts, du système ?

Je remonte le couloir, savoure d’avance la tête de la secrétaire, comprenant que je reviendrai à l’avenir.

 

*

 

Le soleil se couche avec délicatesse sur la cité et caresse le labyrinthe urbain de sa langue lumineuse, virant de l’incandescent au pourpre, annonciateur des pénombres à venir. Je remonte la rue jusqu’à mon appartement et repasse devant l’affiche de Morpheus, une étrange fleur noire y est taguée avec maladresse. Je file chez moi retrouver un semblant de repos. Bien que sans accrocs notables, cette journée me laisse perplexe, que ce soit sur les implications d’un système connectant les rèves de chacun, leur intimité profonde, ou sur les échos émotionnels perçus au long des rencontres. La visite chez Mr Signol, les remarques du commandant et du docteur, la plongée dans Morpheus, ces échos me tiraillent.

Je vais au buffet du salon, l’ouvre et saisis une carafe de whisky, celui qu’Ethan…

Juste un écho !

J’ai l’impression d’ètre enfermée dans une chambre de résonances, mon cœur ne sent plus rien, le cerveau prend le relai, me harcèle sans fin.

Une rasade, juste une…

Je m’installe dans le canapé, un verre à la main, repense au rève proposé par le docteur. Quelles sensations ! La bouffée de bonheur ressentie m’a ramené un court temps dans un état oublié depuis la mort d’Ethan. Impossible de m’en détacher, ma culpabilité me hante sans cesse, se rappelle à moi à tout moment de la journée, quoi que je fasse. Un précipice se creuse entre ma vie et le reste de l’univers, me laisse dériver dans une bulle terne, une fine pellicule de dépit et de résignation me sépare du néant.

Tu dois t’en sortir !

Une nécessaire conscience de la réalité, trop faible en mon ètre pour me hisser et me porter à nouveau dans la vie. Comment faire ? Où trouver la force ? La situation parait inéluctable et prévisible dans sa résolution, comme lorsqu’un animal est paralysé par les phares d’une voiture.

Une rasade, juste une, de quoi faire évaporer mes soucis…

Ce monde onirique m’attire, me montre peut-ètre une voie à suivre pour trouver cette force manquante, le coup de pouce nécessaire à un nouveau départ. Néanmoins, la réaction du docteur m’intrigue, sait-il plus qu’il n’en dit ou n’est-il pas si sûr de l’innocuité de son invention ? Les Octopis sont effectivement peu enclins au piratage, de par leur conception ainsi que par la relative simplicité de leur fabrication. Les rares cas ont démontré une absence de soin et de mise à jour de la part des utilisateurs concernés. Mais qu’en est-il d’un réseau du rève ? Qu’en est-il d’un rève, immense et englobant tous les fragments de songes déjà achevés ou à venir ainsi que les particules de constructions psychiques et neurologiques amenant les individus à se transformer en machine à rèves, la nuit venue ? La société progresse tellement par le biais de la technologie : un songe à l’échelle de l’humanité ! Et personne ne sait où cela nous mène. Que cette direction nous aiguille vers l’enfer ou le paradis, un rève restera un rève ; de même les souvenirs d’un ètre disparu ne me rendront pas celui que j’aimais, aime toujours. Cette conviction s’acharne en moi pour me laisser indécise, hésitante à franchir le cap de m’oublier dans un rève où se ressasse sans doute mon chaos personnel et le vide semé dans ma poitrine.

Une dernière rasade, de quoi étouffer le peu de perceptions restantes, de quoi tuer mes atermoiements…

De quoi te perdre…

Ma main glisse et la boite contenant l’électrode tombe sur le tapis. Je me penche et la récupère, l’observe tel un faucon doutant de la nature de la proie aperçue au loin. Cette fois, le docteur ne m’accompagnera pas et je serai seule face à mon rève. Je soupèse une dernière fois mes remords et soupçons, colle l’électrode, m’allonge sur le canapé, ferme les yeux et attends que mon sommeil lance automatiquement cette ultime bouée.

Le néant m’accueille.

Ma vision discerne des ombres dans la noirceur, des éclats lumineux résiduels. Je retrouve ce monde étrange où les limites et les arêtes se délitent. L’alcool créé à peine mieux certains soirs. Je me relève et comprends que les lumières proviennent en fait d’anciens lampadaires à gaz ; les pavés glissants me rappellent que rien n’est acquis, y compris dans un rève. Une allée lugubre entre deux immeubles, des détritus s’amoncèlent aux abords des murs. Ce rève ne m’apparait pas si dérangeant que cela finalement, juste inhospitalier. Je sors rapidement de l’impasse et émerge dans un environnement étonnant, les lampadaires en bronze sont recouverts d’une mousse floconneuse et carmin qui éclate par moment en spasmes timides, de légers blops, à la fois sonores et visuels. Ces éructations émettent suffisamment de lumière pour altérer la couleur de l’éclairage, passant ainsi d’un jaune pâle à des teintes plus chaudes et changeantes. Les immeubles en bois se parent de fuchsia, d’émeraude, de vermeil, les pastels chatoyants migrent vers un moiré qui s’assombrit à mesure de leurs noyades dans les ténèbres. Un contraste étrange s’installe entre ces lumières colorées et les alentours, sinistres. Toutes les habitations fluctuent dans leurs dimensions et positions, tandis que le regard remonte le long des boiseries ternies de leurs ouvrants. Des gargouilles me surveillent, du haut de leurs perchoirs. Chacune possède une apparence propre, des copies d’humains difformes, tout en marbrures, éclats de granite taillés ou fragments d’olivine brute.

— Bonsoir, petite dame, saviez-vous l’endroit mal choisi ou ce choix maladroit vous a saisi ?

— Pardon ?

Une gargouille se tourne vers ses comparses.

— La petite questionne, s’étonne, mais ne sait point le coin déroutant, n’est-ce pas ?

— Qu’êtes-vous ? Où suis-je ?

Les rangées d’yeux rouges se dilatent et me scrutent.

— Que sommes-nous, et vous, qu’êtes-vous ? Vous rèvez et ne songez point l’instant opportun pour de la bienséance, un brin indélicate et opiniâtre, mais point polie notre dame se présente-t-elle à nous.

Aurélie observe les différentes gargouilles, décontenancée.

— Oh… Pardon… je m’appelle Aurélie.

— Voilà plus juste présentailles envers de simples ouailles, de pierre sommes-nous, piètres gargouilles nous appelez-vous, de vos affect et intellect venons-nous. Nous autres, pensées en échos, fragments d’égo, formons l’ensemble du somme qui vous occupe.

— Vous êtes… mes pensées ?

— Soit, de votre inconscient sommes-nous éructées, point surprises de l’emprise de vos échecs sur votre esprit.

— Mes échecs ?

— Certes, erreurs et malheurs s’opposent à espoir et revoir.

— Et ? Vous croyez que cela m’amuse ? Me fait rire ? Vous pensez faire mieux peut-ètre, à rester perchées bêtement sur ce rebord et me toiser ?

Les gargouilles se décalent pour laisser passer une explosion de couleur, l’une d’entre elles ne sait l’éviter et s’évapore dans les ténèbres, au-dessus de l’immeuble.

Je me penche vers un pavé détaché de la route et le lance sur un groupe de gargouilles, qui disparaissent de concert dans le néant. Les autres créatures se mettent à hurler un simple prénom, en une boucle criarde et discordante. Elles se liquéfient en une brume sombre et lugubre, se remodèlent en une seule créature étrange, tissée de fumées anthracite. Elle s’approche de moi, avec lenteur, je reste tétanisée tandis qu’elle tend une main impalpable vers la mienne et qu’une douleur fulgurante traverse mon poignet à son contact. Le cri s’intensifie, le son déformé d’« Ethan » se répercute sans fin dans les environs et rebondit jusqu’à moi, tels des chocs sonores, distinguables par un subtil changement de consistance de l’air. À mesure que les cris percent mes tympans, les mousses les accompagnent en un concerto de contrastes, le visuel rejoint l’auditif en une saturation des sens. Je pose les mains sur les oreilles et ferme les yeux, une vague blanche assourdissante m’envahit et je sombre, me perds en moi. Le prénom résonne toujours, m’encombre de sa colère et d’une miette d’amour, fragile, indiscernable au milieu de tant d’émotions négatives et nocives. Ce qui me reste de pensée consciente tournoie dans le néant, tourbillonne dans le vide et le froid de mes sentiments véritables, enchâssés dans ce marasme circulaire, encastrés dans cette horrible gangue.

— Madame ?

Je sursaute, m’aperçois de la fin de mon supplice tout en étant encore sous le choc. Le timbre aigu des gargouilles s’éteint progressivement et libère mon esprit.

— Madame !

— Hein ?

Je me rends compte de la femme présente à mes côtés, grande et jeune, de longues tresses tombent sur ses épaules. Je tourne la tête et découvre que je suis allongée au sol, au milieu d’une place ensoleillée, de nombreux passants me dévisagent.

— Où sommes-nous ?

— Vous êtes là où votre inconscient vous emmène, comme nous tous. Mais ça ressemble à Rome. Enfin, je crois.

— Vous rèvez aussi ?

— Mieux que vous, de toute évidence. Permettez-moi de vous aider.

La jeune femme me prend par les bras et m’aide à me relever. Les bâtiments aux tons ocre nous entourent, quelques pigeons se baladent entre les touristes à la recherche de vestiges de repas.

— Je suis déjà venue ici, il y a longtemps.

— Avec votre amour surement, ce n’est pas une ville à visiter seule.

Je lâche son bras brusquement. À ma réaction, mon interlocutrice comprend sa gaffe.

— Excusez-moi, je ne voulais pas…

— Ce n’est pas grave, comment vous appelez-vous ?

— Léa, et vous ?

— Aurélie. Merci de m’avoir aidée, je n’étais pas… au mieux.

— De rien. C’est plutôt étonnant comme lieu, pour le moins dépaysant.

— Je trouve aussi. Vous rêviez de Rome ?

— Non, je me suis retrouvé ici d’un coup, avec vous à terre, en train de gémir. Vous deviez faire un sale rève. On dirait que Morpheus n’est pas si accueillant que ça, finalement…

— J’ai dû revenir d’une façon ou d’une autre dans un endroit plus stable pour moi.

— Qui sait, peut-ètre un signe ? En tout cas je prends ça pour un compliment !

Le regard pénétrant de Léa me prend au dépourvu. Elle parait intense et possède des traits agréables, légèrement négligée dans sa tenue et son apparence.

— Vous avez une idée sur le reste de la marche à suivre ? Je suis un peu déboussolée.

— Et si nous mangions ?

Je l’observe, ne sachant comment gérer la situation, hésitante sur ses intentions. La jeune femme essaye ouvertement de me charmer, mais je ne sens rien, ni plaisir, ni remords.

— Ne me regardez pas comme ça, je veux juste vous proposer un restaurant, ils doivent tous ètre bons dans un rève, non ?

Son sourire achève de me convaincre.

— Et si vous esquissez un sourire, j’aurai gagné ma nuit.

Je me retiens, mais ne peux m’empêcher de plisser les coins de la bouche en un sourire poli.

— Vous devriez dresser des tigres, ils seraient conquis. Avec moi, ce sera plus difficile.

— Je ne m’avoue jamais vaincu. Allons-y, les tigres vont tout dévorer.

À mesure que nous traversons la place, le soleil décrit sa parabole vers l’horizon en accéléré et décore les lieux de tentures colorées et éclatantes, encadrant notre duo tandis que nous passons les portes d’un restaurant.

À peine avons-nous franchi l’entrée que nous sommes attablés près d’un feu de bois utilisé pour la cuisine. De drôles de lucioles parcourent le restaurant en tout sens, vibrant à proximité des clients et des serveurs. Elles laissent flotter une douce mélodie dans les airs ; un bienètre soudain m’envahit tandis que Léa me verse un apéritif. Elle est agréable, soucieuse de ne pas me froisser. Je vis ce moment sans tout à fait le saisir à pleines mains, malgré cette délicate sensation d’équilibre, l’impression d’ètre enfin moi-même.

— Vous devriez gouter le vin, il est fabuleux. Que faites-vous dans la vie ?

Léa me fixe d’un œil tout à la fois curieux, amusé, mais néanmoins sérieux.

— Inspectrice de police. Si vous m’expliquiez plutôt ce que vous, vous faites dans la vie ?

— On discerne la policière cherchant à reprendre l’initiative !

Elle rit de son espièglerie, me soustrait encore un sourire poli. Elle fixe un instant mon poignet, qui arbore, à ma grande stupeur, un tatouage de fleur noir, encore simple filigrane. Elle passe un doigt délicatement sur le dessin, comme pour en effacer le souvenir.

— Quelle est cette fleur ? Je l’ai déjà aperçue ailleurs… Un coquelicot peut-ètre ? Mais noir ?

Une sensation bizarre s’empare de ma concentration. Elle continue de parler, mais aucun son ne semble sortir de ces lèvres, ou je ne suis plus apte à l’entendre. Un tourbillon m’emporte, je suis prise en tenaille par la chaleur du lieu et une sensation extérieure, douce, mais étrangère. Ma tête pivote, je ne vois plus le restaurant et Léa qu’au travers d’un prisme troublé, devenant plus opaque à mesure que ma vision se voile. Rideau noir. Je me sens tomber dans le vide. Ma perception se stabilise et j’émerge de ce rève sur mon canapé, le chat quémandeur de la veille me lèche le visage. Un rideau bat au vent, la fenètre est encore restée ouverte. Il me regarde, miaule et réclame de nouveau sa pitance.

Merci…

Mon poignet me gratte.

 

*

 

La journée suivante me trouve à Paris, rue Molitor, dans le centre du sommeil fréquenté par Mr Signol. L’endroit est bondé. Tout type d’individus arpentent l’établissement : habitants aisés d’Auteuil, ouvriers des nouveaux docks de Boulogne, jeunes cadres d’entreprises cotées sises quelques rues plus loin. Des rangées de fauteuils molletonnés et inclinables s’alignent entre les murs des locaux sur trois étages.

J’observe cette effervescence pendant plusieurs minutes. Tout semble sous contrôle, la vigilance du personnel écarte le vol ou toute possibilité d’agression, même discrète. Une fois installés, les clients passent aussitôt à la plongée et ceux ayant fini ne s’attardent pas, poussés cordialement vers la sortie par quelque surveillant zélé ; plusieurs employés déambulent régulièrement dans les allées afin de prévenir tout problème.

Je traverse la zone accessible au public et entre dans la partie informatique, séparée de la salle principale par des glaces sans tain, ainsi les évènements peuvent aussi ètre surveillés d’ici. Des moniteurs montrent les salles sous différents angles, une interface tourne en parallèle sur l’écran pour analyser les signes de déviations des comportements et avertir le personnel.

Rien à signaler, dirait-on. Je monte au dernier étage, réservé aux patients atteints de troubles du repos ou de pathologies nécessitant des cures de sommeil. Je sors de l’ascenseur et trouve le directeur, fidèle à l’image austère affichée sur leur site, attendant à l’accueil, en pleine discussion avec l’infirmière d’astreinte.

À mon arrivée, ils se taisent et l’homme, peu avenant, vient à ma rencontre.

— Madame Moreau ? Je suis Franck Salieu, responsable du centre du sommeil. Je vous attendais.

— Bonjour, Mr Salieu. Le docteur Nott vous a-t-il expliqué les détails de l’affaire qui m’amène ici ?

— Oui, en tout cas ce qu’il estimait nécessaire. À vous de me dire ce que vous cherchez précisément. Mais d’abord, permettez-moi de vous emmener dans notre salle de conférence, ce sera plus discret pour le sujet que nous devons aborder.

Quelques pas nous amènent dans une grande salle de conférence aux murs boisés et équipée d’un gigantesque socle central pour hologramme. J’en fais le tour, intriguée.

— À quoi vous sert l’hologramme ?

— Le plus simple est de vous montrer.

Salieu permute une commande incrustée dans l’immense table en chêne massif qui ceinture une partie de l’hologramme, le reste étant un moniteur de surveillance. Le socle vibre et l’air s’empourpre un instant dans la lumière tamisée de la salle, avant de générer un globe terrestre translucide allant jusqu’au plafond. De minuscules taches de différentes couleurs apparaissent sur la pâle surface bleuâtre, certaines dans le vide autour. Les lumières de la projection illuminent les murs et se reflètent sur nous.

— Ce que vous voyez est la représentation en temps réel de Morpheus, du monde construit par les rèveurs. Malgré le fait que les songes ne soient pas systématiquement rattachés aux autres et parce que certains peuvent se compléter en partie, les dormeurs ont recréé notre Terre via Morpheus, à quelques détails près. Ainsi, un Chinois rève la plupart du temps dans une représentation de la Chine, même s’il n’en rève pas à proprement parler. Nos inconscients pointent toujours notre position, même si elle imaginée. C’est une des découvertes étonnantes faites par le docteur Nott lors des travaux préliminaires, notre conscience continue à nous ancrer dans le réel, même quand notre inconscient prend la main. Mais ce n’est pas systématiquement le cas, si l’emprise de votre inconscient est suffisante vous pouvez rèver dans un monde autonome sans attache au reste de Morpheus bien qu’en faisant partie, comme une sorte de bulle.

— Vous voulez dire que si je me connecte vous sauriez me situer à peu près là ?

J’hésite un instant avant de pointer mon doigt sur ce qui tient lieu de région parisienne. Les lumières forment un détourage naturel dû aux contrastes démographiques de la région. Les couleurs changent à mesure que je fixe la zone et tente de dénombrer les connexions. Peine perdue.

— Oui, si vous rèvez de cette zone le plus souvent. Le système montre l’endroit dont vous rèvez, pas celui où vous êtes en train de dormir.

— Le contraire serait illégal. Que signifient les couleurs ?

— Ce sont différents attributs qui nous permettent de filtrer les connexions en fonction de ce que nous souhaitons visualiser. Par exemple si je garde uniquement les points bleus, comme ceci…

Salieu interagit avec l’interface du moniteur et seules les marques bleues persistent, moins nombreuses et concentrées principalement sur Paris et sa banlieue. Le globe zoome automatiquement sur cette zone, focalisant le maximum de points dans le champ affiché à nos yeux.

— … vous ne visualisez que les personnes actuellement connectées dans cet immeuble. Vous constaterez sans peine que la plupart rèvent à proximité de leurs habitudes, c’est ce que nous vérifions chez la plupart des dormeurs. Il y en a par, parfois, qui peuvent se retrouver très loin, par exemple le dernier en date visitait Proxima du Centaure, surement un fan de science-fiction ou un astrophysicien.

Je fais le tour du globe, distingue un point lumineux dans les profondeurs de cette quasi-sphère.

— Il y en a un sous la surface !

— Chacun rève aussi en fonction de ce qui constitue sa vie, ainsi nous pouvons trouver des spéléologues, des géologues, que sais-je encore ?

Le responsable alterne différents modes d’affichage : sexe, genre, age, songes selon leurs degrés de plaisir, ou de déplaisir, durée du sommeil ; ainsi de suite jusqu’à montrer des points plus ou moins vermeils, voir noirs.

— Ce que vous voyez est le profil de Mr Signol, la couleur est pondérée suivant la qualité de ses rèves, la nuance foncée montre qu’il souffrait de troubles et qu’ils s’aggravaient, laissant ainsi des points de plus en plus sombres.

— Pouvez-vous afficher uniquement le plus récent ? Ce sera le plus sombre, je suppose ?

— Normalement, oui.

Salieu s’opère et un seul point reste, noir d’encre au milieu du globe bleuté.

— En effet, c’est bien le plus sombre. Des rèves aussi difficiles sont rares, même chez les mauvais dormeurs.

— C’est dans un quartier abandonné. Cela signifie donc que son dernier songe s’est déroulé là-bas. Maintenant est-ce que vous sauriez faire le tri parmi les différents lieux en ne laissant que ceux ayant le plus d’itérations ?

— Oui, sans problèmes. Je mets en nuances de jaune les lieux triés par le nombre de fois où le patient les a rêvés.

Le globe scintille le temps d’une respiration et clignote ces détails jaunâtres.

— Très bien. Ensuite, superposez un second filtre de points en fonction de l’aggravation de son état de sommeil, en nuance de bleu.

L’affichage oscille une seconde fois, laissant un nuage jaune et bleu. Je m’approche de la zone affichée et réfléchis un instant.

— Intéressant.

— Qu’avez-vous trouvé ?

— Ici, il y a un point vert foncé au même endroit que son dernier rève ; cela implique une superposition en grand nombre de points jaunes et de points bleus, la nuance très prononcée montre que non seulement c’est une occurrence de rève régulière, mais qu’elle est aussi liée à l’aggravation de ses problèmes. Vous pouvez zoomer sur cet endroit ?

— C’est effectivement dans une ancienne zone de bureaux, il n’y a quasiment plus rien là-bas. Je ne suis même pas sûr qu’il reste ame qui vive.

— Pouvez-vous vérifier les autres profils que le Dr Nott a dû vous envoyer ?

— Bien sûr.

À chaque vérification, une goutte de certitude dissout mes doutes, chaque victime a vu ses troubles s’accentuer en un épicentre situé dans cette zone abandonnée, sans aucune exception.

— Bien, nous avons fait le tour, je pense.

Salieu me regarde, les yeux vides d’intérêt pour la conversation.

— Dans ce cas, vous ne voyez pas d’obligation à ce que je vous laisse poursuivre votre enquête ?

Comprenant la requête sous-entendue, je le salue et repasse devant la salle principale. Pourquoi Mr Signol et les autres victimes se rendaient-ils en rève dans un quartier désaffecté ? Que lui manquait-il ? Le trouvait-il là-bas ? Après avoir franchi le seuil de l’immeuble d’un pas vif et descendu les quelques marches vers le trottoir, un homme agé me rentre dedans. Il me fixe, le regard noir et chargé de menaces. Une odeur entêtante d’alcool envahit les lieux. Une de ses mains se pose sur mon bras et m’agrippe avec force.

— Vous savez ce que ça fait de visiter ses propres ténèbres, hein ? Je parie que vous ne le savez pas. Vous êtes comme tous ces pantins qui ressassent en boucle leur petite vie étriquée en se connectant à leur médiocrité. Méfiez-vous de ce que vous avez en vous, MÉFIEZ-VOUS !

— Lâchez-moi !

Je me débats, mais sa main enferme mon bras dans un étau. Le vieillard vocifère crescendo une diatribe sans queue ni tête. Soudain, il me plaque contre lui, ses yeux fouillent les miens à bout portant, son haleine fétide me donne la nausée.

— Vous ne savez rien sur les profondeurs de nos ètres, vous n’êtes rien, une poupée immobile et vide, creuse à en vomir. Une plongée dans un rève n’est rien par rapport à l’effleurement d’un cauchemar ; en nous se tient un combat éternel contre notre face obscure, depuis le début des temps et c’est ce qui causera notre fin ! Il vous trouvera aussi ! Je réussirai là où vous échouerez tous ! Vous me dégoutez !

Tandis que mon agresseur relâche sa prise et s’en va en hurlant de plus belle, je constate son poignet marbré de fines cicatrices, au même endroit que celui de Mr Signol, à l’endroit qui me démange à chaque instant. Je mets un court moment à reprendre mes esprits, choquée par tant de rage et de haine mêlée. Le discours du vieil homme ressemble aux vitupérations habituelles des fous sillonnant la rue, mais celui-ci résonne de manière étrange.

Rien que des échos.

 

*

 

Les quais s’effritent en silence dans le canal de l’Ourcq, quelques mouettes criardes s’agglutinent sur les bords en partie effondrés, prospectant d’éventuelles victuailles. La pente de la berge bétonnée remonte doucement jusqu’à la rue recherchée. C’est ici, dans ce bloc d’immeuble aux façades décrépies, juste avant l’entrée de Pantin. Il se fait tard, le crépuscule tombe sur le quartier, abandonné depuis belle lurette, ne reste que les marginaux et les affaires troubles de la cité préférant les endroits discrets et peu fréquentés. Quelques clubs et boites de nuit en ont profité pour s’installer sans risquer de déranger les alentours ou d’attirer mes semblables.

Je fouille du regard les environs, à la recherche d’indices, de passants à questionner, peine perdue. Je contourne l’angle de la rue et déniche une indication placardée sur les restes d’une station de tramway désaffectée : une fleur de pavot noir, peinte au pochoir sur un morceau de carton plastifié. Malgré son abandon et le manque d’entretien, le secteur n’est pas dénué de charme. Seule l’absence de vie rend l’endroit étrange, tel un spectre de ville.

L’interface policière émet un avertissement, simple clignotement transmis par mon Octopi vers un coin de mon champ de vision. J’y réponds aussitôt.

— Inspectrice 154-17, Aurélie Moreau.

L’avatar numérique apparait avec le reste de l’interface.

— Bonsoir, inspectrice. Je me dois de vous signaler que vous êtes actuellement dans une zone à risque, non couverte en totalité par le système de surveillance de la police.

— Je sais, c’est pour mon enquête en cours, qu’avez-vous à me dire sur les lieux ?

— Un instant, s’il vous plait.

Sa phrase à peine terminée, l’IA reprend la parole.

— Bien, nous avons eu de nombreuses requêtes ces dernières années pour des délits plus ou moins graves dans le périmètre. C’est une zone d’entreprises désertée par leurs propriétaires, qui ont préféré migrer leurs activités à proximité des nouveaux docks automatiques. Quelques établissements plus ou moins honnêtes ont saisi l’opportunité pour racheter des terrains et des locaux à bas prix. La ville ne souhaite pas s’occuper de cette zone et a jugé pertinent, stratégique devrais-je dire, de laisser une certaine frange de la société élire domicile ici. D’une pour les repérer plus facilement et de deux pour nettoyer le reste de la cité de leur présence.

— J’ai vu un panneau avec une fleur de pavot, ça doit indiquer le club que je recherche, dans ce pâté d’immeuble, tu peux vérifier ?

— Oui, il existe un club du Pavot Noir, dans la liste des établissements officiels, plusieurs contrôles de police ont eu lieu de manière infructueuse, ce club est considéré comme relativement honnête.

— Relativement ?

— Un club n’est pas responsable de la moralité de ceux le fréquentant. Nous avons donc l’œil dessus, malgré tout.

— À qui appartient-il ?

— À une certaine Margot Elpis, dite « Madame Margot ». Casier vierge, aucun indice suspect sur son dossier, une tenancière sans reproche. Elle a déjà géré d’autres établissements n’ayant pas non plus levé de problèmes. En tout cas, rien n’apparait dans le système.

— De quand date son ouverture ?

— D’environ 8 mois.

— Donc en même temps que le lancement public de Morpheus ?

— Oui, à quelques jours près.

Une coïncidence en appelle une suivante.

— Peux-tu mettre le club et « Madame » Margot sous surveillance et m’avertir en cas d’informations importantes ?

— Biens sur. Je vous contacte si je trouve quelque chose. Pour info, le rapport toxicologique de Mr Signol est arrivé : négatif.

Ainsi ce n’est pas un suicide. Mais comment la mort est-elle survenue ?

Au moment de consulter le rapport d’analyse, j’entends au loin une porte qui s’ouvre, des rires, ainsi que de légères vibrations, le club doit se situer à proximité. J’avise un autre panneau à la fleur noire, plus loin dans la rue, devine le début d’une allée au pied de l’indication. Je tourne prudemment et vois, au fond de l’allée, un groupe de fêtards en train de sortir pour vapoter, devant un vigile dont le visage reflète bien l’essence de son métier. La porte à demi ouverte laisse passer le son répétitif d’une musique électronique lancinante. Je m’approche du colosse, les vapoteurs me regardent du coin de l’œil tout en continuant leur discussion.

— Bonsoir, c’est quoi comme club, ici ?

— Club du Pavot Noir.

Le molosse a craché sa réponse comme allant de soi et se suffisant à elle-même. Ça ne va pas ètre facile, autant faire au plus simple. Je montre ma carte de police au vigile, qui lève les yeux au ciel.

— C’est pas vrai, bordel, vous pouvez pas nous laisser tranquilles ? Il n’y a jamais rien eu d’illégal ici ! Vous n’avez rien trouvé les dernières fois, c’est juste un club tranquille pour des gens qui veulent passer une soirée peinarde entre eux. Pas vrai, les gars ?

Le vigile se tourne vers le groupe de noctambules, qui approuvent aussitôt.

— Il n’y a rien ici, m’dame, c’est réglo comme endroit, peuvent pas tous en dire autant dans le coin.

— Je sais, ce n’est pas forcément le club qui m’intéresse, plutôt les personnes le fréquentant. Vous avez remarqué des clients ou évènements étranges ces derniers temps ?

— Euh… non. La plupart sont des habitués, c’est souvent assez calme, on vient juste boire un verre et danser. L’ambiance est plutôt feutrée, ceux qui cherchent la bagarre viennent pas trop dans ce club.

— Reconnaissez-vous ces personnes ?

Je tends une copie des photos de chaque victime. Les vapoteurs opinent de la tête, négatifs. Je reviens au sbire de faction.

— Bien, merci, je vais aller voir à l’intérieur. Vous savez où je peux trouver la patronne ?

Le vigile se renfrogne.

— Oui, mais ça va pas lui plaire. Elle aime pas ètre dérangée quand elle fait les comptes. Elle est à l’étage, vous pouvez monter par l’escalier au milieu de la salle. En haut, la grande porte, c’est là.

Je pénètre dans l’établissement, une délicate senteur parfumée hante les lieux, les noceurs se lovent dans des banquettes en velours grenat, tandis qu’une poignée de danseurs suent leur plaisir sur une piste centrale. Des structures d’éclairage en laiton poli encadrent les banquettes et se rejoignent à travers la salle, tout en arabesques, apportant comme annoncé une ambiance douce et feutrée. J’inspecte la salle et analyse en toute discrétion les tablées ainsi que la piste. Rien d’anormal, juste des citoyens qui s’amusent, boivent, mangent ou dansent.

Je décide de monter à l’étage, me retrouve devant une porte énorme taillée dans un assemblage de bloc de corne et d’ivoire mélangé, représentant des créatures imaginaires, certaines agréables, d’autres à l’apparence torturée. Les panneaux semblent se faire face ; le plaisir s’oppose au déplaisir. La porte est entrouverte. Je passe la tête à l’intérieur, découvre un bureau et une femme entre deux espoirs, installée dans un fauteuil. Elle est plongée dans ce qui parait ètre des livres de compte. L’endroit est simple, fonctionnel, quelques décorations exotiques viennent égayer cet endroit suffisamment bien insonorisé pour que la musique de la salle ne soit plus qu’une légère sensation vibratoire, un bruit de fond dissous. Un gigantesque miroir au cadre doré trône sur le mur du fond, me laisse voir un instant mon reflet.

Fatiguée. À bout…

Le terme s’impose à moi en une réalité brutale.

— Bonsoir ?

Je sursaute, un moment perdue dans mon clone diaphane. Je me reprends et m’avance dans la pièce, montre à nouveau ma carte.

— Excusez-moi, je suis l’inspectrice Moreau, êtes-vous Margot Elpis ?

— C’est moi-même, que voulez-vous ?

Madame Margot m’observe avec circonspection, ses cheveux courts teintés de pourpre profond lui donnent une autorité certaine, renforcée par les traits réguliers et stricts de son visage.

— Vous poser quelques questions relatives à des morts suspectes.

— Très bien, j’en avais justement assez de mettre à jour les comptes. Tenir des clubs n’est pas aussi excitant que beaucoup se l’imaginent, il faut surtout aimer les chiffres. Les positifs, de préférence. Asseyez-vous, je vous en prie.

Margot indique du geste un des fauteuils en vis-à-vis du sien. Je m’y installe en douceur, surveillant mon interlocutrice.

— En quoi puis-je vous aider ?

— J’aimerais savoir si ces personnes sont déjà passées ici, simple vérification.

Je lui tends les photos, qu’elle observe un bref instant avant de lancer une vérification avec son Octopi, révélé par de légers, mais brusques, mouvements des yeux.

— Désolé, cela ne me dit rien, la plupart de mes clients sont des habitués, mais je ne les fréquente guère. La vie nocturne ne m’intéresse pas à ce point. Je me suis permis de scanner les photos pour vérifier sur notre système de sécurité. De toute évidence, ces gens n’ont jamais mis les pieds dans mon club. Comment vos pas vous ont-ils menés jusqu’ici ?

— Des indices m’incitent à penser que les victimes fréquentaient le quartier. Avez-vous eu récemment des clients étranges ou vous ayant causé des ennuis ?

— Non, pas particulièrement. Juste quelques disputes entre amis. Comme vous avez pu le constater dans la salle, nous faisons plutôt dans le genre paisible au club du Pavot Noir.

— Il y a-t-il dans le club des moyens de connexion à Morpheus ?

— Oui, quelques-uns, peu utilisés néanmoins. Ils sont uniquement prisés par les noceurs qui veulent récupérer un peu dans le but de prolonger leur soirée. Des connexions ponctuelles et de courtes durées, donc.

Les victimes ne devaient pas rèver de ce lieu pour rien, à moins que…

— Ces personnes rêvaient de votre club, est-il possible que d’autres clients en fassent autant ?

— Oui, moi la première. Je dois surement passer trop de temps ici. Tant que je ne rève pas de livres de compte… Dans tous les cas, mon établissement existe aussi dans le rève, je le fréquente et nous avons des soirées étonnantes, le lieu change du tout au tout, chaque nuit. Vous devriez y faire un tour, c’est étonnant.

— Volontiers. Par simple curiosité, pourquoi le pavot noir ?

Margot se détend et s’enfonce dans son fauteuil, regarde un instant le plafond avant de revenir vers moi.

— C’est un symbole intéressant, le pavot. Fleur du mystère, du cycle de la vie, elle peut nous apporter le repos et la renaissance, mais au travers de la mort. Elle ne donne qu’après avoir pris. Je trouve que c’est une belle métaphore de la vie, car elle aussi nous prendra toujours quelque chose. Qu’en pensez-vous ?

Un frisson de gêne parcourt mes nerfs. Elpis me dévisage avec intensité, sans malveillance, juste de la curiosité.

— Je le crois aussi, mais quand nous donne-t-elle quelque chose sans vouloir le reprendre ?

— En chaque instant, par les possibilités infinies qu’elle nous offre. Nous pouvons nous recréer à volonté, à condition de le vouloir et de nous affranchir de ce qui nous enchaine à notre condition.

— Faut-il encore le pouvoir. Pensez-vous qu’un système comme Morpheus puisse y parvenir ?

Elle se redresse et son ton monte d’un cran.

— Morpheus est une fumisterie, il ne faut pas vouloir contrôler nos rèves, c’est souvent leur brutalité et leur sincérité qui nous éveillent. Hypnos croit pouvoir aider les gens de cette façon, mais ce ne sera, au mieux, qu’un secours de façade, il faut traiter nos problèmes en les prenant à bras-le-corps, pas en les regardant de loin comme des bêtes apprivoisées.

— Ces personnes que vous avez vues en photo, pensez-vous qu’elles auraient pu éviter cette fin si Morpheus fonctionnait comme vous le souhaitez ?

Ses épaules s’affaissent, un fin soupir s’échappe de sa bouche.

— Je ne sais pas s’ils auraient pu l’éviter, mais Morpheus fait fausse route, j’en suis persuadé. Il faut aborder le problème différemment. Sans contrôles, les rèves peuvent s’avérer dangereux, c’est vrai, mais il suffit d’accompagner les gens, il n’est pas question de les laisser se dépatouiller tout seul de leurs problèmes. Hypnos veut que leurs patients puissent s’en sortir sans recevoir d’appui digne de ce nom, comme si un système quelconque pouvait ètre efficace par lui-même. Ce n’est pas leur suivi de pacotille qui y arrivera. Il est question de la psychologie des gens, pas de leur donner des tickets de cinéma pour un film avec trop d’effets spéciaux.

— Avez-vous déjà tenté en pratique quoi que ce soit ?

Mme Margot me fusille du regard et son livre de compte se referme d’un coup sec.

— Écoutez-moi bien inspectrice, je ne ferai jamais de mal à quiconque, même pour prouver que j’ai raison.

— Dans ce cas, vous ne verrez pas d’objection à me donner toutes les données de surveillance de votre club ?

— Elles sont à vous. Sur ce, excusez-moi, mais je dois reprendre ce fastidieux travail. Au revoir, inspectrice.

Je la salue alors qu’elle se remet à ses comptes, redescends et décide de m’incruster pour surveiller plus en détail les activités du club. Madame Margot doit savoir quelque chose et a une dent contre l’œuvre de Nott, mais ne parait pas vouloir créer de problèmes. Quel serait son mobile ? Si ses actions entrainent des morts, cela discréditerait tout ce qu’elle prétend vouloir défendre : aider autrui par des rèves sans contrôles. Cela appuierait au contraire les choix d’Hypnos et n’a pas de sens.

Je m’installe à une table au coin de la salle et commande un soda frais, cette place me permet de voir tout le monde sans attirer l’attention. Le pavot est présent à chaque instant de cette enquête et doit représenter quelque chose. Qu’en est-il de Léa ? Je ne peux m’empêcher de penser à son arrivée fortuite au moment où je sors de mon cauchemar et émerge dans un endroit qui m’est cher. Rome est un lointain souvenir, certes mémorable, mais ancré dans un passé devenu douloureux. Je ne voulais pas m’en rappeler, pas comme ça. Comment aurait-elle pu le savoir, le soupçonner ? Et pourquoi cette question sur cette étrange fleur noire apparut sur mon poignet durant mon rève ? Ce tatouage qui se retrouve en lien de chaque détail de l’enquête, symbole qui sert d’enseigne au club de Madame Margot ? Ce club, ou sa propriétaire, détient l’élément manquant de l’affaire, celui que je dois trouver pour avancer.

Les heures passent à observer la clientèle, des personnes de tous âges, sans signe particulier, de simples citoyens venus s’amuser. Vers le milieu de la soirée Mme Margot descend l’escalier et avertit un serveur qu’elle doit s’absenter pour une bonne heure. C’est le moment ou jamais, le commandant me le reprochera si cela se sait, mais au point où j’en suis…

J’attends que le serveur aille dans le fond de la salle pour pénétrer dans la partie réservée aux box Morpheus. Au fond de la pièce, un paravent asiatique en papier dissimule une porte, similaire en tout point à celle du bureau de Mme Margot. Un écriteau « réservé au personnel » est accroché à la porte, ainsi que le logo à la fleur noire du club. Pourquoi une porte aussi ouvragée pour une simple zone de service ?

La porte est verrouillée.

— Et si…

… la porte qui m’intéresse n’est pas du bon côté de la réalité ? Mme Margot a dit qu’elle en aurait pour un moment, je devrais pouvoir vérifier ma théorie avant qu’elle ne revienne.

Je tire un fauteuil derrière le paravent et le tourne de façon à ce qu’un employé ne me voie pas en venant ici. Reste à espérer qu’ils n’ont pas besoin de venir chercher des fournitures dans ce qui n’est peut-ètre qu’un cagibi. Je m’installe le plus confortablement possible puis appose l’électrode de connexion sur une de mes tempes et plonge.

J’arrive dans la version onirique du club, retourne dans la salle principale afin de surveiller ce qu’il s’y passe. Ma vision est trouble, je devine plus que ne voit. Les murs bougent légèrement, le sol parait incertain, l’apparence du lieu n’a pas l’air d’avoir changé, juste d’ètre diffusée au travers d’un cristal translucide. Je reviens à la porte de service, la lumière diffuse se reflète sur l’ivoire et la corne. Oreille collée au panneau, je n’entends rien, pas même une simple discussion, il n’y a peut-ètre derrière que des ramettes de papier imaginaires.

J’ouvre la porte, franchis le seuil et me retrouve dans un champ de pavot. Rien d’autre que ces fleurs, partout. La porte claque dans mon dos, je me retourne et la vois disparaitre en un flou artistique.

Un bruit émerge au loin, vers un bosquet dense de ces fleurs immenses, à hauteur humaine. Je m’y dirige, sans savoir ce qui a émis ce son. Les secondes n’ont pas de prises ici, j’ai la sensation de me déplacer dans l’espace, mais pas dans le temps, tels des sauts de puce plus ou moins conscients.

Je m’insinue dans le bosquet et son parfum léger de pavot, ma tête tourne. Alors que je repousse les tiges noires, elles se volatilisent et je débouche au milieu d’un pré. La lune m’observe avec sérénité.

Léa !

Elle ne me voit pas. Elle retient un homme, qui se débat. Léa tombe à terre, crie tandis que cet homme s’enfuit vers l’entrée d’un bâtiment en pierre de taille, lugubre et ancien, aux façades recouvertes d’un lierre épais et sombre.

— NE FAITES PAS ÇA !

Elle le poursuit, j’en fais de même. La pénombre s’installe à mesure que j’approche de l’entrée, Léa appelle l’homme sans s’arrêter un instant.

— N’y allez pas ! Par pitié !

Je les perds de vue avant d’entrer à leur suite, la voix de Léa se dilue en échos, le hall d’entrée se poursuit en un labyrinthe de couloirs et de pièces fermées, le parquet craque à mon passage. Je suis égarée, cherche à les rejoindre en suivant les appels à la raison de Léa. Une main m’agrippe soudain une jambe, un homme est là, par terre, comme pétrifié par un choc colossal, le visage marqué par le passage de flots de larmes. Une sensation malsaine s’insinue en moi, tel un mélange abscons de folie, de peur et de détresse. Il me fixe un bref instant, d’un air hagard : c’est le vieil homme qui m’a alpaguée à la sortie du centre de sommeil, celui que Léa cherchait à retenir.

— … à cause de nous…

À cause de nous ?

Son ton plaintif s’étouffe de lui-même et son corps s’affaisse sur le sol tandis qu’un spasme d’angoisse lui tire de nouveau des sanglots. Chaque instant qui passe augmente le malaise, la nausée envahit chaque parcelle de mon corps. Je reprends ma quête de Léa et l’aperçois au détour d’un couloir, devant une porte ouverte. Son visage est livide, sa bouche murmure un son inaudible.

Un élancement dans mon poignet me fait regarder le tatouage presque complet d’une fleur, les derniers traits encore à se tortiller. Léa parait tirailler par un tourment intérieur qui la met au supplice. L’air scande avec douceur des sons incompréhensibles, lui chuchote des vérités par elle seule comprises. La jeune femme pleure, sa bouche ne cesse d’émettre un appel vide. Je m’approche d’elle malgré mon malètre lancinant, pose ma main sur son épaule. Elle se rassénère quelque peu en découvrant ma présence.

Au moment où elle s’apprête à me dire quelque chose, l’homme que j’ai laissé en arrière nous rejoint d’une allure hésitante, passe la porte et, comme soumis à des tentations opposées, la referme. Elle vibre un bref instant, la lumière blafarde du hublot encastré s’éteint, les échos nocifs perdent peu à peu de leur résonance, mais restent néanmoins tapis.

— Léa, que vous arrive-t-il ?

Elle sursaute, chute au sol et pousse un cri rauque et faible.

— Aurélie, que faites-vous là ? Vous ne devriez pas…

— J’ai suivi une piste jusqu’ici. Pourquoi avez-vous agi de la sorte ? Qui est cet homme ?

Léa se redresse et me regarde étrangement, la peur la tiraille, pas une simple frayeur instantanée, mais une angoisse profonde et durable. Soudain, de la porte franchie par le vieillard nous parvient un cri extrait d’outre-tombe, sa détresse absolue nous fige sur place.

J’essaye d’actionner la poignée, mais elle est bloquée. Léa se tourne vers moi, livide.

— Je suis arrivée trop tard.

— Expliquez-vous !

— Je… Je ne sais pas… C’est tellement… C’est la première fois que je rève de cet endroit… c’est un cauchemar…

— Cet homme, que lui arrive-t-il et pourquoi avez-vous essayé de l’arrêter ?

— Je n’en sais rien, j’ai senti de la détresse en arrivant dans ce champ de fleur noir. C’est pour cette raison que vous êtes là ?

— Je suivais une piste.

Léa me regarde avec une profonde tristesse.

— Sortez-nous d’ici, par pitié.

Nous remontons les couloirs en sens inverse, jusqu’à retrouver l’entrée. Nous devons quitter le rève. Je repense à un endroit sûr dans Morpheus où nous pourrons faire le point en paix. Le chalet de Nott effleure à peine mon esprit qu’il se matérialise. La sérénité du lieu s’empare de nous et retire nos pelures d’émotions insensées.

Léa s’assoit dans un fauteuil en osier, je m’installe à son côté, me penche pour l’inviter à la confidence.

— Léa, à quoi rime tout ça ? Qu’avez-vous vu dans cet endroit ?

Un silence s’installe tandis qu’elle réfléchit et ne sait que répondre. Un soupir s’évade de ses lèvres sèches.

— C’est si… cet endroit est… Je me suis sentie si malheureuse, comme si tout ce qui constituait mon ètre n’était que mensonge.

— L’homme que vous avez essayé de retenir, le connaissez-vous ?

Léa hésite un instant, se démêlant entre ses émotions et ce qu’elle a vu.

— Non, j’ai juste vu qu’il avait un tatouage sur le poignet quand j’ai essayé de le retenir, comme le vôtre.

— Pourquoi était-il dans votre rève ?

— Je ne sais pas, quand je suis arrivé il était devant le bâtiment à hurler. Je voulais l’empêcher d’entrer, sa détresse et sa colère étaient tellement fortes. Mais comment l’empêcher de faire quelque chose que je ne peux pas faire non plus ? J’ai senti aussi que je devais y aller, mais en même temps cela me terrifiait, j’ai ressenti un effroyable sentiment d’abandon dès que j’ai passé l’entrée, comme si plus personne ne me retenait et que je m’enfonçais dans un monde complètement vide. Puis je me suis rendu compte que ces émotions ne venaient pas uniquement de lui mais de plus loin, derrière cette porte…

Je pose mes mains sur ses genoux, ne peut ignorer le tatouage qui m’envahit en une palpitation sourde, pleinement visible et défini à présent. Son regard me fait de la peine, l’ambiance reposante du chalet a un tant soit peu apaisé son cœur, mais elle tremble toujours. Je suis maintenant persuadée que Léa n’est pas en cause dans l’affaire, son état actuel et le choc reçu dans Morpheus ne peuvent ètre simulés. De plus pourquoi aurait-elle essayé de retenir cet homme ? À chaque fois tout me ramène à la fleur, le club et ses étranges portes.

— Léa, il existe un club appelé le Pavot Noir, y êtes-vous déjà allé ?

— Non, le nom ne me dit rien. Pourquoi me parler de ça ?

— Je pense que c’est le cœur de l’affaire. Que diriez-vous d’y aller ensemble pour vérifier ce qui s’y passe ? Si j’y vais seule, la patronne du club s’apercevra que je viens fouiner. Ce que je voudrais effectivement faire à nouveau, mais avec plus de monde autour pour passer inaperçue.

— Pourquoi pas, je ne pensais pas décrocher un rendez-vous de cette façon…

Malgré sa tension, je discerne son espièglerie refaire surface un court instant avant que ses yeux ne s’embrument à nouveau.

— Aurélie, je ne peux pas revivre ça encore une fois. Et si d’autres personnes y vont ? On ne peut pas les laisser ainsi ! Cet homme qu’est-il devenu ? Il faut le retrouver !

— Je m’en occupe. Mais avant je dois essayer de récupérer un peu. On se revoit bientôt, d’ici là reprenez du poil de la bête et laissez-moi gérer cette histoire.

— Merci…

Un faible sourire égaye son visage tendu. J’en fais de même et, pendant quelques secondes, j’ai l’impression d’oublier, mon sourire devient plus sincère et prononcé. Ma vision tourbillonne et son visage s’efface petit à petit tandis que je rejoins la réalité. Je quitte en toute discrétion le club et passe le reste de la nuit chez moi, à regarder la lune dériver dans le ciel, en me demandant comment peut-on se créer un monde inconscient à ce point empli de tourments et de regrets. Nous générons nos propres tortures en boucles psychologiques qui ne demandent qu’à ètre brisées, mais dont la force requise nous fait justement défaut dans ces moments.

Je m’installe dans le canapé, le sommeil m’emporte dans un court repos sans rève, dénué d’implications.

 

*

 

— Moreau, réveillez-vous !

— Hum… non…

— Ici le commandant Dufour, réveillez-vous sur le champ !

— Humfff !

Je me tortille vers le bord du canapé où je me suis écroulé à peine quelques heures avant et distingue le visage du commandant en surimpression de l’écran mural.

— Vous savez, commandant, qu’il est interdit, même pour vous, d’outrepasser la connexion d’un Octopi pour forcer une communication ?

— Peu importe, vous devez vous rendre immédiatement dans un bar à sommeil, rue Quincampoix. Il y a un nouveau cas de mort suspecte, en tout cas c’est ce qu’il semble. La légiste est sur place et vous attend. Ne trainez pas !

La communication est coupée nette, me laissant au milieu de mon salon dans une désagréable pénombre. Je me lève, m’habille en vitesse et me rends au lieu indiqué. Le soleil monte à peine, apporte déjà de quoi faire fondre la fraicheur matinale. Je remonte la route, encadrée par les immeubles haussmanniens en pierre blanche, jusqu’au passage Molière, trouve une poignée de badauds amassés devant des lasers de sécurité ceinturant l’entrée du bar, le « Songe d’une nuit ». L’agent Harthuis me salue de loin et coupe l’un des barrages laser pour me laisser passer.

— Le périmètre est bouclé, le patron du bar est à l’intérieur avec la médecin légiste et des témoins. Un brouilleur de parole est dans la salle pour éviter qu’ils communiquent. Le code de déverrouillage est 57-29-37. J’ai transféré sur votre Octopi les infos déjà recueillies.

— Bien, merci.

Je franchis la porte sans tarder et trouve un groupe de personnes assises à une table en formica. L’un des hommes, petit et trapu, se lève et vient à ma rencontre à toute allure. Je lève l’index pour l’intimer d’attendre et désactive le brouilleur. Il fonce vers moi dès le doigt baissé.

— Bonjour, inspectrice, je suis le patron de l’officine, je m’appelle Ali, Ali Bousaid. Expliquez-moi ce que vous voulez qu’on fasse et on le fera, c’est pas normal tout ça ! Il allait bien, enfin pas pire qu’à son habitude, et soudain il est devenu bizarre. Pas normal, je vous le jure !

— Monsieur, calmez-vous, restez ici le temps que je discute avec la médecin légiste et dites-moi d’abord où la trouver !

— Elle est en bas. Pas commode d’ailleurs ! Elle nous a dit de ficher le camp !

— Elle a bien fait.

Je réactive le brouilleur et traverse la pièce au décor de vieux bar parisien et descends au sous-sol aménagé en salle high-tech, version miniature des salles informatiques d’Hypnos. La docteure est là, penchée sur le corps immobile d’un homme d’âge avancé, affalé dans un fauteuil en cuir, autour d’une table ronde en bois, cinq autres fauteuils l’entourent. Des vestes et de la nourriture trainent un peu partout.

— Bonjour, docteur, dites-moi tout !

— Ah, bien le bonjour, Moreau. Vous n’avez pas de quoi vous ennuyer en ce moment ! Il serait néanmoins préférable de nous rencontrer à des heures plus matinales. Je commence à éprouver certaines difficultés pour ces levers aux aurores. Enfin bon…

— Que s’est-il passé ?

— Saviez-vous, inspectrice, que Morpheus devient un lieu de toutes rencontres, y compris celles d’amateurs de jeux de rôles ? Avant ce matin je ne le savais pas, et croyez bien que cela m’a plus que surprise, même si après coup la chose est logique. Quoi de plus beau pour passionnés de monde imaginaire que l’agglomérat numérique de l’inconscient des gens, donc de leur imagination ?

— Vous voulez dire qu’ils se sont connectés pour participer à un jeu de rôle ?

— Oui, les personnes que vous avez surement croisées en haut, plus notre victime du jour : Mr Marc Alligni, architecte, divorcé et sans enfants. Pas d’antécédents. Même procédure d’analyse que pour Mr Signol, mais constats différents. Déjà, cela s’est déroulé devant témoins et suivant une étrange histoire. Vous devriez voir cela avec eux. Aujourd’hui, je vous serai de peu d’assistance. Je peux uniquement vous affirmer que cet homme a énormément souffert avant de mourir, il a subi un choc neurologique suffisamment intense pour faire couler du sang par les différents orifices de sa tête. De plus, il faudra préciser les détails, mais je pense que Mr Alligni était affligé de problèmes de sommeil identiques à ceux de Mr Signol ainsi que d’un problème d’alcoolisme, j’ai trouvé une flasque de whisky dans sa veste, ses traits et l’odeur ne trompent pas. Vous recevrez mon rapport sous peu.

— Merci, docteure. Je vais m’occuper des témoins.

J’observe un instant le corps de Mr Alligni, c’est donc bien lui que Léa et moi avons rencontré dans cet étrange batiment.

Je remonte dans la salle principale du bar et règle le brouilleur pour laisser une zone blanche qui me servira pour les interrogatoires. Je commence par l’un des témoins du jeu, une jeune adolescente rousse à la gestuelle nerveuse et aux grands yeux curieux. Déborah Rousseau, d’après le fichier de notes envoyé par l’agent Tureau. Elle s’installe avec prudence en face de moi, ne sachant à quoi s’attendre.

— Bon, mademoiselle, expliquez-moi ce qui s’est passé. N’oubliez aucun détail s’il vous plait, y compris s’ils vous paraissent inutiles, bizarres ou idiots.

— Je… On se réunit souvent ici, avant c’était pour jouer avec des jeux de plateaux, mais depuis le lancement de Morpheus on préfère jouer en nous connectant. Pour tester, comprenez ?

— Mr Alligni venait régulièrement ?

— Pas ces derniers temps, il semblait soucieux, anxieux, parfois un peu agressif. Il restait la plupart du temps en arrière-plan, une fois il est même parti en cours de partie, sans prévenir, comme pris d’un accès de folie.

— À quelle heure avez-vous commencé à jouer ?

— Vers 21 h, après manger. Marc nous a rejoints un peu plus tard et a rattrapé le fil du jeu, il semblait complètement ailleurs, il n’avait plus toute sa tête ces derniers temps, sauf quand il jouait avec nous, ça le calmait et il semblait oublier ce qui le rendait comme ça.

— Vos parties durent toujours la nuit complète ?

— Souvent, oui. Des fois plus. On voit plus le temps passer une fois la partie démarrée.

— Comment s’est déroulée cette session ?

— Au début, normalement. On a déniché par hasard une zone sympa, une vieille bâtisse abandonnée, un immense terrain autour. Hugo, notre maitre de jeu, a préparé l’histoire. Il démarre les « hostilités » et met en place l’intrigue et les personnages, ensuite on brode et improvise en collant le plus possible au scénario qu’il tisse en simultané. C’est exaltant et la partie a continué ainsi un certain temps.

— Combien ?

— C’est difficile à dire, une fois connecté on perd les repères du temps réel. Il faisait nuit aussi dans le jeu, l’endroit était idéal pour notre histoire, un récit d’étranges apparitions dans la noirceur de la nuit, tout ça. La bâtisse s’y prêtait à merveille : l’intérieur délabré, des escaliers vermoulus, des caches un peu partout, de vieilles statues, des vitres brisées qui laissaient entrer le vent. La végétation envahissait même certaines parties du bâtiment. Enfin, c’était parfait jusqu’à ce qu’on entende crier. Cela provenait de l’extérieur. Puis on a entendu des gens courir et crier dans les couloirs, j’étais pétrifiée. J’ai commencé à me sentir mal, ça devenait oppressant.

Nous n’étions pas seules.

— Vous êtes sûre d’avoir distingué les voix de plusieurs personnes ?

— Oui, certaine. Nous étions tous plus ou moins à portée de voix à ce moment-là, Marc n’était pas avec nous, depuis le début de la connexion nous ne savions pas où il était. J’ai entendu hurler et j’ai aussitôt reconnu son timbre de voix, très grave. Son cri était guttural, horrible. Je suis resté plantée sur place quelques instants avant de comprendre que ce n’était pas normal. On s’est ensuite réunis pour aller voir ce qui se passait. On a entendu des gens parler en s’éloignant, puis nous avons entendu un drôle de bruit derrière une porte. On est entrés et on est arrivés dans une ville bizarre, comme une représentation d’Escher, vous savez ? Les rues avaient des angles absurdes, ce qui partait dans un sens arrivait dans un autre, la ville était en deux couleurs, les arêtes en blancs sur fond bleu, comme un bleu d’architecte, on aurait dit un plan en 3D.

— Continuez.

— On a vu Marc au loin, une créature étrange faite de fumée le tenait par les poignets, il s’est pris la tête et a hurlé, du sang plein les mains. Je me sentais de plus en plus mal, c’était déchirant, comme si on essayait de nous arracher l’intérieur. Des statues bizarres autour de nous se sont mises à bouger et à scander des mots, des noms, je ne sais pas trop, on comprenait pas ce qu’elles disaient, elles se sont mises à parler tellement fort, dans un langage incompréhensible, que nos oreilles ont commencé à saigner. Marc a hurlé une dernière fois avant de s’écrouler par terre. Il y a eu comme un séisme dans la ville et elle devenue… je sais pas… toute molle, on s’enfonçait dans le sol !

La jeune fille rue de colère, de toute évidence remuée par cette situation inexplicable.

— Je ne veux plus revivre ça ! On s’est ensuite déconnecté sans se concerter, c’était insupportable ! On a trouvé Marc sur son fauteuil, mort, les traits crispés, du sang lui coulait des tympans, du nez et des orbites, comme dans le rève.

— Je comprends, merci pour votre témoignage, mademoiselle. Rejoignez les autres et demandez au patron de venir par ici, s’il vous plait ?

La jeune fille obéit et le tenancier s’installe face à moi, l’air révolté par la situation.

— Faut que vous trouviez qui a fait ça, madame ! C’est pas possible de laisser faire des choses pareilles !

— Monsieur, je vais faire tout ce qui est en mon pouvoir. En attendant, dites-moi si vous faisiez partie du jeu ?

— Non, je loue le sous-sol pour plusieurs associations, dont celle des joueurs que vous voyez.

— Ils sont nombreux ?

— Ça va, ça vient. Il y a plusieurs habitués.

— Marc Alligni en faisait partie ?

— Oui et non, il se faisait plus rare ces derniers temps. Il devait avoir des soucis, je l’ai même fait raccompagner en taxi plusieurs fois, il abusait plus que de coutume, comprenez ?

— Ça lui arrivait souvent ?

— Non, pour ça que je parlais de soucis. Je reçois beaucoup de gens avec des soucis, parait que ça sert aussi à ça un bar.

— Donc vous n’avez rien vu pendant la partie ou juste après ?

— Non. J’ai entendu un cri et les joueurs sont montés aussitôt m’expliquer ce qui se passait. Je suis descendu et j’ai appelé vos services, fissa.

— Bien, je n’ai pas d’autres questions pour le moment, l’agent à l’entrée va se charger des détails avec vous.

— Qu’allez-vous faire, madame ? C’est incroyable de mourir en rêvant !

— Nous ferons le nécessaire, mais devons d’abord comprendre ce qui se passe, car c’est nouveau pour tout le monde. Morpheus est une nouveauté sans précédent et amène donc des problèmes sans précédent.

— Ce n’est pas suffisant ! Vous…

J’actionne à nouveau le brouilleur, cette fois en couverture totale. Bensaid se retrouve sans mots, au sens propre de l’expression, et me regarde, en colère, tandis qu’un profond soupir m’échappe.

 

*

 

— Et vous dites que personne ne voit rien se passer dans ce fichu club ?

— Oui, monsieur, notre service informatique a vérifié les données de surveillance de Madame Margot et elle nous a dit la vérité, les victimes n’ont jamais passé les portes du Pavot Noir.

— Dans la réalité ou le virtuel ?

— Dans la réalité. Pour la version virtuelle c’est plus compliqué, nous avons la preuve qu’ils rèvaient bien de ce lieu, mais nous n’avons aucun moyen de vérifier ce qu’ils y faisaient ou à qui ils ont pu avoir affaire.

— Hum.

Dufour tord le sous-main posé sur son bureau, comme pour en extraire une quelconque vérité.

— Qu’en est-il de Nott ? Est-ce qu’il pourrait nous cacher quelque chose ?

— Ça reste possible, mais ce projet est son œuvre, je ne le vois pas tout saboter. Il a tout intérêt à ce que l’on résolve cette affaire.

— Et la patronne du club, cette Mme Margot ?

— C’est ma suspecte la plus probable. Elle a une dent contre Morpheus tel que géré par le Dr Nott, tout pointe vers son club. Par contre je ne la vois pas s’en prendre aux victimes, elle semble réellement vouloir aider les autres, reste à savoir si sa volonté de mettre en défaut le Morpheus actuel surpasse son altruisme. Autre problème, nous avons vérifié si elle avait un alibi et c’est la plupart du temps le cas, soit elle n’était pas du tout dans Morpheus, soit sa présence au sein du public a été corroborée. Reste aussi à vérifier si elle aurait pu pirater le système pour qu’il s’attaque automatiquement à certains rèveurs ciblés à l’avance, marqués par cette fleur noire que nous avons retrouvée sur les victimes.

Et sur toi…

— Eh bien, tout cela ne m’arrange pas. En gros, vous me dites qu’il y a peu de suspects, mais tous trop innocents pour ètre responsables et que ces personnes meurent parce qu’elles sont attirées dans un mystérieux bâtiment qui attise nos émotions négatives et se font griller le cerveau ? C’est bien ça, Moreau ?

— Hum. Oui, commandant, dans les grandes lignes.

— Et quelles en sont les petites ?

Le commandant Dufour me dévisage, mi-furieux, mi-curieux. Je ne sais que dire sans attiser sa colère. Léa est innocente, j’en suis persuadée, mais je devrai en parler à mon supérieur, lui expliquer sa présence dans le bâtiment et ces tatouages, comme celui que je cache maintenant avec un large bracelet en cuir.

Tu devrais.

— Pour l’instant je n’y vois pas suffisamment clair pour vous donner une explication sérieuse, monsieur. Je vous propose que l’on boucle le Pavot Noir et que l’on y fasse venir une équipe spécialisée. Nous devons aussi perquisitionner Hypnos, pour déterminer une bonne fois pour toutes s’ils nous cachent quelque chose.

Il se renverse dans son fauteuil, tapote l’angle du bureau de ses doigts et seule la curiosité persiste, éclairant ses yeux d’un éclat de perspicacité contenue.

— Très bien, Moreau. Faisons ça. D’ici là, vous devriez aller voir la légiste, elle aura surement des petites lignes à éclairer pour vous. Ensuite reposez-vous, le temps d’avoir l’autorisation d’un juge et demain matin nous pourrons envoyer l’équipe technique. Nous nous retrouverons au siège d’Hypnos, à la première heure.

— Oui, monsieur.

Je file sans demander mon reste, sans évoquer Léa et sa présence troublante. Au détour de l’entrée du sous-sol, j’entends une musique provenir de la morgue, des luths orientaux s’égaillent dans le silence morne de ce lieu sans vie. Les hublots des portes battantes me permettent de voir la docteure Lamir chantonner tandis qu’elle se prépare à une autopsie et noue un tablier autour de sa taille. J’entrouvre les portes.

— Docteure ? Je peux vous déranger ?

Elle sursaute au son de ma voix, décalée par rapport à la douce mélodie résonnant entre les murs carrelés.

— Aurélie ? Mais oui, j’allais autopsier Mr Alligni, voulez-vous m’assister ? Cela vous concerne et me fera un peu de compagnie, pour changer. Bien que j’aie l’habitude de m’écouter parler, depuis le temps. Mais c’est lassant.

— Pourquoi pas.

Je me dirige vers la desserte de la docteure et m’empare de gants stériles, d’un tablier et d’une paire de lunettes. La légiste s’installe sur un tabouret haut à côté du brancard où repose Mr Alligni et retire le drap. Le corps dénudé commence à prendre un aspect terne. Elle s’empare d’un bistouri et entaille le torse.

— Vous vouliez me parler de quelque chose ?

— À vrai dire, je ne sais pas. Cette enquête est singulière. Il y a une suspecte, ou plutôt un témointe, je…

Elle relève ses yeux vers moi en regardant par-dessus ses lunettes, me scrute.

— Elle vous a fait de l’effet au point que vous ne savez plus comment vous devez la considérer : comme élément d’une enquête ou simple citoyenne méritant votre intérêt, un intérêt purement professionnel ?

— Hum. Oui. Comment avez-vous deviné ?

— Votre teint a légèrement rosi au moment de peser ce que vous ressentiez sur le sujet.

Elle reprend son travail méticuleux, explore les détails du thorax ouvert, cherche les anomalies.

— Vous savez, c’est une émotion et une hésitation tout à fait normale dans votre métier. Il n’y a pas de honte à se poser des questions quand nous réagissons en humains envers nos semblables.

— Oui, mais après… Ethan… je ne pensais plus parvenir à me poser ces questions.

— Ma chère, il faut pleurer nos morts, mais nos larmes n’abreuveront jamais des fleuves.

— Je sais que je n’y suis pour rien, que je ne pouvais rien faire, tout le monde me le répète, mais vous savez que je n’y arrive pas ! Comment…

Elle s’arrête après avoir arraché un appendice qui m’apparait comme inconnu. Elle fait le tour de la table et s’approche de moi.

— La culpabilité est un sentiment exécrable quand il est n’est pas justifié, et vous n’ignorez pas mon avis sur votre situation. Vous n’auriez rien pu faire pour l’aider sur son lit de mort et ne devez pas en faire une excuse pour ne plus vivre.

— Docteure !

— Aurélie, si vous croisez la route d’une personne capable de générer ces questions en vous, alors suivez votre instinct, et arrêtez de vous tourmenter !

Une bulle trop longtemps contenue de stress explose en moi, s’empare de mes nerfs et un frisson remonte le long de mon échine pour en dissiper les tensions, un soupir me fait un instant fermer les yeux. Je sais que la docteure a raison, que si un nouveau chemin s’ouvre à moi je ne dois pas laisser mes peurs m’envahir, qu’à trop ressasser mon tourment je finirai par y laisser toute force vitale. Mais il est tellement difficile d’aller à l’encontre de sa nature, si compliqué de remettre en question ce que l’on érige en personnalité à force de conditionnement inconscient, même, et surtout, quand il s’agit de schémas nocifs.

Tandis que des larmes éclosent, la docteure me prend dans ses bras et nous restons ainsi, seules au milieu de ces ètres partis pour toujours.

 

*

 

La nuit tombe dans Morpheus. Mon corps installé confortablement dans un box de connexion à l’intérieur du Pavot Noir, je retrouve Léa à l’entrée du club, élégamment vêtue d’un costume bleu sombre, de fins liserés le parcourent, d’une teinte proche d’un gris si sombre qu’il est à peine suggéré.

— Bonsoir, inspectrice, ou alors juste Aurélie ?

— Ce soir je suis uniquement Aurélie, je ne suis pas vraiment en service.

À vrai dire, je ne sais pas si la notion de service s’applique en pareil endroit, si un délit s’y passe, aurais-je le droit d’intervenir ou même d’avoir mon mot à dire ?

Léa me dévisage un instant, avant de détourner le regard.

— Aurélie, je suis désolé pour ce que vous avez vu la dernière fois, je ne sais pas quoi dire, ni même quoi en penser…

— Vous savez, même les tigres ont leurs secrets et peurs. Alors, ne vous tracassez pas, nous allons trouver ensemble ce qu’il en est et je parie que ce soir nous pourrons déjà dénicher des indices.

— Merci !

Léa relève la tête, marque un temps d’hésitation avant de me proposer son bras afin de franchir l’entrée, tel un couple venu badiner. Le videur, devenu golem d’argile, grogne à notre passage. Léa en rit et nous fait pénétrer dans le club, la soirée est encore calme. L’intérieur est métamorphosé, tout en gardant certains traits de sa version réelle. Le lieu est devenu une sorte d’organisme vivant, il pulse, vibre, suinte un rythme saccadé, sans cesse en mutation. Le décor est constitué d’une matière spongieuse, souple et agréable au toucher, tel un velours animal. Les rampes en cuivre se sont muées en un épais filament doré et, tout en battant le tempo donné par la salle entière, émet une douce lumière tamisée.

Mon corps bat lui aussi sur ce rythme primaire qui trouve en nous une réponse instinctive, sincère et brute dans son effet. Mon cœur cogne, je me sens revivre, l’intérieur de mon ètre n’est plus qu’une pulsation mélodique, un battement continu de vie. Léa me saisit la main avec délicatesse, je la regarde et prends peur, lâche sa main chaude et ferme. Elle me regarde, compréhensive ; je lui souris pour ne pas blesser sa fierté.

La piste a changé, n’est plus faite pour danser, mais pour accueillir des gens à table, tel un public de spectacle de cabaret. Une longue estrade est dorénavant apposée le long du mur, au fond de la salle. Je reprends le bras de Léa et lui montre une table libre. Un serveur à la chevelure loufoque nous y rejoint, à peine installés. Une série de breuvages improbables arrive par miracle sur la table, l’un d’eux est coiffé d’une flamme couleur de nuit. Nous avons à peine le temps d’y gouter, de sentir l’alcool monter la température de nos résistances personnelles, de nous rapprocher l’une de l’autre, avec prudence. Léa engendre un effet que j’étouffe avec peine, le rève accentue tout, rends la moindre escarcelle d’émotion plus vive, brise les barrières et ma raison de policière s’évade. Je sens de la sincérité émaner d’elle, simple et entière.

Madame Margot grimpe sur l’estrade et interrompt les discussions d’une voix forte, par micro amplifiée. Les lumières tombent, ne laissent qu’un filet de projecteur sur cette maitresse de cérémonie à la redingote extravagante, costume fait d’anciennes affiches et publicités de cirques. Son haut-de-forme se met à léviter à quelques centimètres au-dessus de sa tête, projetant sa voix aux quatre coins du cabaret improvisé. La musique s’atténue en un murmure de basse. Elle reprend la parole, le public à l’écoute.

— Mes damoiselles et damoiseaux, votre présence ici, ce soir, nous réchauffe les cœurs, embaume nos sentiments en un souvenir qui sera, je l’espère, impérissable. Car ce que vous allez voir ce soir est sans conteste la plus incroyable démonstration de beauté qui soit, aussi bien par la magie d’un chant immaculé que par la grâce immatérielle d’un corps voluptueux, fruit de l’imagination onirique d’individus exceptionnels, à l’âme si pure qu’ils peuvent créer la perfection à partir du néant. Il s’agit de vous, de moi, de vous aussi monsieur, au fond de la salle, et de vous madame, juste devant moi. La voix que vous allez découvrir ce soir, mesdames et messieurs, personne ne l’a encore entendu ni même connu, car elle est dissimulée, à moi y compris. Une personne parmi vous sera choisie et verra cette soirée devenir la révélation onirique de ce qui constitue le noyau de son âme, et s’incarnera à jamais comme une pépite incrustée dans nos cœurs.

Une vague de sérénité envahit la salle à mesure que le maitre de cérémonie discourt. J’observe un instant les personnes autour de nous, toutes semblent émues, voire bouleversées, certaines d’entre elles me rendent mon regard, une sensation invisible d’osmose collective nous rapproche, lie nos sentiments et nos désirs. Ma main se faufile jusqu’à celle de Léa, surprise, mais radieuse. Le rève nous transmet cet amas d’émotions brutes sans les altérer ou les dénaturer. Ce sont les nôtres, celles qui sommeillent en nous à chaque moment de nos vies, mais que nous scellons derrière un mur de routine et de protections personnelles. Ce soir le mur s’effondre, nous submergent de trésors trop longtemps demeurés tapis et mis sous silence.

L’éclairage s’éteint, un souffle mélodique parcourt la salle. Le rythme s’accélère, nous emmène dans son sillon jusqu’au revirement musical, synchronisé à l’allumage d’un projecteur. Je suis seule, dans la lumière.

Oh !

Le reste de l’éclairage se rallume à un niveau à peine suffisant pour discerner les spectateurs, qui me regardent avec bienveillance. Je ne me sens plus maitresse de moi, me lève, baisse les yeux sur une robe somptueuse en satin, d’un vert profond, que je ne portais pas en arrivant. Ce rève collectif m’a revêtue d’une tenue aux allures prodigieuses, épousant mes formes pour les transformer en délicieuses rondeurs. Je ressemble aux chanteuses de piano-bar d’un autre temps, celui où le talent se parait de paillettes, de strass et savait se rendre langoureux, sensuel, élégant. Des sensations que je n’avais pas éprouvées depuis trop longtemps m’envahissent et me métamorphosent. Je me dirige vers l’estrade sans vraiment en avoir conscience, m’installe devant le micro et prends quelques secondes avant d’entamer une chanson, sortie de nulle part. Je n’ai jamais chanté comme cela, ma voix sort de sa chrysalide, papillonne et initie un bouleversement généralisé dans la salle, transporte l’auditoire et moi-même. Des larmes perlent sur mes joues tellement mon chant est magnifique, envoutant, je sens un nouveau cœur germer en moi, expulser le vieil organe asséché et repousser les parois de ma cage thoracique. Ma peau frissonne aux vibratos et modulations de ce chant accouché d’une gorge et d’une bouche que je ne connais pas. J’en découvre chaque note, plus sublime et profonde que la précédente. Des accords subtils de piano m’accompagnent, me bercent de par leur simplicité et me touchent de leur puissance. Je me sens belle, à la fois désirable et emplie de désirs.

À la fin de la chanson je reste coi, sans force, toute énergie en moi drainée dans cet exercice improvisé par une persona intérieure partie se reposer, exténuée. Le public met plusieurs minutes à récupérer du choc, entame de timides applaudissements, finit par m’acclamer en un brouhaha de bonheur expansif et pur. Je n’en reviens pas.

Je retourne auprès de Léa, encore estomaquée par la démonstration à laquelle elle vient d’assister. Je lui prends la main et elle m’embrasse sur la joue. Je ne sais plus vraiment si mes larmes continuent de couler ou si je suis tellement heureuse que mon bonheur se condense sur ma peau.

— Je ne me serais pas douté un seul instant que tu aies pareils talents !

— Je crois que Morpheus y est pour beaucoup, les rèveurs m’ont imaginé ainsi et ont été amenés à le faire par Madame Margot. C’est habile, mais efficace. Je dois dire que c’est… incroyable, je me sens revivre !

— Ça se voit, tu as changé.

Le son de mon rire me surprend, trop habituée à ne plus en émettre. Un instant de flottement se brise par le retour d’une musique suave, noyant les discussions.

— Viens, madame Margot est en train de reprendre son spectacle en main. C’est le moment où jamais pour vérifier ce qu’elle cache !

Je l’emmène dans la zone qui correspond à l’emplacement des box Morpheus dans la réalité, devenu salon-cinéma dans le rève, toujours affublé d’un paravent. Quelques noceurs visionnent une étrange création psychédélique, constitué de fragments de films présents dans les esprits des spectateurs présents, sans cesse à la recherche de nouveaux motifs significatifs.

— Attends-moi là, je n’en ai que pour un instant.

Je me déconnecte, sors de mon box pour aller derrière le paravent et essayer à nouveau la porte, avec succès cette fois. Une salle informatique se dévoile : des serveurs largement surdimensionnés pour un club, des jeux d’électrodes noirs, ainsi que des sièges confortables pour ceux qui veulent se connecter. Cette porte doit donc ètre un lien entre les activités que mène Mme Margot et cet étrange batiment au milieu d’un champ de pavot noir. Je me réinstalle dans mon box et me connecte pour rejoindre Léa…

… qui n’est plus là !

Le club est bondé, je ne l’aperçois nulle part. En revenant dans le vestiaire je découvre des pétales noirs, traçant un chemin vers la porte derrière le paravent.

Je passe la porte aux sculptures entremélées, de retour dans le champ de pavot qui ondule au gré d’un vent imperceptible, leur senteur délicate m’enrobe. Le chemin de pétales me conduit au bâtiment délabré et sinue dans ses couloirs sombres, à peine éclairés par de simples spots au plafond. Toutes les portes sont fermées, je ne vois rien à travers leurs hublots vitrés. J’arrive finalement dans un couloir aux portes grandes ouvertes, de faibles lueurs me parviennent de l’intérieur des salles, elles paraissent s’effacer peu à peu, dans un dégradé de transparence.

La plupart paraissent vides, dans l’une d’entre elle ne reste que l’image presque évanouie d’une silhouette humaine sur les quais d’un dock automatique, un chien lui tourne autour en aboyant, tirant sa chemise pour l’empécher de sauter dans l’eau. Je crois reconnaître ce qui subsiste des troubles de Mr Signol, bientôt submergés par l’oubli.

J’en examine une autre et entraperçois l’étrange ville décrite par la témointe du bar à rèves. J’ai l’impression d’ètre à l’intérieur d’un papier sans frontières définies, au fond bleu. Toutes les arêtes ressortent en trait blancs, contrastés par la lueur irradiante qui anime le lieu. J’avance jusqu’à une petite place pavée, avec en son centre quelques arbres et un banc. De drôles de phoques surréalistes arpentent l’endroit, battent de leurs palmes arrondies sous la direction d’un homme aux habits rigides et colorés, Mr Alligni, qui se dilue lui aussi par transparence, alors qu’il semble occupé à rectifier la forme de la place avec un balai de cantonnier de plusieurs mètres de long. La brosse métallique épouse les arêtes et limites, les repoussent pour les faire coincider en un dédale incertain, à la géométrie torturée, bien que dotée d’une précision diaboliqe. Rien ne s’écarte du rève de Mr Alligni, de sa folie créatrice et organisatrice.

C’est donc ainsi que sa vie a sombré, dans sa démence obsessionnelle.

Je m’approche de lui, alors qu’il s’attaque à un trottoir qui refuse sa vision de la perspective.

— Il ne peut plus nous entendre, son rève n’est plus qu’un écho en train de se dissoudre dans Morpheus.

Léa est apparue dans mon dos. Elle me fixe d’un air bizarre, comme absorbé par une profonde réflexion.

— Léa, pourquoi as-tu quitté le club, je croyais que tu ne voulais pas revoir cet endroit ?

— J’ai compris quelque chose d’important durant la soirée, il faut que tu le voies aussi.

— Quoi, Mr Alligni en train de sombrer dans sa folie ?

— Non, mais c’est bien que tu l’ai vu aussi.

— Qu’est-ce que ça change ? Il est mort bon sang !

— Et alors, parce qu’il n’y a plus personne pour alimenter ce rève, aussi malsain soit-il, il faudrait le laisser disparaitre ? Tu te rends compte de ce que ça veut dire ? Tout ce qui reste de lui va disparaitre !

— Et l’on devrait faire quoi ? Garder son tourment intact, montrer sa folie en exemple ? Je ne suis pas sûr qu’il faille garder tout ça. Même ses proches ne voudraient pas réellement découvrir ce qui le rongeait.

— Ou peut-ètre qu’au contraire ça permettrait de résoudre bien des non-dits.

Léa me dévisage, appuyant le sous-entendu.

— Que veux-tu, voir dans mon esprit ?

Elle m’attrape par la main, me montre mon poignet et son tatouage noir.

— Ce que je veux, c’est savoir comment te débarrasser de ça ! Tu me parles d’un système de contrôle de divergences, mais pourquoi sommes-nous ici, dans un endroit qui n’est pas censé exister ?

J’extirpe ma main de sa poigne déterminée, me retourne.

— Tu as déjà dû venir dans ce batiment, avant que l’on se rencontre, c’est là que tu as eu la marque ?

— Une créature étrange m’a touchée, juste avant que tu me trouves, j’étais dans un rève désagréable…

Elle vient devant moi, me prends les mains avec délicatesse, prend le temps de la réflexion, pèse ses mots.

— Aurélie, je ne sais pas où nous sommes vraiment. Mais cette créature vient de nous, tout ce qui est dans Morpheus vient de nous, soit cet endroit est crée par nous, soit il y a quelque chose qui l’a créé, mais je n’y crois pas. Il n’y a pas de fantôme dans la machine !

— Très bien, continuons alors ! Si je suis vraiment liée à ce bâtiment comme les autres, il doit bien y avoir une salle pour moi.

Nous laissons Mr Alligni ou plutôt ce qu’il reste de sa psyché torturée pour revenir dans le couloir. Je ne sais pas où est cette ruelle et ses gargouilles qui m’ont interpelée, là où cette créature m’a marqué. Léa a raison, depuis le début il ne doit s’agir que de moi, de toutes les personnes comme moi, enfermées dans leurs problèmes. Les victimes ont dû laisser dans cet endroit les pensées qui les troublaient, Morpheus les a ensuite cristallisés en formes minérales et conscientes, de la même façon que les autres rèves. La détresse réunie en ce lieu infecte toutes personnes y étant attirées à cause de leurs soucis, Erebus ne doit donc pas faire son travail de contrôle et une bulle a dû éclore dans Morpheus, où s’amplifie en boucle sans fin la détresse, la peur, la colère, jusqu’à ce que les tourmentés ne supportent plus ce chaos engendré en eux et qui finit par briser leur psyché en mille morceaux. Cette bulle déterre ce que nous enfouissons au plus profond de nous pour l’amalgamer et nous le restituer en un instrument de torture. Alors nous creusons encore plus. Pas assez.

Déjà trop.

Léa… Je n’ose m’avouer qu’elle est ma roue de secours, une opportunité de briser ma carapace et d’affronter réellement ma peine. Elle me donne une chance que je n’ai pas vue avec suffisamment de lucidité, aveuglée par la lumière salvatrice des sentiments qu’elle générait en moi, je n’ai pas vu que je lui devais aussi quelque chose en retour. La même considération, à minima.

Mes émotions m’horripilent, je les ignore, tente ma chance de préserver intact et sincère ce lien avec la seule personne assez folle pour m’avoir contourné, observé et attendri, pour m’accueillir à ses côtés. Je dois réparer tout ça, trouver la faille d’Erebus qui nous plonge dans ces états et génère cette bulle. Je dois lui montrer le cœur de mon problème.

Au moment où cette pensée s’ancre en moi, le hublot d’une porte s’illumine.

Hésitante, je m’en approche malgré tout, la main de Léa trouve mon épaule et m’encourage. Des émotions nocives affluent : peur, abandon, honte ; ma lâcheté m’étreint jusqu’à devenir un désarroi incertain. Je les ignore, la poignée se dérobe et la porte s’ouvre en grand, découvrant la rue aux gargouilles, toujours envahie de mousses aux teintes sans cesse mutantes.

Nous avançons, au milieu des créatures perchées sur les toits, entonnant leurs ritournelles nauséabondes mais néanmoins atténuées, surement car cette fois je ne suis pas seule. Léa me tient par la main et m’attire jusqu’à un square enténébré, une aire de jeux au milieu d’arbres recouverts d’un patchwork laineux, pas une once de leur écorce n’est visible, leurs feuilles de verre tintent avec douceur en se frolant. Elle s’installe sur une bascule avec des têtes de chevaux à chaque bout et m’invite à m’assoir en face. La balancoire s’équilibre tout en oscillant.

— C’est ça que tu voulais me montrer, un vieux cheval à bascule ?

— Pas tout à fait. Je ne voulais rien te montrer, à proprement parler. Juste que tu prennes conscience de quelque chose.

— Quoi ?

— Tu ne te rappelles pas ?

Soudain, le cheval bascule en alternance, avec le mouvement et les rebonds le visage de Léa devient incertain. Les feuilles tintent de plus en plus, les alentours deviennent flous alors que d’anciens souvenirs refont surface, diaporamas géants et fluctuants qui nous entourent tels des projections de cinéma, déformés par les émotions que j’y ai associées et par ce que mon esprit a bien voulu construire.

— C’est suffisant.

Léa pose les pieds à terre pour ralentir puis arrêter notre bascule, le flou environnant redevient une définition onirique aux contours altérés. Les images projetées se retouchent d’elle-même, gomment ce que j’ai cru ètre vrai mais n’était qu’un savant mensonge. À ma droite, une image me montre, encore petite, sur un cheval à bascule. Je m’efforce de basculer le cheval alors qu’il n’y a aucun contrepoids, l’autre bout du cheval étant inoccupé, même si je tente de m’adresser à quelqu’un.

Je tourne la tête et Léa n’est plus là, le cheval reste figé à l’horizontal. Je ressens une main sur mon épaule, qui a toujours été là depuis que nous… que j’ai franchi la porte de cette salle, seule.

Léa apparaît à mes côtés, m’observe avec compassion.

— Je n’existe pas, Aurélie, comme je n’existais pas non plus alors que tu jouais seule dans ce parc.

Je me lève d’un bond.

— NON !

— Réveille-toi Aurélie, je suis une part de toi qui ne veux pas ètre ici, qui ne doit plus l’ètre !

Je tourne en rond dans le square, à la recherche d’une réalité que je déconstruis à mesure que ma conscience des évènements se réaligne. Léa s’approche et me prends dans ses bras.

Réveille-toi et agis !

 

*

 

Ma perception se stabilise et j’émerge de mon rève sur mon canapé, le chat quémandeur de la veille me lèche le visage. La tenture bat au vent, la fenètre est encore restée ouverte. Il me regarde, miaule et réclame de nouveau sa pitance.

Je prends conscience de ce qui s’est passé, réalise l’ampleur de ce rève, qu’il a en fait commencé le soir après la visite des locaux d’Hypnos et ma première plongée en solo dans Morpheus, chez moi. Le soleil se lève avec douceur sur mon salon, inonde la pièce d’ondes chaleureuses. Une sensation cotonneuse et agréable m’enserre, englobe mon désarroi et, par contraste, le rends plus réel.

Léa n’existe pas, il n’y a toujours eu que moi. Moi et mon incapacité à tirer un trait sur un passé, bloquée dans un présent douloureux qui tourne en rond. Léa n’est qu’une facette de moi, celle que j’étais, celle que je peux devenir si je décide de passer à autre chose.

Soudain, ma télé s’allume et l’écran affiche le visage abrupt du Commandant Dufour.

— Moreau, debout ! Nous avons eu un nouveau cas cette nuit. Vous devez vous rendre sur les lieux immédiatement !

— Rue Quincampoix ? La victime s’appelle Alligni ?

— Comment savez-vous ?

Le rève est une part de réalité.

— Peu importe, je vous laisse gérer la scène de crime, je dois d’abord retourner chez Hypnos et interroger le Dr Nott. Vous devriez aussi envoyer une équipe boucler le club du Pavot Noir, sur le canal de l’Ourcq, juste avant Pantin. La patronne, Mme Margot Elpis, y cache une salle informatique connectée à Morpheus.

— Attendez un instant.

Le son se coupe, mais je vois toujours le commandant parler à une personne située hors champ.

— Moreau, nous n’avons aucun club à ce nom, pas plus que d’une quelconque Margot Elpis, où que ce soit. Nous avons par contre un club encore en activité dans cette zone. Le club est détenu par Paul Evguenian, suspecté de nombreux piratages informatiques.

Alors Mme Margot aussi n’était qu’une illusion ? Si la mort de Mr Alligni est bien réelle, cela signifie qu’une partie de mon rève l’est aussi, car connectée à Morpheus tout autant que la réalité. Mais quelle partie ?

— Peu importe, vous devez y chercher une salle de serveur, cachée derrière un paravent. Si elle est bien là, que l’équipe technique laisse les serveurs tourner en l’état, je vais voir avec Hypnos comment nous devons nous en occuper.

— Bien, je vous laisse vous occuper de Nott alors.

La télé s’éteint.

Je me prépare en vitesse et arrive en trombe chez Hypnos, ignore la secrétaire d’accueil qui m’interpelle alors que je suis déjà en train de remonter le couloir blanc à la recherche du docteur. Je trouve son bureau, la porte bloquée, la secrétaire arrive, je l’arrète vivement alors qu’elle s’apprête à me dire quelque chose.

— Taisez-vous ! Dites-moi si le docteur Nott est dans son bureau !

— Je ne sais pas, surement. À cette heure-ci il fait généralement son travail administratif.

— Alors ouvrez cette porte en vitesse.

Elle hésite avant de saisir un passe-partout dans sa poche et d’ouvrir la porte. Le docteur est affalé sur un grand fauteuil en cuir, les yeux fermés, la manche de sa blouse relevée découvre une profonde entaille d’où une coulée vermeille goutte sur le sol, formant une flaque derrière son bureau.

— Appelez les secours !

Je m’approche de lui, défait mon bracelet de cuir, prends un mouchoir en tissu dans ma poche pour l’apposer sur la blessure et enserrer le tout avec le bracelet. L’entaille est suffisamment profonde pour avoir fait perdre beaucoup de sang au docteur, d’autres entailles l’entourent, plus anciennes, comme s’il avait tenté d’arracher la peau de son poignet. Il porte une électrode sur la tempe, je n’ose le réveiller dans cet état alors que se trouve sur son bureau de puissants produits anti-douleurs et hypnotiques. Pourquoi se mettre dans cet état et se connecter ensuite à Morpheus ? En quelques minutes, les docteurs de la section médicale me rejoignent, sécurisent l’état de Nott et l’emmène dans le service des soins, afin de s’occuper de sa blessure et le mettre sous transfusion sanguine. Une heure passe avant que le commandant Dufour me retrouve dans la salle des serveurs, où j’interroge l’équipe technique du docteur.

— Moreau, Je viens de voir le docteur Nott dans l’aile médicale, d’après ces médecins, il a perdu trop de sang, créant des dommages qu’ils ne sont pas sûrs de pouvoir réparer. Coté club, nous n’avons rien trouvé, pour la simple et bonne raison qu’il est abandonné depuis belle lurette. Nous n’avons pas plus trouvé là-bas de serveurs que d’indices utiles. Paul Evguenian est suspecté de nombreuses affaires louches, mais finalement rien en rapport avec notre affaire. Qu’avez-vous de votre côté ?

— Commandant, d’après les techniciens, le docteur serait actuellement dans Morpheus, au club du Pavot Noir. Son signal commence à montrer un état critique, similaire à celui des victimes avant leurs décès. Je dois y aller !

— Très bien, je ne peux pas vous en empêcher, mais si la situation devient incontrôlable, je vous interdis de vous mettre en danger, est-ce clair ?

— Oui.

Je me tourne vers l’équipe technique, qui n’attend pas mes consignes pour préparer un brancard et de quoi monitorer mon état lors de ma plongée. Une fois les appareils prêts, je m’allonge sur le brancard, le commandant s’approche de moi, appose une électrode sur ma tempe et me fixe, un bref rictus amical déforme son visage bourru.

— Faites attention à vous, Moreau. Je vous dirai bien de faire de beaux rèves, mais j’en doute.

 

*

 

Une fois dans le club, vide à cette heure, je tombe sur une trainée sanguine et discontinue, colorant le sol marbré. À mesure que j’avance vers elle, les gouttes noircissent et s’étalent, prennent la forme d’un pétale. Ils continuent vers le batiment et, une fois à l’intérieur, m’amènent jusqu’au dernier sous-sol, où une porte de corne et d’ivoire mélée est dissimulée derrière une gigantesque chaudière en fonte rouillée. Une fois cette porte ouverte avec prudence, je découvre la chambre que j’ai pu visiter avec le Dr Nott, lors de ma première plongée, à la différence qu’elle est cette fois plongée dans la pénombre, un mince filet de lune se faufile entre les rideaux pour illuminer le visage triste d’un petit garçon, assis en tailleur sur son lit, serrant une énorme peluche si fort qu’il est impossible de distinguer sa forme. Le docteur Nott est à genoux, au pied du lit, fixant d’un air agité le petit garçon. À ses côtés, Mme Margot, une main réconfortante posée sur l’épaule du docteur, tente de le calmer. Ce dernier semble devenir transparent par moment, s’efface brièvement alors que son corps réel se bat pour rester en vie, par soubresauts. Je m’approche d’eux et m’agenouille de l’autre côté du docteur. Mme Margot me sourit, comme un encouragement à l’aider dans sa tache.

— Docteur, que voyez-vous ?

— Moi… C’est moi.

— C’est un souvenir n’est-ce pas ? Que s’est-il passé ?

Des larmes éclosent sur le visage du Docteur. Le temps semble passer dans un goulot d’étranglement.

— Mes parents sont morts dans un accident de la route. Ce soir-là je suis rentré de l’école et personne n’était là. Il a fallu plusieurs heures avant que quelqu’un vienne me chercher et me prévenir de ce qui s’était passé. Je suis resté seul. Seul.

Il répète ce mot plusieurs fois, le titillant sans cesse, comme une épine.

Mme Margot s’approche de lui.

— Docteur, vous devriez lui parler, lui dire ce que vous avez sur le cœur, lui montrer l’homme qu’il deviendra et tout ce qu’il accomplira, même si au fond de lui il aurait voulu que ses parents soient là pour le voir aussi. Vous aidez plus de gens avec votre invention que n’importe qui, mais il faut aussi qu’elle vous aide, vous ne croyez-pas ?

Le docteur opine mais reste bloqué dans son état. Je tourne délicatement sa tête de la main, vers moi.

— Expliquez-moi ce qui se passe ici.

Il sort de son hébétude fébrile et reprend sa concentration de scientifique. Sa silhouette retrouve un état presque stable à mesure que sa résolution émerge.

— Inspectrice, tout est de ma faute. J’ai échoué…

— En quoi ?

— Les divergences ! Erebus les traitent effectivement, mais je n’arrivais pas à savoir comment. Une fois le programme développé, Morpheus l’a intégré et d’une certaine façon, annexé. Depuis, je voyais Erebus traiter les problèmes, mais je ne savais pas ce qu’il en faisait. Alors j’ai plongé et visité ce club où les patients les plus critiques semblaient attirés. Là, j’ai compris. Une créature étrange m’a attirée jusqu’à cette salle, où elle m’a saisi aux poignets et depuis je me sens poussé sans cesse à venir, à chaque connexion, jusqu’à ce que Mme Margot me trouve et m’aide. Mais je n’y arrive pas !

Ses mains tremblent.

— Je suis adulte, scientifique renommé, je comprends ce qui se passe ici, mais je suis pourtant incapable de trouver une raison à mon tourment, pourquoi un traumatisme d’enfance, aussi profond soit-il, me bloque à ce point ? Je dois réussir à m’en défaire, pas juste pour moi, pour arrêter Erebus et l’empêcher de s’en prendre à d’autres personnes !

— En quoi votre rève arrêtera Erebus ?

— Vous ne comprenez pas ? J’ai créé Morpheus, j’ai créé Erebus, ils sont construits à partir de mes rèves. Je ne me rendais pas compte à quel point le rève n’est pas juste un monde onirique, il a fini par développer une sorte de conscience à partir de ce que nos inconscients lui ont apporté. Mais c’est MON inconscient qui est la base de tout, ma volonté d’aider les autres a généré un monstre qui enfoncent les gens dans leurs propres tourments. C’est MON traumatisme qui a généré le reste, ce batiment horrible, ces salles de torture. Ma salle a du ètre la première à apparaître, sans même que je le sache, lorsque j’ai lancé Erebus et que j’étais encore le seul à plonger dans le prototype de Morpheus. Cela a généré une bulle qui ne peut se résorber vu qu’elle est liée à moi et donc le noyau central de Morpheus.

— Et on ne peut pas résorber cette bulle ?

— Si, j’ai tout essayé, mais la seule façon est que j’arrive à fermer ma salle. Mais j’en suis incapable. Je… je ne sais pas ce que cela fera à Morpheus et aux personnes connectées.

Il se remet à fixer le garçon qu’il a été, qu’il n’arrive pas à réconforter car ne possédant pas cette chaleur apaisante en lui depuis la perte de ceux qui la lui apportaient.

Mme Margot secoue légèrement le docteur, se lève et s’énerve.

— Je vous ai déjà dit que vous ne devez pas chercher à résorber la bulle ! Elle n’est pas là pour tourmenter les gens mais pour leur montrer la réalité, les confronter à ce qu’ils n’osent pas voir en face ! Il faut juste qu’ils ne l’affrontent pas seuls ! Quand est-ce que vous allez vous décider à comprendre, combien vous faut-il de morts ?

— Parce que vous voyez que cela fonctionne, peut-ètre ? Combien de fois m’avez-vous accompagné ici, hein ? Tout ça pour quel résultat ?

Le docteur se lève à son tour, la fureur a pris le pas sur son agitation. Je me dresse et me place à leurs côtés.

— Mme Margot n’existe pas.

Il se tourne vers moi, incrédule.

— Mme Margot n’existe pas, le club du Pavot Noir est abandonné depuis des années. Tout ce qui nous entoure est inventé par nos inconscients. Vous avez cru avoir croisé la route d’une personne compatissante, comme je l’ai cru, alors que vous ne faisiez que matérialiser en une personne la solution à vos problèmes. Le rève est tellement trompeur que même vous êtes tombé dans votre propre imagination.

Le docteur fait les cent pas dans la petite pièce, en prise avec ses pensées, puis s’arrête devant le lit. Le petit garçon lâche alors sa peluche, observe le docteur, se lève du lit et s’approche de son ainé. L’enfant prend la main du docteur, qui se baisse et accepte un câlin de son jeune lui. L’enfant parle de ce qu’il aimerait devenir, miroir de ce que le docteur aurait dû expliquer. Une sensation apaisante envahit alors la pièce, qui retrouve l’ambiance chaleureuse et lumineuse que je lui connaissais.

Mme Margot se baisse à son tour et pose ses mains sur les épaules du docteur et celle du garçon, les larmes aux yeux. Ils se chuchotent des paroles sincères qui ne me concernent pas.

Tu dois en faire autant.

N’osant pas ajouter le moindre mot, je sors et découvre à nouveau des pétales noirs devant la porte. La piste conduit au couloir où Léa m’a amenée la dernière fois que l’on s’est vu. Le hublot d’une porte s’illumine et de nouveau des émotions négatives m’assaillent. J’entre et suit les pétales le long de la rue, traverse le square avec son cheval à bascule et arrive dans une impasse, cernée de statues difformes.

Les gargouilles s’animent, l’une d’entre elles descend de son piédestal et vient vers moi, claudiquant tel un corbeau de mauvais augure. Elle s’arrête, me jauge, me juge. Une sensation désagréable m’envahit, un soupçon de colère sur une montagne de mépris. Léa apparait et se tient à mes côtés, me soutient.

Tu dois prouver que tu peux affronter ce qui te tourmente ici, tu dois TE le prouver. Rien ne te veux du mal à part toi-même.

La gargouille s’approche encore plus et me dévisage d’un œil lisse et inerte. Je dois me métamorphoser en Léa, abandonner Aurélie tel une mue, permuter nos devenirs.

— Qu’es-tu, sinon désespoir ? Qu’es-tu, sinon échec ? Réponds et tu pourras poursuivre, à défaut de survivre.

On dirait une charade, absconse. Cette gargouille est issue de mon inconscient, je dois lutter par mon esprit conscient, l’amener à contrer ses tentations, profondes et sombres. Léa a raison, ce lieu est construit de mes propres errements, je dois les combattre, me combattre, devenir ce que je souhaite réellement, ne plus dépendre d’un passé trituré en tout sens pour n’en garder que le poison.

— Je suis ce que j’ai pu ètre, ne suis plus ce que j’étais devenu.

La gargouille s’évapore. Je me sens mal, le vide est fait d’émotions ardentes ; cela me donne le vertige. Un instant, je crois revenir à mes tortures quotidiennes. Le raclement des pattes d’une gargouille sur son socle attire mon attention. Elle prend la parole, charade sur le même ton que sa prédécesseuse.

— Petite dame, ici s’échoue les tourmentés et leurs tortionnaires, ne faisant qu’un. Au loin s’ébrouent les vagues du nouveau, laissant une douce écume de souvenirs sur la plage du passé. Sauras-tu me dire : du loin ou du proche lequel choisis-tu ? Es-tu ton passé lacéré ou l’ébauche d’un futur lumineux ?

— Je suis ce que je deviendrai, non ce qui me gangrène l’esprit.

La gargouille disparait tandis que des dizaines de ces camarades s’animent, claudiquant vers moi, murmurant un simple prénom. Toujours le même, celui de mon amour disparu. Ethan. Je ne pensais pas subir ta perte avec tant de violence, de désespoir, de colère enfouie en profondeur, de culpabilité malsaine.

Je m’écroule à genou, les sentiments horribles de ce rève m’assaillent, je trébuche sur les échos que ce souvenir provoque en moi. Le lit, la chambre stérile et impersonnelle, mon incompréhension devant la réalité et les suites de ma perte. Comment ai-je pu croire un instant qu’une main au creux de la mienne et un baiser saurait me changer, me métamorphoser comme si rien ne s’était passé ? Comme si de simples mots guérissaient les peines ? Des larmes perlent et s’évaporent dans le néant. J’échoue, encore. Les voix des gargouilles résonnent de plus belle, entonnent mes pires pensées en un ballet sordide, les répètent à l’envi, sans fin. Un malètre lancinant s’installe, dévore tout sur son passage, ne laisse aucun plaisir intact. Ma tête tourne, je ferme les yeux, m’enfonce dans ce malstrom sonore, mes repères s’égarent.

Aurélie, n’abandonne pas, je t’en supplie ! Tout ça n’existe que parce que tu le veux au fond de toi !

Léa…

Je rouvre les yeux. Les gargouilles se transforment et coulent en une fumée âcre, se fondent en une créature brumeuse, qui s’approche de moi. En un ultime sursaut de volonté, je la sers contre moi pour lui faire ressentir mes émotions retrouvées, mon estime reconstruite et, grâce à une Léa imaginaire enfouie en moi, épanouie. Mes pleurs me font souffrir par leur intensité, chaque goutte qui perle m’arrache un fragment de mon mal, une vague de chaleur intérieure éclot doucement contre ma haine, contre le dégout de moi-même, ma culpabilité d’ètre humaine, sensible, de vouloir à nouveau que quelqu’un éprouve ce que je ressens pour elle. La créature prend un visage humain, aux traits familiers, les miens, déformés par ma psyché torturée. Elle pleure à mon diapason de larmes. Je souris, la créature en fait autant, miroir incarné de mon ètre.

Le sourire de ma némésis disparait en filets de brume, emporte son enveloppe onirique dans les tréfonds de mon rève, avalée par ma renaissance. Le bâtiment, les pavots, tout s’évanouit en fumées paisibles, ce monde fait de brumes disparait, ainsi que Léa, radieuse. Je me relève d’un bloc, affronte les gargouilles du regard, seules sur leurs socles au milieu des ténèbres. Elles sont surprises, puis un sourire fissure leurs visages rocailleux et elles se transforment en mousse carmin, émettant de légers blops multicolores, pour finalement disparaitre et me laisser, littéralement, dans le noir absolu et serein de mon esprit.

Presque serein, un dernier pas…

Je marche, ne sachant vers où me rendre dans ce néant, tourne en rond et m’arrête. Une chouette apparait au loin, vole jusqu’à moi et se pose à mes pieds. Elle me jette un regard étonné et repars d’un vol rasant. Se dévoile devant son vol un paysage étonnant, fait de fleurs de pavot aux couleurs sans cesse changeantes. Elles se balancent avec calme dans une douce brise qui rabat vers moi un chant agréable, une berceuse enfantine.

À l’horizon, de majestueuses montagnes percent le ciel, dans lequel dardent plusieurs lunes aux tailles et couleurs dissemblables. Leurs reflets inondent la vision de teintes magnifiques, argentées par moment, dorées par d’autres. La chouette me guide vers une cabane tapie au creux de plusieurs buissons multicolores, se pose sur une barrière en bois et m’observe de ses grands yeux scrutateurs. La berceuse se fait plus forte, enivrante.

Je repousse le battant de la barrière, remonte le chemin de dalles en caillebotis et arrive devant une nouvelle porte sculpté, à la différence que cette fois l’ivoire et la corne ne s’opposent pas, paraissent plutôt fusionner pour obentir une évocation sincère d’une réalité brute, de ma vie. Je toque au lourd battant, la berceuse continue. J’ouvre la porte et émerge dans une salle d’hôpital, à la différence que celle-ci sent le pain chaud, les soirs d’étés à la campagne, l’éveil printanier de la nature, le petit-déjeuner servi au lit par l’homme que j’aimais et aimerai toujours, d’une façon ou d’une autre, même si ce n’est qu’un souvenir embaumé.

Ethan allongé et inconscient sur un lit d’hôpital, voilà ce qu’il me reste comme mémoire, écho monocorde de ma peine abyssale. La chanson perdure, m’enlace de sa rengaine apaisante. Je m’approche de toi, prends ta main dans les miennes, la trouve plus chaude que dans mes souvenirs, plus douce.

Je repense à cette nuit où je me suis endormi à tes côtés, toi malade et moi incapable de pouvoir t’aider, te guérir. Les remords et regrets sont de patients venins quand ils touchent aux choses que nous ne sommes pas en mesure d’accomplir, ils rongent notre volonté et nous égarent sur un chemin sans fin. Je ne ressens plus que de l’amour pour toi, Ethan, plus de culpabilité, je ne pourrai rien y changer. Je caresse ta joue, m’approche pour t’embrasser sur le front. Tu te réveilles, m’observes d’un regard tout aussi empli d’amour, symétrie parfaite de mes sentiments. Tu te lèves, te déplaces d’un pas glissé plus que marché jusqu’à la porte et la repousses. Je te suis et nous arrivons dans ce qui est maintenant un champ de coquelicot, d’un rouge ardent, magnifiques et brillants sous les rayons d’un soleil radieux et prodigue de son énergie.

Tu me prends par la main et nous marchons vers l’horizon, une dernière frontière aussi bien pour toi que pour moi, au milieu des fleurs ondulantes. Je me retourne et discerne Léa, devant la cabane, nous sourions et un bref instant ma vision se trouble.

Quand elle redevient nette, je suis sous le porche en bois et me regarde partir avec Ethan, main dans la main. Je ferme les yeux pour graver ce souvenir, fixer cette dernière photo de ce que nous devons rester pour l’éternité dans ma mémoire.

Mes pensées s’échappent et peu à peu me laissent sereine ; la paix est un vide dans lequel l’oubli devient félicité.

 

*

 

Le soleil est encore bas ce matin tandis que je remonte l’allée du cimetière. Ses rayons se font faisceaux rasants au contact des stèles, teintent la pelouse d’ombres et de pales rougeurs.

J’arrive devant ta tombe, épreuve que je n’avais pas osé affronter depuis l’enterrement.

Je m’assis en tailleur devant toi, te raconte tout ce qui s’est passé, cet étrange rève purificateur au sein de Morpheus, les tourments que je me suis infligés, culpabilité vaine pour un évènement sur lequel je n’avais pas eu de prises, que je n’ai pas su défaire. Au lieu de cela je l’avais ressassé, reconstruit inlassablement pour ne pas affronter la seule réalité : ta mort et ma solitude. J’explique plus que ne me justifie, ne souhaite pas avoir de pardon ou de bénédiction, juste que tu saches le chemin que j’ai parcouru et l’asile que j’ai enfin trouvé, façonné par mes actions et mon inconscient. Simple retour des choses, face à toi, face à moi-même, en toute sincérité.

Sur le pourtour de la tombe, je plante des graines de pavot. Une fois germées et épanouies, ces fleurs protègeront ton repos de leur rouge particulier. Pas d’une nuance ostentatoire, obsédante et tentatrice, mais d’un simple rouge, sobre, qui trouvera des soleils comme celui d’aujourd’hui pour parsemer ses reflets dans les airs et sur ton épitaphe, que je n’avais pas osé faire graver depuis ta mort. Il orne dorénavant la stèle de ces lettres simples et qui, je l’espère, t’aideront à trouver ton repos.

« Fais de beaux rèves. »

Je ne t’oublierai jamais, tu seras pour toujours les bons souvenirs, les moments agréables et intenses que nous avons pu vivre ; plus jamais une torture, un cauchemar.

Je te regarde une dernière fois avant de sortir du cimetière, avant de quitter ta dernière demeure et rejoindre le tribunal, où je dois témoigner dans le procès du Dr Nott, rescapé de son suicide, coupable de ne pas avoir compris à temps que la divergence originelle était en lui, simple mais douloureux souvenir ancré dans les premiers instants d’un système intelligent, certes, mais ne comprenant pas l’impact de ses décisions et par la même faisant preuve d’une maladresse meurtrière à l’égard de personnes qu’il cherche à aider. Il est paradoxal de constater que la décision de laisser Morpheus en l’état et de créer un service d’aide aux personnes échouées dans ce que dorénavant la société appelle la « bulle du Pavot Noir », est précisément ce que cherchait à obtenir Mme Margot, facette onirique du docteur Nott, qui donc avait en lui la réponse à son propre problème. De même que moi, et que tant d’autres.

Les tréfonds de nos psychés seront encore une terra incognita pour longtemps, nous dévoilant ses dangers au gré de chacun et, à l’instar des explorateurs de jadis, les plus grands périls seront enfouis tout autant en nous que dans cette nouvelle jungle à explorer, en quête d’une potentielle source de renouveau.

Je me laisse porter au gré des mouvements d’une capsule-métro, blotti comme un chat au creux de cet avenir indéfini qui me tend la main.

 

 

FIN

 

  

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez