(1)

Notes de l’auteur : Le titre de cette courte histoire est inspiré de Benjamin Epps/ Le Chroniqueur sale.

Ceux qui ont tué ma famille mourront avant quinze heures.

1.

Tante Irène pleure des larmes sans sel dans un mouchoir.

Oncle Paul, patiente, l'œil cramoisi de victoire.

Oncle Martin transpire la culpabilité,

Oncle Claude, le pédo, feint la gravité.

Ils mourront avant quinze heures.

C'est la vie.

2.

À mes côtés, muselé par la souffrance.

Mon frère. Le dernier, l'épargné.

Devant moi, silencieux à jamais,

Quatre cercueils blancs,

Couronnés de fleurs mortuaires.

Papa, Maman. Nos deux frères.

 

La sœur de Maman,

Se frappe la poitrine,

Arrache son voile de prières.

Elle lui avait dit de ne pas retourner là-bas.

Dieu n’était pas au contrôle, se plaint-elle au Diable.

Dieu les a abandonnés à la frontière.

Un Dieu xénophobe.

3.

La congrégation se lamente en torrents,

Mes joues s'assèchent en un désert aride.

Les démons ont quitté l'Enfer,

Entonnent l'Ave Maria.

Le pasteur s'égosille d'éloges.

Papa. Dévoué à sa famille, à son Histoire.

Introverti, rêveur, visionnaire.

Maman. Douce. Pieuse. Une perle, un diamant.

À ses pieds, des trésors et le Paradis.

 

La fiancée de mon frère s’évanouie.

Elle est portée jusqu’à la voiture,

Bras ballants, œil vitreux.

Son ventre est une promesse, une plaine.

Bientôt une montagne.

Elle n’était pas avec lui ce matin-là,

Quand la Mort a fauché son avenir.

On coiffait ses cheveux d’un diadème,

Rajustait les jupons de sa robe blanche.

4.

Un téléphone qui sonne.

Pas l’église, pas d’alliance.

Des funérailles au lieu d’un mariage.

 

Dans la voiture défoncée, cabossée, trouée

Le chauffeur se noie dans un océan rouge,

S’arrache à l'épave, s’effondre, ne se relève jamais.

Cinquante-mille Franc CFA.

Le prix de nos vies.

Judas, avec ses pièces, s'est enfui.

5.

Tante Irène est une fontaine d'amertume.

Le soleil du midi a liquéfié son fond de teint.

La déception a noyé son regard.

Nous aurions dû y passer,

Moi, rebelle et lui, mon Frère.

Être engloutis six pieds sous terre.

 

Tante Irène rime avec Lucifer.

Le scorpion est moins à craindre.

Son dar, ses pinces sont invisibles.

Ses coups de poison imprévisibles.

 

Elle déplore les courbes de son entrejambe.

Rêve d’être née ainé du grand-père.

N'est que le troisième enfant d’une énième épouse.

6.

Il a choisi la polygamie,

Sans assumer ses exigences.

Dix-neuf bouches à nourrir.

Cinq épouses à satisfaire.

Une carrière politique à stabiliser,

Un blason militaire à redorer,

Des querelles fraternelles à apaiser,

Mais un poids sur le cœur, un chagrin inavoué,

Depuis l’assassinat de Celle qui ne le quittera jamais.

La mère de son premier fils.

Qu’il perdra à la naissance du Seigneur.

 

Quatre Épouses vivantes, un Amour mort.

Cinq clans d’enfants.

Jalousie et rivalité.

Terrains et héritages.

Sorcellerie et sabotages.

Papa exilé sous un étendard étranger.

Bleu, blanc, rouge sang,

Sa délivrance fut Maman.

Elle sera enterrée avec son âme sœur.

Les corps rapatriés,

Les pierres gravées.

Les tombes cimentées.

7.

La maison suffoque d’un silence brûlant.

Les invités flânent sur la pointe des pieds.

Des ombres endeuillées, vêtues de noir.

Plateaux d’amuse-gueules.

Coupes de Champagne.

La mort à l’estomac.

 

Les verres sont vides.

On me souhaite du courage.

On me parle de Dieu,

Des Anges et de son Fils.

« Je serais toujours là pour toi »

Tante Irène. Le scorpion. La vipère.

Toujours, ose-t-elle.

Toujours, croit-elle.

8.

Oncle Paul et Oncle Martin errent dans le jardin,

Thé à la main, l’estomac parfumé de sarin.

Les invités bien loin.

Les fleurs de Maman ont fané.

Il nous reste les photos, les cartons.

Des souvenirs, nos cicatrices.

 

Tante Irène lave les assiettes au vinaigre blanc.

Elle jubile, le visage neutre.

Enfin libre, maîtresse du jeu.

Elle est. Elle sera.

Reine, selon elle.

Mais le sang innocent,

A criblé son front de pourpre,

Et son verre de Bordeaux vide,

D’une seule gorgée,

A rendu les Moires avides.

9.

Tic tac. L'heure tourne.

Le destin sonne.

Le leur, le mien, le nôtre.

Comme dans ce dispensaire, je ne respire plus.

Bientôt, ce sera à leur tour.

Elle s'est effondrée.

Bave mousseuse sur le tapis.

Gorge en feu, souffle coupé,

De lave, le ventre noyé. 

Je ne ressens rien.

Comme elle, je ne ressens plus rien.

 

Elle est partie, brûle en Enfer,

Et ses frères couvrent de plaintes son corps inerte.

Bouche contre bouche. Chaud contre froid.

On m'accuse. On m'agrippe.

Un premier coup me déboussole.

Par la baie vitrée, le jour se rit de mon malheur.

Ils sont morts, pour de vrai cette fois-ci.

Papa, Maman, Mes Frères.

10.

Bruits de tonnerre. Non.

Trois coups de feu.

Je suis sourde.

Le temps s'est arrêté.

 

Les démons gisent, bras écartés, hommes crucifiés.

Une cascade vermeil et grumeleuse,

Érode le front de l'oncle Paul.

Oncle Claude, yeux d'hibou, fixe sans voir.

Des flots cramoisis, de son ventre caverneux, surgissent.

Oncle Martin, se pensant rescapé,

Vers la lumière de la baie se hisse.

 

Coup de feu.

Sang sur mon visage.

Sang sur ma conscience.

Sang sur leur mémoire.

11.

Mon frère. Le dernier.

Le plus calme, d’une amertume discrète.

Dompte la Mort, doigt sur la gâchette.

Je lui ai tout caché. Il a tout compris.

Papa, Maman, nos Frères.

Tout est fini.

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