— Est-ce que les fantômes, ça existe ? demande la petite Léa, assise tranquillement sur sa chaise, au troisième rang de la salle de classe.
Gabriel Emmentier, l’enseignant des CP d’une petite école de village, ne sait pas quoi répondre à cette question. Ce n’est pas le moment de parler de fantômes. Tous les élèves sont avachis sur leur cahier d’écriture, concentrés. Tous, sauf Léa, qui cherche sans cesse la moindre distraction. Les fantômes, Gabriel n’y croit pas, de toute façon. Mais, s’il répond cela, la classe va rebondir sur de nouvelles questions sur le Père Noël, la petite souris... Leur page d’écriture ne se remplira pas toute seule, d’autant que la récréation du matin approche. Gabriel a besoin de cette récréation, peut-être bien plus que ses élèves. Il a mal dormi, il s’est cogné l’orteil au pied du lit, sa cafetière est tombée en panne, son sa voiture a fait de drôles de bruits sur le trajet de l’école.
— Ça existe, les fantômes, alors ? insiste Léa.
— Arrête avec tes fantômes, Léa ! grogne Miriam.
Les autres élèves sont imperturbables. Gabriel aimerait bien être comme eux. Ce matin, sa patience est plus que limitée. Il enchaîne les catastrophes, des petites comme des grandes. Il ne peut pas perdre son temps pour ces bêtises.
— Finis ta page d’écriture et je te réponds après, Léa.
— Non ! Je veux savoir de suite ! De suite !
— Le maître, il aime pas quand on s’énerve comme ça, rappelle Kamel.
Face au ton autoritaire de la petite fille, des paires d’yeux se lèvent pour observer la réaction de Gabriel. Les élèves savent que Léa va finir par être privée de récréation. Elle a l’air de s’en ficher.
— Maintenant ! Maintenant ! Maintenant !
Léa tape ses poings sur la table, en criant de plus en plus fort.
— Je ne sais pas si les fantômes existent. Mais, ta punition, par contre, elle, elle va exister pour de vrai. Tu n’iras pas jouer à la récréation, tout à l’heure. Tu vas réfléchir un peu sur ton comportement.
— Il va falloir que tu t’excuses, rajoute Victor.
— Oui. Tu vas devoir t’excuser auprès de moi et de la classe, confirme Gabriel. Pour nous avoir dérangés en plein travail.
— Mais… Mais… Je voulais juste savoir si les fantômes existent. J’ai rien fait de mal, se défend Léa.
— Tu nous as dérangés ! rappelle Quentin.
Gabriel sent que les élèves s’agitent. Heureusement, la récréation va vite arriver. Pour l’heure, il faut calmer Léa :
— Pourquoi as-tu posé la question au lieu de faire ton écriture ? Tu aurais pu me demander à la récréation, par exemple. Là, je t’aurais répondu avec plaisir. Et, quand je te dis «je te réponds après», c’est après. Je te rappelle que c’est moi qui décide.
L’élève grimace et croise les bras :
— D’accord…
***
— Maître ! Maître !
Gabriel vient à peine de finir son café. Les CP sont les premiers à sortir en récréation. Il est content quand il aperçoit une de ses collègues, au loin, arriver avec sa classe. Il s’est senti moins seul. Sauf que Léa est revenu le voir.
— Maître !
— Oui, Léa, répond l’enseignant en s’efforçant de sourire légèrement.
Léa, avec ses petites lunettes rondes et ses longs cheveux bruns, se tient face à lui. Les autres élèvent font la course, jouent au ballon, à la corde à sauter.
— Pardon, pour tout à l’heure.
— Pardon pour… ?
— Pour avoir dérangé la classe pendant l’écriture.
Gabriel affiche un air satisfait.
— Excuses acceptées. Tu peux aller jouer.
— Je ne veux pas.
L’enseignant fronce les sourcils. Léa qui refuse de jouer, ce n’est pas tous les jours que ça arrive. Il commence à se dire qu’il a peut-être mal évalué la situation depuis le début.
— C’est cette histoire de fantômes qui te perturbe ?
— Oui…
— On t’a raconté une histoire qui fait peur ? Tu veux m’en parler ?
Léa hoche la tête.
— Hier soir, j’ai… j’ai entendu… quelque chose.
Gabriel préfère la laisser parler. Ne pas l’interrompre. Ne pas lui poser de questions. Juste la laisser dire ce qu’elle a à dire.
— Papa et maman parlaient. Papa a dit que tonton était revenu. Tonton, il était parti. On a jamais su où. Tonton est revenu.
La petite fille semble perdue, la tête pleine d’interrogations.
— Papa a dit que tonton avait dit qu’il était devenu transparent. On est d’accord que quand on est transparent, on est un fantôme ?
— Dans les histoires, les fantômes sont transparents, oui.
— Alors… Comment c’est possible que tonton soit transparent, puis plus transparent comme ça ? On peut devenir un fantôme quand on veut ?
— Je ne sais pas…
Sur le moment, Gabriel ne sait pas quoi rajouter de plus.
— Essaie d’en discuter avec ton papa. Tu as peut-être mal compris ce que tu as entendu ou bien, ton papa va pouvoir t’expliquer ce qu’il a voulu dire.
— Papa a dit aussi que les gens comme tonton sont des Transparencés. Maman a rien compris. Alors, papa a dit que les Transparencés, c’est des gens qui deviennent transparents parce qu’on en a rien à faire d’eux.
Dans sa tête, l’enseignant écarte l’option « Léa a mal interprété la discussion ». Il y a trop de détails. Ses parents doivent croire aux fantômes. À eux de se débrouiller avec leur fille, maintenant.
— Ton papa va tout t’expliquer quand tu seras à la maison. Ne t’inquiète pas.
Léa hausse les épaules et court jouer au ballon avec ses camarades. La collègue de Gabriel s’approche de lui :
— Ça avait l’air sérieux avec Léa, dis donc ! Qu’est-ce qu’elle a fait encore ?
L’enseignant soupire. Il n’a pas envie de s’inquiéter de la santé mentale de la famille de son élève. Les propos incohérents rapportés par Léa sont tout de même inquiétants. Ce n’est pas le genre d’élève à inventer de telles histoires. Gabriel la croit quand elle dit avoir entendu la discussion. Il aurait préféré qu’elle déborde d’imagination…
— Ce n’est même pas elle qui me fait soupirer, répond Gabriel. C’est cette journée pourrie...
Il finit par raconter à sa collègue la théorie du père de Léa.
— Ah ! Oui… C’est… C’est pas banal, finit par dire la collègue.
— Qu’est-ce qu’on fait avec ça ? Je convoque les parents ? Je laisse couler ? Je ne sais plus, à force…
— Tu sais, j’ai déjà entendu parler de gens qui disaient avoir été invisibles pour de vrai pendant plusieurs mois, voire des années. Personne ne les voyait, personne ne faisait attention à eux ou leur parlait. Aux yeux des autres, ils n’étaient plus là, disparus. Et apparemment, un jour, tout est revenu à la normale.
Gabriel manque de s’étouffer avec sa salive :
— Tu vas me dire que tu crois à ces bêtises ?
— Non. Mais, peut-être que le père de Léa y croit. Surtout si son frère était porté disparu et qu’il est revenu d’un coup, du jour au lendemain. Les gens ont besoin d’explications. C’est rassurant d’inventer une sorte de société cachée avec ces Transparencés. Ça le convainc que son frère était en sécurité, à l’abri. Je ne sais pas…
— Nous sommes enseignants, pas psy, de toute façon, rappelle Gabriel, un peu agacé.
— On est bien d’accord !
En repensant à cette folle théorie, Gabriel se dit que ce ne serait pas si mal d’être un Transparencé. Il aurait bien besoin d’une petite pause, après une telle journée.