— Ah ! Ton Chevalier, il est mort sur le front gamin, y'a pas à chercher plus loin. Et me regarde pas comme ça, avec tes yeux verts, s'exclama le tenancier, grand homme large d'épaules à la longue barbe blonde. Myrrdin serra les poings, et les dents.
Il voulait hurler à la face de ce type que c'était impossible. Qu'il ne connaissait pas l'homme et le chevalier exceptionnel qu'était Argan. Qu'il n'avait pas le droit de dire de telles choses.
Mais il ne pouvait pas, en tant que simple écuyer malgré ses dix-huit ans bientôt révolus, il devait le respect à ses pairs pour devenir digne de l'adoubement, ne fussent-ils que de simples aubergistes insensibles aux chagrins de la guerre. Il devait être bon, généreux, et savoir passer l'éponge facilement; il devait se montrer calme, réfléchi, mature, pour que les Anciens le déclarent enfin apte à devenir Chevalier. Son serment lui interdisait de se comporter autrement, et il attendait déjà depuis trop longtemps pour leur donner encore un motif injuste de le discriminer.
Son statut d'écuyer d'Argan O'Sullivan rendait déjà son futur suffisamment incertain, et briser son Vœu était bien la dernière chose dont il avait besoin à présent.
— D'accord... Merci quand même alors, soupira t-il, tournant les talons pour sortir de l'auberge miteuse, espérant que ses boucles noires dissimulent suffisament bien l'expression furieuse de son visage fatigué.
Quelle idée il avait eue aussi de venir chercher dans ce genre de bâtiments aussi peu accueillants que leurs propriétaires ! Mais il n'avait aucune piste et retrouver Argan était tellement important que... L'écuyer s'était jeté sur la première rumeur qui lui était passée sous le nez.
Mais le Chevalier aperçu dans le coin ne ressemblait vraiment pas à quelqu'un digne de porter ce titre, pour quiconque connaissait l'estimé Duc d'Estrefol, grand parmi les guerriers et politiciens, de ces hommes dont on avait jamais assez en temps de conflits, et dont la disparition se trouvait être une de ces tragiques catastrophes pouvant changer jusqu'à la face du continent.
Car en plus d'être Parrain et Seigneur du garçon depuis maintenant sept ans, l'homme était à la tête du plus grand duché des quatre royaumes et possédait une influence politique sur le Roi de l'Est, son beau-père dont il était l'un des conseillers officieux, qui aurait bien pu à force de patience le mener à signer la fin de cette guerre de territoire qui faisait du Nord-Est du pays un endroit pauvre et stérile depuis onze ans.
Et depuis une semaine tout ces beaux plans se trouvaient ruinés, car Argan avait disparu.
Selon Brad, un vassal du Duc, son compagnon de chambre et frère d'armes de surcroît, la dernière fois qu'il aurait été aperçu, sur le champ de bataille, il se préparait à sauter de son cheval, la bête ayant été mortellement atteinte par une lame adverse à un endroit faible de la cuirasse couvrant son corps. Mais après cela, plus une trace, et aucun corps. Personne n'avait demandé de rançon.
Argan paraissait tout simplement s'être volatilisé, et lui, Myrrdin, se retrouvait à traquer le moindre indice qui aurait pu les aider à le retrouver. Des mauvaises langues murmuraient qu'il avait déserté, quand pourtant le devoir seul gardait l'homme sur le front car son privilège aurait facilement pu le conduire à échapper à ce que sa position militaire commandait.
On avait envoyé l'écuyer chercher son Seigneur dans la lande en se moquant, murmurant qu'il ne réussirait pas même à soutirer des rumeurs sur le disparu aux commères puisqu'il ne savait même pas manier une lame, et encore moins bien l'art de la parole.
Brad lui avait donné les dernières correspondances d'Argan, mais cela n'apportait rien de concret. Le jeune homme se sentait juste mal de fouiller dans les lettres de son cousin, surtout que quasiment toutes les missives étaient rédigées pour la femme de ce dernier ou son frère de lait, resté au duché, et que l'écuyer avait l'impression de violer leur intimité.
Le garçon flatta l'encolure de son palefroi à la robe souris, et se hissa dessus en soupirant. Il resta en selle quelques instants, immobile, à juste apprécier la caresse du vent sur son visage et la chaleur de l'animal sous ses jambes, comme si cet instant de calme allait effacer tout ses problèmes. Cependant pas même le bruissement incessant des herbes hautes ou le hurlement des rafales ne pouvait faire taire le vacarme de ses pensées.
Myrrdin fit claquer les rênes, puis dirigea sa monture vers un chemin au hasard. Il n'avait plus aucune piste, rien. C'était à peine si il ne jouait pas sa destination aux dés. Et toujours cette même question qui restait sans réponse...
《 Auriez vous vu un homme blessé ? Grand, la peau cuivrée, avec des yeux très bleus. Des cheveux noirs, portant peut-être les armoireries d'Estrefol ? 》
Parfois, on lui indiquait qu'un bougre plus ou moins similaire à la description avait été aperçu, mais même si l'écuyer se précipitait pour vérifier, au cas-où, il savait bien que c'était vain.
Pourtant Argan devait bien être quelque part ! Son destrier avait été retrouvé seul après la bataille, sa grande forme inanimée aux membres raidits par la mort caparaçonné d'une armure de guerre, toujours recouvert du grand drap bleu frappé du symbole d'Estrefol, une rose entourée de ronces, le tout peint d'un rouge sanglant se confondant avec l'hémoglobine qui avait coulé des flancs immobiles. Son haubert, par contre, et toutes les pièces de son armure, avaient disparu avec lui, mais il restait son épée.
Un grande épée équilibrée, de taille, au tranchant aiguisé et au pommeau rond. La garde de cuir, bien qu'usée par la paume du Chevalier qui l'empoignait souvent, assurait une bonne prise sur le manche. Elle portait le nom d'Ysfal, la juste, car ne s'abattant jamais sans raison.
Myrrdin gardait la lame accrochée dans son dos, car il se sentait indigne de la ceindre à sa taille avec son baudrier encore vide et le laisser sur le troussequin de la selle de sa jument s'avérait trop dangereux, puisque des voleurs pouvaient toujours s'enhardir à tenter de la saisir.
L'écuyer se laissa bercer par le pas tranquille de sa monture, l'esprit occupé par trop de souvenirs de ces onze ans passés près du disparu. Il devait le retrouver, et jour et nuit cette mission l'obsédait.
Parce qu'il aimait son cousin, parce que sans lui il ne pouvait pas être adoubé, certes, mais aussi parce qu'Argan venait d'avoir un fils et qu'il ne pouvait pas oublier le sourire qui avait fleuri sur les lèvres du Chevalier quand la lettre lui était parvenue. Il n'arrivait pas à se défaire de l'image du Duc qui l'entraînait à danser, les yeux brillants de larmes, hurlant dans tout le camp qu'il était père.
Myrrdin n'avait pas encore aperçu cet enfant, mais il refusait la possibilité de le voir ne jamais rencontrer son géniteur. Sans Argan pour le protéger, le bébé devenait le nouveau Duc d'Estrefol et malgré le sang des O'Sullivan qui coulait dans ses veines, rien n'empêcherait les conseillers du Chevalier de s'occuper de l'éducation afin que l'héritier devienne un parfait pion.
Pour avoir été élevé dans la Cour du duché où de telles manœuvres politiques ne cessaient de se tramer, le jeune homme ne pouvait que trop bien l'imaginer.
Myrrdin tourna donc violemment la bride, en direction de l'Est. Il ne savait pas où était Argan, mais son devoir était au moins de s'assurer que tout le monde avait été prévenu dans ses terres. Il flatta l'encolure de sa jument.
— Allez ma belle, direction Estrefol.