𝙿𝚛𝚘𝚕𝚘𝚐𝚞𝚎

Sous les immenses verrières embuées de Valorne, la nuit pesait comme un linceul de suie. Gabriel ajusta la visière de son casque en cuivre poli, estampillé du sigle de la Compagnie des Conduits à Vapeur, et alluma la petite lanterne à gaz qui pendait à son col : un jet jaune projetait ses cercles tremblants sur la paroi tapissée de tuyaux et de pistons.

Autour de lui, des conduits en laiton suintaient une vapeur âcre ; à intervalles réguliers, un sifflement précis vibrait contre la roche humide — vestige d'un ancien réseau d'aérations pneumatiques, unique à Valorne. A quelques pas devant lui, Noctis talonnait un cadran gravé qu'il avait lui-même calibré : la jauge de pression, garante de leur survie.

Plus loin, Caël glissait des cartouches explosives dans des niches métalliques, soudées aux veines de minerai, et fixait chaque charge au moyen d'un fil de cuivre retors comme un nerf vivant. Dans la poche intérieure de sa tunique, Gabriel sentait le relief d'un parchemin scellé : la liste des omégas qu'ils s'étaient juré de libérer.

— Prêt ? murmura Noctis, la mâchoire serrée.

— Quand ce pilier cédera, tout s'effondrera, acquiesça Caël dont les yeux brillaient d'un feu intérieur.

Un cliquetis métallique répondit au mouvement de la manette sur le détonateur : l'air comprimé fit vibrer la chambre interne de l'engin. Immédiatement, un grondement sourd traversa le tunnel, accompagné du souffle rauque d'un cylindre brisé. Tuyaux, conduits et roches vibrèrent comme un mille-pattes mécanique. Les fioles médicinales tintèrent dans le sac de Gabriel, puis une pluie de poussière et de débris fouetta leurs visages.

— Par là ! souffla Caël d'une voix étouffée par le vacarme.

Ils s'engouffrèrent dans une galerie latérale ; tout autour, des restes de rails et de chariots à vapeur témoignaient d'une ère où Valorne exploitait ses entrailles pour alimenter ses machines. Les soupapes crachèrent leur colère, menaçant de les avaler sous leur souffle brûlant.

Quand le tumulte souterrain retomba, ils débouchèrent sur une cour intérieure en ruine, où des braseros automatiques crachaient encore de la braise inerte. Des automates statufiés — mi-tubes, mi-sculptures — étaient figés dans un dernier élan. Au centre, un vieux puits éventré, ourlé de tuyauterie éclatée, offrait la lueur froide de la lune.

Noctis poussa contre une grille sertie d'engrenages grippés. A l'intérieur, des omégas affaiblis aux traits émaciés et aux vêtements rapiécés de toile cirée levèrent des yeux coupés de fatigue. Gabriel murmura un mot, fragile cri de guerre : "Liberté."

La grille, mue par un vieux contrepoids, grinça puis se plia sous la force de Noctis. Un par un, les captifs s'engouffrèrent dans la galerie débarrassée, leurs pas résonnant sur les plaques de métal comme un bal hésitant. Gabriel, en tête, maniait la flamme comme un étendard : la lumière dansante dévoilant les pistons fissurés et les écrous broyés du plafond de fer. Derrière lui, Noctis poussait les plus lents.

Au milieu de la file, un vieil oméga s'effondra. Le claquement sourd de son genou contre une plaque chauffée par un tuyau fuyard fit se retourner Gabriel. Il intima aux premiers de continuer leur marche, puis s'élança vers l'homme dont le visage raviné portait la fatigue et l'abandon. Sans un mot, il glissa un bras sous ses épaules et lui offrit une main ferme, un soutien silencieux.

Ils débouchèrent enfin sur un parvis délabré, silhouettes en clair-obscur sous un plafond ajouré de plaques de laiton oxydé. Les captifs, haletants, levèrent les yeux : pour beaucoup, c'était leur premier regard sur les étoiles sous un dôme de métal percé. Chaque marche en fonte s'affaissait sous leurs bottes, libérant un parfum mêlé de terre et de vapeurs florales clandestines — mélange d'humus et d'essence botanique qu'Astenval, la cité voisine, avait l'habitude de distiller dans ses jardins suspendus.

Gabriel reposa la torche sur un bloc fissuré, jeta un coup d'œil aux silhouettes alentour et recompta leurs ombres projetées contre la pierre : Noctis, les omégas... mais pas Caël. Un désarroi glacé mordit son cœur.

— Caël ! appela-t-il, la voix étranglée.

Seul le souffle d'un mécanisme mourant répondit à son écho. Au pied d'un amas d'obus désamorcés, un fragment d'obsidienne poli comme une lentille était relié à une fine chaîne en cuivre brisé. Gabriel s'en saisit ; le métal vibrait sous ses doigts. Il croisa le regard silencieux de Noctis : l'espoir venait de rompre en crainte.

Il leva les yeux vers la galerie déserte et sut, dans ce silence, que leur liberté venait de faire naître un vide plus lourd que tous leurs fardeaux.