01. La nuit étoilée, Van Gogh

La valise était trop lourde et ses bras, pas assez musclés. Victoire Lovelacet s’était certes attendue à un effort physique – mais elle n’aurait pas imaginé suer autant au bout de seulement quatre étages.

Zut, il faudrait vraiment que je me remette au sport, songea-t-elle en reprenant son souffle. Derrière elle, Madame Sophie Lovelacet portait des sacs remplis d’objets d’adultes : éponges, sac poubelles, grille-pain, produits pour nettoyer les fenêtres… Serviettes, lingettes et chaussures étaient aussi au rendez-vous, sans parler des dessins et affaires de cours qu’il avait fallu emmener. Pourtant sa respiration pantelante ne s’arrêtait pas. Cela motiva Victoire à avancer : elle, avait la jeunesse et la santé. Un pas après l’autre, elle se remit en mouvement.

L’arrivée au sixième étage fut reçue comme une bénédiction. Du sang pulsait dans sa gorge, de la bile remontait le long de son œsophage et ses bras refusèrent de se tendre lorsqu’elle voulut poser la valise au sol. Non, son corps n’aurait certainement pas supporté un étage de plus.

Elle attendit quelques instants que sa mère la rattrape. Les joues de cette dernière rougissaient sous l’effort et elle respirait si bruyamment que Victoire craignait qu’une crise d’asthme ne l’emporte par surprise. Cela arrivait parfois. Mais Sophie reprit doucement son souffle et bientôt, elles se dirigeaient toutes deux vers la petite chambre.

Ma petite chambre.

La porte n’était pas loin de l’escalier mais le couloir semblait long. La valise, en plus du boucan des roues sur le carrelage, se coinçait constamment sur les tapis de bienvenue de ceux qui seraient bientôt les voisins de Victoire.

Qui l’étaient déjà, en fait.

La jeune fille tentait tant bien que mal d’éviter les obstacles mais n’arrivait pas à retenir le poids de son bagage : quand il ne se bloquait pas sur les paillassons, il se cognait joyeusement contre les murs avant de retomber bruyamment sur le sol.

Elle arriva enfin à destination et entreprit d’ouvrir la porte. La tâche ne fut pas aisée : angoissée, elle était déjà trop maladroite pour manipuler des objets de la taille d’une montre. Alors trouver la bonne clé dans la pénombre, c’était mission impossible.

Sa mère la rejoignit, déposa les sacs au sol et tâtonna le mur jusqu’à trouver un interrupteur. Les ampoules grésillèrent avant de s’allumer totalement.

Enfin, Victoire put enfoncer la clé adéquate dans la serrure.

La porte s’ouvrit sur sa nouvelle vie.

 

La chambre n’était pas bien grande. Sur la droite, un lit ; sur la gauche, une douche. Une kitchenette modeste – quelques couverts, deux assiettes, une poêle et un frigo – prenait la majorité de l’espace. Plus loin se trouvait un lavabo remonté d’un miroir esthétique et en face, un bureau vide. La pièce était surplombée d’une grande fenêtre qui devait rendre le tout très lumineux, le soleil eût-il pointé le bout de son nez.

D’un coup de poignet, Victoire envoya rouler la valise au fond de la pièce et s’empressa de soustraire les sacs des bras de sa mère.

Cette dernière fit quelques pas. La chambre n’était pas éclairée par le soleil couchant, et Victoire distinguait seulement la silhouette maternelle grâce à la lumière du couloir. Les mains sur les hanches, son menton balaya le petit domaine d’une attitude approbatrice.

— On a quand même vraiment eu de la chance de trouver ça, hein ? dit-elle.

Victoire acquiesça d’un mouvement de tête.

Sa mère se pencha vers le matelas dépourvu de draps.

— Tu auras besoin d’aide pour faire ton lit ?

Haussement d’épaules.

Madame Lovelacet ne fut pas offensée par son mutisme : Victoire ne parlait plus. Une fois le choc passé et l’espoir parti, ses proches avaient appris à la comprendre autrement. Un dos courbé, des bras croisés. Une main dans les cheveux, un froncement de sourcil, un regard fuyant ou encore une lèvre mordue ; cela ne remplacerait jamais sa parole, mais ces petites attitudes cumulées aux dessins de la jeune fille permettaient une communication précaire.

Victoire entreprit de sortir les draps des sacs et Sophie vint lui prêter main-forte.

A deux, le lit fut fait en quelques minutes.

Victoire avait une théorie selon laquelle avoir un enfant conférait aux femmes quelques pouvoirs particuliers. Comme celui de systématiquement trouver les objets perdus, les places de parking, de deviner les mensonges, de mettre mal à l’aise mais surtout, de faire concorder le coin du drap avec celui du lit. Dans les mains de Victoire, le linge n’était ni assez long ni assez souple pour atteindre l’autre extrémité du matelas, mais sa mère fit tenir le tout en un rien de temps.

La couchette était maintenant toute belle.

Madame Lovelacet jeta un regard à la fenêtre. La vue donnait sur les pièces éclairées des appartements voisins et, si on se penchait un peu, on apercevait la cour de l’immeuble.

C’est drôlement haut, angoissa Victoire avant de s’éloigner de la balustrade.

Elle ne passerait pas son temps devant les vitres, de cela elle était certaine.

— Ce sera calme ici, tu n’es pas côté rue, approuva sa mère. Tu pourras dormir tranquillement.

Un sourire fendit son visage, sourire que Victoire renvoya calmement.

Il fallait que Sophie n’y voit que du feu. Il le fallait.

— Ça va aller ? s’inquiéta cette dernière en s’approchant. Tu seras bien ici, hein ?

Son regard cherchait l’approbation dans celui de sa fille. Victoire espérait que ses yeux reflétaient un bonheur qui rassurerait sa mère.

Madame Lovelacet serra Victoire dans ses bras, fort. Une étreinte tendre. Un câlin d’au-revoir. La jeune fille passa à son tour ses bras autour du corps maternel dans la tentative de rendre un peu d’affection. Tentative dérisoire : elle osait à peine toucher la chemise repassée ou poser sa tempe dans le creux de l’épaule adulte. Elles restèrent ainsi un moment, aucune n’ayant réellement l’envie de quitter l’autre. Aucune n’ayant réellement l’envie de rester, non plus. Finalement, la mère brisa l’étreinte la première, s’en arracha lentement, embrassa sa fille sur le front. Le temps de l’envol n’était facile pour personne, mais il était nécessaire.

Et il se précipitait peut-être, mais à qui la faute ? Sophie était celle qui avait déclenché cette idée. Elle était celle qui avait créé ce contrat, cette promesse. Victoire entendait encore les mots résonner à ses oreilles :

— Si tu as une bonne mention au bac, Victoire, on te laissera partir. On te payera un appartement à Paris pour tes études. D’accord ? Mais tant que ce n’est pas arrivé, tu es encore ici. Tu es encore sous ma responsabilité, alors essaye de faire un effort… D’accord ?

La tête que Camille avait fait ! Sa petite sœur n’en était pas revenue qu’on propose de lâcher Victoire dans la nature alors qu’elle était loin d’aller bien. Ni même mieux.

Personne n’y avait cru. Là était le problème.

Personne n’y avait cru, et Victoire avait fait un effort. Elle l’avait eu, sa bonne mention.

Et elle regardait maintenant sa mère s’enfermer dans le piège qu’elle s’était elle-même tendu. Ironique, n’est-pas ?

— Tu appelles s’il y a un problème, d’accord ?

Victoire la rassura d’une ébauche de sourire. Madame Lovelacet s’approcha de la porte, l’ouvrit.

— Bonne soirée ma grande.

Le dernier regard dura longtemps. Plusieurs secondes.

Allez Maman, l’encourageait Victoire. Ça va aller.

Finalement, l’adulte sembla prendre sur elle et s’engagea dans le couloir – non sans regrets.

Victoire la regarda partir. Lorsque la silhouette eut disparue, elle ferma la porte.

 

Le noir n’était pas dense. Dans l’obscurité, elle distinguait la forme de sa cuisinière, ses affaires qui parcouraient le sol, le coin du miroir dans lequel se reflétait le ciel, la lampe de bureau qui serait sa seule source de lumière une fois la nuit tombée.

Sa main se promena sur le mur lisse jusqu’à trouver l’interrupteur. L’ampoule clignota puis s’alluma complètement. La lumière projetée, faible et jaunâtre, allongeait l’ombre du lit ; elle transformait les sacs en êtres difformes, donnait aux rideaux la consistance d’un homme, laissait la douche dans un coin de pénombre.

Victoire fit quelques pas, essayant de se familiariser avec ce nouvel environnement qui était désormais le sien.

Elle ouvrit la porte de la douche. Celle-ci lui résista avant de révéler un espace exigu et un siphon minuscule. Une raclette gisait sur le sol blanc cassé.

Elle passa sa main sur le plan de la cuisinière. Ses doigts tournaient délicatement autour des plaques de cuissons, se promenaient dans l’évier, sur l’égouttoir. Ils actionnaient l’eau du lavabo et palpaient les torchons qui gisaient plus haut, pendus par un crochet. Un micro-ondes trônait sur une étagère fixée au mur. Elle monta sur la pointe des pieds, et sa petite main se ferma sur la poignée abimée.

Celle d’avant devait être une Gaston Lagaffe comme moi, sourit-elle.

Elle enjamba les sacs qui lui bloquaient le passage, se cognant évidemment le genou contre sa valise. La perte d’équilibre la projeta contre son bureau en bois et une douleur à la hanche lui arracha un gémissement.

C’est pas vrai d’être aussi maladroite !

Elle s’assit enfin. Retira ses chaussures, retira ses chaussettes. Le mur face à elle arborait quelques rayures marron qui entachaient sa peinture blanche.

Elle entrouvrit la fenêtre et l’air frais s’engouffra dans la pièce, faisant voler ses cheveux et les anses des sacs recyclables.

Elle respira la bise, savourant sa liberté nouvelle.

Enfin, ne cessait-elle de penser. Enfin.

Mais le travail était loin d’être fini pour qu’elle se sente chez elle dans ce nouvel endroit.

Avec un soupir, elle commença à ranger.

Elle aligna ses chaussures sous le bureau, les affaires de toilette près du miroir. Elle ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil à son reflet – puis détourna aussitôt le regard. Elle se détestait.

Les serviettes trouvèrent leurs places dans un meuble sous le lavabo, les éponges autour de l’évier. Ses cours furent posés sur le plan de travail, les vêtements pliés et rangés dans les tiroirs sous le lit. Un petit vent lui rendit visite et déplaça quelques feuilles sur son passage. Machinalement, Victoire les remit en place, parfaitement alignées avec celles du dessous.

La touche finale fut Wilson. Un vieux chiffon blanc – enfin plus vraiment – qu’elle déposa religieusement sur l’oreiller.

Le regard qu’elle promena sur la chambre n’était pas tout à fait satisfait.

Au moins, je ne risque plus de me faire attraper par tous les trucs qui traînent, se rassurait-elle. Terminé, le tas d’affaires qui lui agrippait les chevilles et la poussait sur tous ses meubles.

Pourtant… pourtant, il y avait encore un problème. Quelque chose qui l’empêchait de se sentir réellement chez elle.

D’un coup d’interrupteur, la lumière s’éteignit. Le vent revint à la charge, poussant la fenêtre, soulevant les rideaux ouverts tandis que lentement, Victoire se dirigeait vers le miroir…

Et elle se fit face.

Il faisait noir, mais la nuit parisienne n’était pas la même que celle des campagnes. Noir clair, plutôt.

Son visage disparaissait dans la pénombre. On ne voyait rien de ses yeux, de son nez retroussé, de sa bouche ou de son menton anguleux. Rien, à part sa chevelure. La couleur blanchâtre éventrait faiblement l’obscurité.

Une lumière dans la nuit.

Elle resta debout à s’observer. Déterminée, elle regardait la lutte acharnée qui se déroulait entre elle et l’ombre. Au début, ses cheveux résistèrent, toujours visibles.

Elle ne sait pas combien de temps elle attendit.

La bataille se stabilisait et il semblait n’y avoir aucune issue, et les doigts de Victoire se recroquevillèrent car elle voulait voir, elle devait voir…

Elle finirait bien par gagner, par réussir.

Elle voulait voir. Alors, elle vit.

Elle vit le blanc délavé s’estomper. Il se débattait, mais le noir était bien plus fort. Bientôt, il enveloppa tout ce qui se trouvait dans la petite chambre. Il n’y eut plus de lit, plus de bureau, plus de miroir. Victoire elle-même n’était plus là : il l’avait avalée toute entière.

Un sourire triomphant fendit ses lèvres.

Même la ville des Lumières avait sa part d’ombre, au fond.

 

Plus tard, le soir, les yeux de Victoire refusèrent de se fermer.

Du haut de ses dix-huit ans, elle n’arrivait toujours pas à s’endormir dans un nouvel endroit.

Petite, c’était la peur d’un monstre sous le lit qui la tenait éveillée. Elle disparaissait alors complètement sous les draps et se persuadait que, tant qu’elle était cachée, personne ne la trouverait.

En grandissant, Victoire avait compris que le meilleur moyen de ne pas être trouvée était de se montrer au grand jour. Elle ne transformait plus sa couverture en armure comme elle avait eu l’habitude de le faire. D’ailleurs, elle suffoquait désormais sous cette protection.

Elle avait laissé la fenêtre entrebâillée pour empêcher la chaleur de l’étouffer. Le vent nocturne poussait difficilement les rideaux lourds, qui s’écartaient pour rafraîchir la pièce.

Elle tournait et se retournait dans les draps, essayant de ne pas penser à l’heure qui défilait et au sommeil qu’elle perdait petit à petit.

Endors-toi, bon sang…

Bien sûr, elle ne s’endormit pas.

Oh, ce n’était pas à cause de ses angoisses enfantines, non. Même si au cœur de la nuit, les rideaux gondolants semblaient poussés par le souffle d’un être invisible, le frigo et le ballon chauffant grondaient comme une bouche affamée et les rayons de lumière griffus se tendaient pour l’attraper. Même si le bruit étoffé de la chasse d’eau, plus loin dans le couloir, rappelait les voix des formes aux yeux rouges du passé.

Elle avait grandi, et avec l’âge ces peurs s’étaient envolées.

Et d’autres, étaient apparues.

D’autres qui continuaient de la tenir éveillée. Mais dont cette fois, sa couverture ne pouvait la protéger.

Ces autres, c’étaient des cauchemars. Des souvenirs.

Des souvenirs qui lui rendaient visite quand elle était seule – et elle n’avait rarement été aussi seule que dans cette petite chambre.

Elle n’avait pas envie de replonger dans cette réalité, ce soir.

Voilà pourquoi elle combattait ses paupières pendant qu’elle s’ordonnait de dormir.

Dieu, qu’elle détestait cette contradiction ! Avoir peur du noir tout en se convaincant qu’il était sa maison.

Tu penses trop, Victoire, s’arrêta-t-elle soudain.

Elle en avait marre de ce cerveau tout cassé.

Elle pria, cette nuit-là. C’était la seule chose qui réussissait à apaiser ses neurones sensibles.

Mais prier n’empêcha pas les cauchemars de l’emporter près de moi.

 

 

J’eus beau remuer la maison de fond en comble, je ne la trouvai pas. Elle était partie.

Partie. Partie. Partie.

Pourquoi cela faisait-il si mal ?

Mal ? Qu’est-ce que ça voulait dire ?

Je ne savais plus.

Ce que je savais, c’était que j’étais vide, encore plus vide que le vide. Il fallait que je la retrouve.

Il fallait que je la retrouve, il fallait que je la retrouve, il fallait…

Le rien m’absorba. Qu’est-ce que c’était ?

J’avais envie de casser l’armoire en bois, de déchirer les peluches d’enfance, d’éclater les murs. Mais je ne bougeais pas, rien ne bougeait et pourtant je tombais, comme si les règles de la gravité s’appliquaient encore à moi.

Je sentis soudain le noir m’envelopper. La nuit était là.

Je me forçais à rester calme.

Je m’oubliais complètement.

Complètement.

 

 Je n’étais plus rien.

 

 

Soudain, un écho.

Il me traversa tout entier.

 

J’y étais presque.

 

Presque.

 

 

Oui.

Je ne tombais plus. Je me sentais soudain gonfler, gonfler, gonfler encore. Tellement que j’allais éclater.

Tout était différent ici – je n’aurais su l’expliquer. Les murs n’étaient pas la même pierre, le plancher, pas le même bois. L’air ne me reconnaissait pas.

Mais elle était là.

Je la sentais aussi sûrement que je me sentais, moi.

 

Oui. J’étais là.

 

 

Le réveil fut difficile. Les paupières de Victoire étaient lourdes, son cerveau tapait à grand coup contre son crâne. Ses draps pleins de sueur lui collaient à la peau. Ses yeux étaient gonflés et, elle le savait, striés de vaisseaux rouge sang.

Et voilà, songea-t-elle le cœur encore lourd. Une nuit de plus.

S’extirper du lit fut une torture.

Les rayons du soleil l’appelaient à travers la vitre. Ils filtraient sous les rideaux et les perçaient presque, comme pour l’encourager à les ouvrir en grand et les laisser entrer. En plus, le vent leur facilitait la tâche, écartait les tissus et permettait à la lumière de se faufiler dans la chambre.

Ils auraient pu venir plus tôt la sortir de cet enfer – mais non. En retard, comme d’habitude.

Elle s’empressa vite de fermer cette foutue fenêtre.

Les rideaux ne vaudraient jamais de bons vieux volets, mais en se débrouillant bien, ils parvenaient à recouvrir pratiquement toute la surface de verre. Sans le vent pour leur frayer un passage, les rayons se trouvèrent en position de faiblesse. Ils eurent beau taper aux carreaux de toutes leurs forces, la chambre resta dans l’obscurité.

Elle ne voulait pas les voir aujourd’hui.

Ce n’était pas le moment de venir l’embêter.

 

Au lavabo, elle se débarbouilla à grands coups d’eau pour se réveiller. Dans la cuisine, elle se versa quelques céréales dans un bol. Elle n’avait pas de lait. Il faudrait qu’elle aille en acheter plus tard. Elle n’irait sûrement pas. Elle se dirigea vers la douche. Se ravisa.

Victoire passa sa première journée parisienne à somnoler sur son lit. Elle se levait parfois, faisait quelques pas puis reprenait son poste. Les secondes, les minutes, les heures se mélangeaient et bientôt, le diagnostic fut formel : elle s’ennuyait.

Elle était loin des jugements de Camille et de la pression de sa mère, et pourtant… Elle se sentait comme un hamster fatigué de sa roue – sauf qu’elle, n’avait pas essayé la roue qu’elle s’ennuyait déjà.

Et puis zut ! Ce n’était pas une mauvaise nuit qui l’empêcherait de fêter sa nouvelle indépendance comme il se devait.

Allez Victoire, on se bouge !

Dans un élan de motivation, elle s’assit à son bureau, attrapa ses crayons et commença à griffonner : rien de tel que le dessin pour éclaircir une journée morose.

Comme à chaque fois que les traits prolongeaient ses doigts, Victoire s’absentait. Sa main créait des portraits et images qui lui trottaient dans la tête et lui permettait de s’en séparer. Plus rien d’autre ne comptait à part les ombres, les détails, les sourcils, l’arc de Cupidon, les oreilles un peu décollées…

Soudain, elle jeta le crayon de papier au travers de la pièce.

Elle m’avait encore dessiné.

Ses mains tremblaient, les larmes montaient dans sa gorge et elle aurait souhaité ne jamais avoir saisi ce crayon, ne jamais avoir imagé ce portrait, et sitôt ses ongles déchiraient le papier et ses doigts sanglotant le chiffonnaient et…

Calme-toi, maintenant, se gifla-t-elle.

Cette chambre, c’était un nouveau départ. Hors de question de continuer à remuer les fantômes du passé.

Dieu, ne pouvais-je arrêter de la hanter ?

Elle inspira un bon coup. Expira.

Ça va aller, Victoire, ça va aller. Là, tu n’as qu’à manger quelque chose. Tu n’as rien avalé depuis le début de la journée.

En plus de sa propre voix résonnait celle de sa mère.

— Mange, Victoire. Pourquoi tu ne manges rien ? C’est incroyable, ça. Allez, on mâche et on avale ! Ce n’est tout de même pas si compliqué…

D’accord, Maman. Essayant de sortir mon portrait de son esprit, elle se dirigea près de la kitchenette.

Mais elle eut beau prétendre le contraire, ses mains tremblaient encore et le paquet de pain de mie lui échappa. Elle se précipita à sa suite et le nœud ne se retirait pas, elle tremblait trop, et ses ongles ne déchiraient pas le plastique, ils n’étaient pas assez pointus, et ses jambes peinèrent à la lever, son cœur était si lourd, et elle réussit à saisir le couteau mais dérapa, s’entailla le pouce et…

Zut. Zut zut zut zut, reniflait-elle.

Elle était pathétique. Même pas foutue de défaire un pauvre nœud sans se couper. Même pas foutue de passer une journée seule sans se briser.

Aller mieux, tu parles. Que des conneries.

Presque cinq ans, et je lui manquais toujours autant.

Elle tenta de se reprendre : elle renifla, s’essuya machinalement sans réaliser qu’elle barbouillait ses lèvres de sang. Elle coupa en deux une tranche de pain, mâcha sans contentement.

Sec. Pâteux. Il se décomposait dans sa gorge. On aurait dit du carton. Ou du coton.

Dégueulasse. Elle ne pouvait pas avaler ça.

Elle se précipita à la poubelle, cracha les miettes à moitié mâchées. Elle avait encore envie de pleurer mais ravala ses larmes. Il semblerait bien que ce serait la seule chose qui entrerait dans son estomac aujourd’hui.

Elle avait mal au doigt. Elle avait mal partout.

Elle songea à rester là, agenouillée devant un pauvre sac plastique. Mais les restes du dessin la regardaient et nourrissaient sa tristesse – et elle n’avait pas envie d’être encore plus triste qu’elle ne l’était déjà.

Non, hors de question.

Mais la douleur était plus forte que sa détermination.

Et puis zut, y’a personne de toute façon, et soudain, elle craqua.

En pleurs, elle se jeta dans les bras de son oreiller. Wilson l’enlaçait et absorbait ses larmes dans sa surface trouée.

Toute à sa souffrance, Victoire ne vit pas qu’un filet de sang gagnait du terrain sur le doudou blanc cassé.

 

 

Bip bip bip bip.

C’est pas vrai. La voix dans sa tête était pâteuse, floue, endormie.

Bip bip bip.

Son rêve était bien, pour une fois. Elle avait encore un pied dedans – et comptait bien y retourner sans tarder.

Bip bip.

La ferme. Pourquoi les bons moments se terminaient toujours trop vite ? Alors que les mauvais, s’étiraient et s’étiraient jusqu’à n’en plus finir, comme un élastique qu’on tendait toujours plus et qui ne se brisait jamais.

Bip.

Ça suffit.

D’un geste brusque, elle envoya valdinguer le téléphone contre le mur.

Enfin tranquille.

Mais elle avait beau fermer les yeux, enfoncer sa tête dans l’oreiller mou, attraper Wilson et le supplier de la guider dans les étoiles nocturnes, rien n’y fit : le rêve était parti.

Foutu réveil. Pourquoi avait-il sonné, d’ailleurs ?

Soudain, elle se rappela.

Aujourd’hui était un jour important. Capital, même.

Aujourd’hui, c’était la pré-rentrée. Le premier jour de la première année de sa nouvelle vie. Son premier jour à l’université.

Oh zut, soupira-t-elle. De mieux en mieux.

Clairement, cette journée commençait aussi mal que la précédente.

Elle hésita, au début. Se lever ou rester dormir ? S’habiller ou traîner en pyjama ? Y aller ou sécher les premiers cours ?

Wilson la fixait d’un mauvais œil. Son corps tout troué semblait croiser les bras et lui lancer d’un ton moralisateur :

— Enfin, Victoire, fais quand même un effort. Ce n’est que le premier jour.

C’est vrai.

Crotte, ce tas de chiffon avait toujours raison. Ça l’énervait.

Mais comme Victoire avait toujours écouté Wilson, elle se leva. Petit-déjeuna ses céréales préférées. Elle fit même son lit, et allongea royalement son doudou sur l’oreiller.

Tiens, il y avait une tâche marron sur son corps blanc.

Mais Victoire ne s’arrêta pas sur ce détail. Elle entreprit de s’habiller – et le chiffon sembla sourire.

J’espère que t’es fier de moi Wilson, parce que c’est pour toi que j’y vais.

Elle, n’avait aucune envie de parcourir les couloirs de la faculté.

Au début, elle songea à faire un sacré effort vestimentaire – mais se retrouva finalement dans son uniforme habituel.

Quelle surprise

C’était marrant. Lorsqu’elle pensait à sa première rentrée étudiante, elle s’était toujours projetée dans une journée incroyable.

Elle, entourée de plein d’amis.

Elle, confiante et maquillée comme une professionnelle.

Elle, dans une tenue qu’on voyait sur les filles à la télé.

Qu’est-ce qu’elle était loin de la réalité, à cette époque ! Elle avait envie de rigoler. A quel point elle s’était plantée sur sa vie ! C’était à mourir de rire. Ha ha ha.

C’était à mourir tout court.

Elle sentait peser sur elle le regard de Wilson.

Quoi ?

Il n’était pas content. Il n’aimait pas qu’elle ressasse le passé de la sorte.

Il fallait aller de l’avant, bla bla bla.

Ça sert à rien de me regarder comme ça, tas de chiffon. T’as même pas d’yeux.

Cette pensée la rassura un peu.

Tant pis pour ses vieux t-shirts et son pantalon troué. Après tout, ce n’était pas comme si elle comptait se faire des amis.

Elle attrapa son sac, récupéra son téléphone fissuré.

« N’arrive pas en retard », écrivait sa mère. Wilson fronça les sourcils pour appuyer ces mots.

Oui ben ça va, j’y vais, ronchonna Victoire.

Et elle y alla.

Pas coiffée, pas lavée, un sac à la fermeture cassée : la voilà qui se dirigeait vers sa nouvelle vie d’adulte.

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