Seul le son de la voix chantante de l'enseignante brisait le silence dans la salle. Aucun étudiant ne bavardait. Le silence était tel qu’il était même possible d'entendre les crayons frémir sur les feuilles de papier en y prêtant plus attention et en faisant abstraction des paroles débitées d’une voix chantante par l’éducatrice. Celle-ci était assise à un bureau placé en plein centre de la pièce circulaire. Elle était ainsi entourée par la cinquantaine d’étudiants qui étaient assis à leurs bureaux respectifs.
Le sujet avait beau être intéressant, Alex Alusert ne pouvait pourtant pas s'empêcher de somnoler. Bien décidé à se maintenir éveillé malgré tout, Alex tourna son regard vers son frère jumeau, Ivan, assis un peu plus loin dans la pièce. Ce dernier avait l'œil vif et buvait les paroles de leur professeur. Alex leva les yeux au ciel. Son frère avait toujours été le plus studieux des deux mais cela l’agaçait de voir qu’il réussissait à avoir suffisamment d’énergie le matin alors que lui était en passe de tomber en léthargie. Le jeune homme réprima un bâillement qui autrement aurait trahi sa somnolence.
Alex était avachi sur son bureau, un contraste saisissant avec la posture droite d'Ivan. Ce dernier prenait assidûment des notes sur une feuille de papier. Alex inspecta le reste de la salle d'un rapide coup d'œil. Il n'était pas le seul à somnoler ou à avoir cessé d'écrire. Le regard du garçon se tourna vers l’horloge située juste derrière la professeur. Cela faisait plus de deux heures et demie que le cours avait commencé et il ne devait rester que quelques minutes avant la fin de celui-ci.
Comme une coïncidence, la cloche qui égrenait le temps sur Lemur se mit à résonner dans l'ensemble du bâtiment. Douze tintements clairs et sonores signalant le passage à la mi-journée.
– Avant que vous ne partiez, dit l'enseignante à l'ensemble des cinquante étudiants, pensez à récupérer vos papiers sur les pratiques médicales permises par les cristaux d’ëgnar. Vous vous en êtes bien sortis dans l’ensemble, j’ai lu beaucoup de choses intéressantes, mais nous en reparlerons la prochaine fois. C’est tout pour aujourd’hui.
Tous les étudiants avec qui Alex et Ivan partageaient la salle se levèrent comme un seul homme. Les allées qui servaient à circuler dans la pièce entre les différents bureaux se remplirent. La foule convergeait vers le bureau qui trônait au centre, là où la professeur avait placé les papiers qu’ils étaient censés récupérer.
Comme à l'accoutumée, Ivan fut le premier des jumeaux à récupérer le sien, ainsi que celui de son frère. Comme à chaque fois, Alex l'attendait près de la porte de la salle, par laquelle se déversait déjà le flot d'étudiants pressés de quitter l'Institut et d'aller manger.
Ivan attrapa les deux paquets de feuilles, l’un visiblement plus épais que l’autre, et s’en alla rejoindre son frère. Une fois dans le couloir, le jeune homme tendit à son frère jumeau sa copie tandis qu’il inspectait déjà la sienne pour savoir comment il avait été noté.
– Mais c’est pas possible ! J'ai encore eu un pentagone ! Y a dû y avoir une erreur ! s’exclama Alex après avoir regardé la sienne.
– Celle qu’il y a dans le papier, je pense… répondit Ivan, moqueur.
– Tu es tellement drôle, Ivan, c'est dingue ! J'imagine que tu t’en es mieux sorti que moi, sinon tu ferais moins le malin.
– Bah juste un triangle, rien de nouveau, hein.
– Oh, 'juste un triangle' ?! s’indigna faussement Alex. On dirait du favoritisme ! C’est une honte monsieur ! Une honte !
– Sois pas jaloux Alex, t'avais qu'à bosser plus sérieusement, j'y peux rien si t'es le pire flemmard que je connaisse !
– Ah, oui, touché. Mais c’est tellement plus agréable de faire le minimum possible…
Il arrivait souvent aux frères Alusert de se disputer. Cela pouvait aller de la simple querelle moqueuse à des échanges parfois plus violents. Heureusement, ils se réconciliaient toujours après coup. Mais ces disputes parfois impressionnantes leur avaient valu une réputation de brailleurs au sein de l’Institut qu’ils n’appréciaient pas vraiment.
Et comme souvent, le sujet de discorde provenait de la nette différence de notation entre le devoir rendu par Alex et celui d’Ivan. C'était devenu une routine depuis le début de l'année. Ivan s’était fendu d’un travail presque exemplaire, tandis qu’Alex, toujours partisan du moindre effort, s'était contenté de survoler le sujet. Tout au long de son cursus d'enseignement, Alex avait étonnamment réussi à passer à travers les remontrances et les mauvaises notes en bâclant le plus possible et en évitant de réviser les divers examens auxquels les étudiants étaient soumis. Cette fois-ci la sanction était tombée. La note était catastrophique. Un coup de massue sur sa tête, lui qui s'était cru à l'abri de devoir faire des efforts insensés pour le reste de sa vie.
– J'espère que ça te fera prendre conscience que tu ne peux pas tout le temps te reposer sur la chance, commenta Ivan.
– J'y allais au talent, frérot. Mais là je pense que j'ai épuisé ma réserve… répondit Alex d'une voix lasse.
– C'est dommage que ça ne puisse pas s'échanger, j'en ai plein en réserve moi ! le nargua son frère.
– Par Ataraxia, qu'est-ce que tu m'emmerdes !
Ils avaient l’impression que leurs cris portaient plus fort que la voix de leurs autres camarades. Des têtes se tournaient dans leur direction tandis qu’ils marchaient. Ils étaient habitués aux regards parfois perplexes, souvent amusés de leurs camarades, mais ils ne s'en étaient jamais souciés.
Après tout, bien que la population de la ville fût assez grande, Ivan et Alex étaient les seuls jumeaux à étudier à l'Institut d'enseignement. Ce simple fait leur avait valu une petite renommée au sein de l'établissement, si bien qu'il suffisait de mentionner des “jumeaux” pour savoir immédiatement de qui il s’agissait.
***
À mesure qu’ils avançaient le long de l’allée circulaire qui servait d’allée principale pour aller et venir au sein de l’Institut, les jumeaux aperçurent une haute silhouette qui dépassait de plusieurs centimètres l'ensemble des autres étudiants dans la galerie. Fabiàn Isaev représentait un peu l'autre chaînon de la paire Alex et Ivan. C’était lui qui, très souvent, jouait le rôle de médiateur dans les disputes entre les jumeaux, et même au sein de leur groupe d'amis en général. Les trois amis avaient les mêmes centres d'intérêt et Ivan était ravi de connaître quelqu'un qui riait de bon cœur à ses blagues souvent alambiquées. Fabiàn agissait même comme un deuxième frère pour les jumeaux et Fabiàn leur rendait la pareille. Il vivait seul avec sa mère mais les frères Alusert s'étaient si souvent rendus chez Fabiàn que la mère de celui-ci les considérait presque comme sa propre famille. C'en était d’ailleurs de même pour les parents d'Ivan et d'Alex.
Les jumeaux jouèrent des coudes au milieu de la foule d'étudiants, un mélange éclectique de garçons et de filles d'âges divers et variés, pour rejoindre Fabiàn.
– Tiens, vous voilà, je vous cherchais justement, commenta ce dernier avec le sourire.
– Ouais, sortons vite de là avant que je ne pète un câble, s'agaça Ivan. Y a vraiment trop de monde dans ce couloir !
– Ben quoi, tu ne veux pas faire de collé-serré avec nous ? répondit Alex, moqueur.
– Je crois qu'on n'a pas vraiment les bonnes proportions physiques pour ça, Alex, s'esclaffa Fabiàn.
– Ouais, enfin déconnons pas, même si vous aviez été des filles ça aurait été bizarre. Surtout Alex et moi. Et encore, je suis sûr qu'il ne serait même pas belle !
– Ah oui, d'accord, eh bien je te retourne le compliment, répondit Alex prenant un air faussement vexé.
– Par Ataraxia ne recommencez pas à vous exciter en plein milieu du couloir, leur implora Fabiàn. Il faut qu’on se dépêche de rejoindre les autres si on ne veut pas manger dehors !
***
À l’extérieur, près du portail qui donnait sur l’enceinte de l’Institut attendaient deux autres jeunes hommes. Dario et Jelani étaient amis avec le trio que formaient Fabiàn et les jumeaux depuis plus de dix ans. Tous les cinq passaient la plupart de leur temps libre ensemble et il leur arrivait également de se retrouver dans des salles de classe lors de cours en commun.
Dario était ce qu'Ivan et Alex appelaient, avec un peu de réticence et beaucoup de sarcasme, un mec charismatique, mais pas seulement : ses cheveux blonds ondulés étaient toujours d'une tenue parfaite et, même lorsqu'il était décoiffé, cela ne semblait que le rendre plus attirant. Ses yeux noirs perçants et profonds agrippait, selon le reste de la bande, le regard de toutes les filles que le jeune homme croisait. Dario adorait raconter des anecdotes et des blagues qui faisaient presque toujours rire, ce qui rendait Ivan souvent jaloux, lui dont les blagues tombaient très souvent à plat. En bref, il avait toutes les principales qualités que rêvaient d’avoir les jumeaux.
Quelques années auparavant, ses parents avaient décidé de déménager hors du tumulte du centre-ville lemuréen. Dario étant encore étudiant à l’Institut, ceux-ci avaient alors décidé de fournir à leur fils un logement non loin du centre-ville dans lequel il pourrait vivre tranquillement et continuer son cursus. Il disposait ainsi d’une indépendance anticipée par rapport à l’ensemble des étudiants de Lemur et principalement de ses amis, et d’une proximité avec l’Institut qu’il ne boudait pas. La maison où il vivait se trouvait tout juste en périphérie du centre-ville, à quelques minutes à pieds d’un leidik qui le faisait arriver directement en face de l’Institut. Évidemment, son petit chez-lui avait fini par devenir le quartier général de nombreuses et longues soirées passées à discuter et à jouer entre les cinq amis.
C’était là-bas qu’ils avaient tous prévu de se rendre, mais pas après avoir fait un arrêt dans une petite buvette située non loin de l’Institut et dans laquelle ils allaient souvent manger après les cours. Ils n’avaient pas l’intention de traîner. Alex était affamé. Il n’avait rien mangé ce matin-là, contrairement à son habitude, et son estomac avait déjà commencé à protester pendant les cours.
– Salut, salut, dit Ivan à Jelani et Dario lorsque celui-ci arriva à leur hauteur.
– ‘Jour, répondit Jelani. Vous traînassez un peu, dites donc ? Alex s’est encore pétrifié parce qu’il a croisé Emma, ou quoi ?
– Rien de tout ça, Jel’, répondit l’intéressé, je ne sais pas si tu as remarqué mais il y a du monde à l’intérieur. C’est dur de se frayer un chemin là-dedans. Et laisse-moi, laissez-moi, tranquille avec ça.
Jelani se mit à ricaner face à la réponse d’Alex. Même s’il était un petit peu plus petit que ses amis, le jeune homme était pourvu d’une touffe de cheveux crépus telle qu’on pouvait le repérer tout aussi facilement que Fabiàn dans une foule. Cette chevelure singulière lui avait en revanche valu quelques moqueries dans sa jeunesse et notamment de nombreuses blagues de mauvais goût. La plaisanterie la plus courante avait été de cacher des objets dans la touffe de cheveux et parier sur le temps qu'aurait mis le garçon à s'en rendre compte. En se remémorant ce souvenir, Alex se rappela qu'il avait lui aussi participé à ces blagues avant de devenir ami avec Jelani. Il se gardait bien de lui en parler. Désormais, Jelani assumait totalement ses cheveux et se pavanait fièrement dans Lemur avec sa boule de tignasse.
– Bon, ça suffit les plaisanteries les enfants, lança Dario, j’ai faim, Fabiàn et Alex aussi j’imagine, alors pas le temps de traîner ! Hop, on bouge !
***
Les cinq amis sortirent de la taverne après avoir englouti leur repas. Les étudiants à l’Institut avaient rarement cours les après-midi alors Dario demanda aux garçons, comme il en avait l'habitude, s'ils voulaient venir chez lui pour une partie de cartes. Toujours partant pour ce genre de jeux de société où il avait de grandes chances de gagner, Ivan accepta immédiatement, suivi de Jelani et de Fabiàn. La réponse d’Alex se fit attendre un peu plus longtemps. Celui-ci hésita quelques secondes. Trop au goût de son frère.
– Pourquoi tu hésites, lui lança Ivan. C’est pas comme si tu avais mieux à faire ! À moins que… Non… Tu ne voudrais quand même pas te mettre à bosser cette après-midi ?!
Tous, excepté Alex, éclatèrent de rire. Ivan était tellement fier de sa raillerie qu’il en avait déjà les larmes aux yeux. Il avait dû s’arrêter de marcher pour reprendre son souffle, tandis que les autres se tenaient par les côtés, visiblement aussi incapables de respirer qu’Ivan. Bien qu’un petit peu agacé par la remarque de son frère, Alex ne pouvait réprimer un petit sourire au coin de ses lèvres. Mais, l’orgueil piqué au vif, il décida de jouer un air faussement vexé pour bouder ses amis. Ce qui eut pour effet de faire redoubler leur fou rire. Tous les quatre étaient comme pliés en deux, à moitié accroupis, presque agenouillés au sol. Les quelques personnes qui passaient par-là leur jetèrent des regards interloqués.
– C’est bon vous avez fini ? leur demanda-t-il, un peu agacé.
– Je pense qu’on est bons, lui répondit Jelani entre deux grosses inspirations.
Alex leva les yeux au ciel et se remit en marche avant de s’arrêter quelques mètres plus loin et patienta quelques instants, au bout desquels ses amis finirent enfin par le rejoindre et lui emboîter le pas.
Le quintette se remit en marche. En chemin, Dario décida d’allumer un pustalegg, sorte d’empilement de différentes feuilles séchées et roulées en tube. Le reste du groupe fit la moue. Dario en avait l’habitude mais ses amis voyaient cela plutôt d’un œil réprobateur. Voyant les regards interrogateurs de ses amis, Dario sembla se forcer à se justifier. Il expliqua alors que cela lui procurait une sensation de sérénité qui lui plaisait bien, que c'était une façon pour lui de se calmer, notamment après de longues journées passées assis à écouter des professeurs réciter leurs cours.
La rue dans laquelle se trouvait la taverne débouchait directement sur l’esplanade de l’Institut d’enseignement. Dans la société lemuréenne qui prônait la modération face à l’excès, cette immense place était l’endroit le plus fastueux de l’île. Les dalles de marbre qui recouvraient le sol étaient d’un blanc si pur que même lorsque le soleil se retrouvait masqué par les nuages, leur éclat était capable d’éblouir les passants. Elle était tellement vaste qu’on racontait notamment qu’il avait fallu miner toute une montagne jusqu’à la faire disparaître pour avoir suffisamment de marbre pour en recouvrir le parterre.
Lorsqu’elle n’était pas utilisée pour de grands rassemblements spirituels ou officiels, il était commun de voir l’esplanade occupée par une horde d’étudiants en tous genres qui attendaient de pénétrer dans l’enceinte de l’Institut, ou simplement de passants qui venaient s’y promener seuls ou accompagnés. Mais ce jour-là, et à cette heure de l’après-midi, la place était pratiquement vide, clairsemée de quelques étudiants qui s’y prélassaient ainsi que d’autres lemuréens qui ne faisaient qu’y passer.
À l’écart de la place se trouvait une installation formée de plusieurs rectangles métalliques alignés les uns à côté des autres qui ressemblaient à d’immenses encadrements de portes ironiquement dépourvus de portes. Ceux-ci n’étaient pourtant pas vides. Les environnements que l’on pouvait voir de l’autre côté de ces cadres étaient totalement différents de l’esplanade de l’Institut. L’un d’entre eux laissait par exemple distinguer l’orée d’une forêt en arrière-plan, un terrain vague pour un autre, ou encore une rangée de maisons qui n’avaient rien à voir avec l’architecture autour de la place.
Alors qu’ils s’en approchaient, un reflet vint éblouir Alex le temps de quelques secondes. Un rayon de soleil qui avait percé la vague de nuages dans le ciel s’était fait intercepter par la fine membrane iridescente présente dans l’un des cadres métalliques. Ces membranes avaient beau ne pas en avoir l’odeur, les jumeaux trouvaient qu’elles ressemblaient beaucoup à des bulles de savon.
Arrivés face à l’un de ces portails, appelés leidik, les cinq amis s’emboîtèrent le pas et passèrent à travers les uns après les autres. Grâce à ceux-ci, les trajets d’un quartier de Lemur à un autre s’effectuaient en un rien de temps et sans inconvénient. La pellicule irisée ne laissait aucun résidu sur la peau ou les vêtements. Ivan et Alex avaient cependant remarqué qu’ils ressentaient un léger picotement sur la peau et entendaient un grésillement presque imperceptible à chaque fois qu’ils empruntaient un de ces téléporteurs. Ils en avaient parlé autour d’eux mais personne ne semblait être sujet aux mêmes effets. Les jumeaux se disaient qu’il s’agissait sans doute d’un effet secondaire peu important de la résonance des cristaux d’ëgnor.
L’instant d’après, le groupe se retrouva à l’autre bout de la ville, dans un des nouveaux quartiers résidentiels qui avaient vu le jour au cours des décennies précédentes. Leurs narines s’emplirent instantanément de l’iode que le vent brassait du littoral situé à moins d’un kilomètre de là.
– Ah, il fait un temps à aller à la plage, fit remarquer Ivan.
– Ouais, lui répondit son frère, si ça continue comme ça, j’irais bien y faire un tour dans la semaine.
– Vous n’oubliez pas un détail ? leur rétorqua Jelani. Les cours ?
– Laisse, les frères Alusert sont dans leur propre monde, renchérit Fabiàn. Ils n’ont que faire des contraintes du commun des mortels.
– Me feriez-vous, ô grandes divinités, l’honneur de pénétrer dans mon humble demeure ? continua Dario en s’adressant aux jumeaux, alors qu’ils arrivaient à quelques pas de sa maison.
– Mais voyons, l’honneur est pour nous mon cher ami, répondit Ivan avec une intonation exagérément pompeuse et en ajoutant une courbette . Allons-y prestement.
– Tu rigoles mais des dieux jumeaux ça existe vraiment ! s'empressa de préciser Alex une fois qu’il avait retrouvé son souffle. J’ai lu ça y a un moment et-
– Ivan, Ivan, c’était une blague, tu sais ? se moqua Dario. Redescend sur terre mec !
Sous une pluie de fous rires, Dario s’avança jusqu’à la porte d’entrée de sa maison. Comme la plupart des habitations de Lemur, celle de Dario n’était composée que d’un étage. La bâtisse avait fait l’objet de quelques travaux de rénovations mais elle montrait son âge à certains endroits, là où la peinture et l’enduit s’effritaient pour laisser apparaître la couleur noire des briques, le matériau de privilégié pour la construction des édifices sur Lemur.
L’intérieur n’était pas grand mais suffisait amplement à Dario, même s’il aurait préféré que ses parents lui eussent choisi un logement un peu plus spacieux. Ils n’auraient cependant pas pu se permettre d’acquérir une maison plus grande que cela, ajoutait-il à chaque fois que le sujet était abordé. Il n’y avait donc que deux pièces à l’intérieur, une salle d’eau et une chambre. Le reste était réuni dans la pièce principale qui faisait office de salon, de salle à manger mais aussi de cuisine. La pièce était néanmoins suffisamment spacieuse pour y accueillir une petite dizaine de personnes. Et comme Ivan, Alex, Jelani et Fabiàn venaient souvent chez lui pour passer du temps ensemble, Dario avait fait en sorte de prévoir de quoi s’asseoir pour tout le monde. S’il y avait bien un nombre conséquent de chaises, c’était surtout le petit canapé fait en cuir de mnévis qui était pris d’assaut à chaque fois que les cinq amis se réunissaient chez Dario.
Cette fois-là, la bande s’était installée à la table qui trônait au milieu du salon. Ils avaient lancé une partie de Janseinvi, l’un des jeux de cartes les plus populaires sur l’île. L’un des plus anciens, également.
– Mais quoi ? Dario est en train de gagner ? Mais on est où là ? s’indigna Ivan.
– Excuse-moi mon cher Ivan, mais il faut bien une première à tout, rétorqua l’intéressé d’un air narquois.
– C'est rare que quelqu'un réussisse à tirer deux dragons aussi rapidement, quand même… fit remarquer Jelani, qui observait le reste de la partie après avoir été éliminé en premier.
– Oui, ça sent la triche dans le coin, ajouta Alex en reniflant en direction de Dario.
– Non, ça veut juste dire qu’Ataraxia est de mon côté, pour une fois ! Allez ne sois pas mauvais joueur, envoie tes cartes au cimetière, nargua-t-il.
– Attendez, attendez, déclara Fabiàn, qui n’avait pas prononcé un mot depuis près d’une minute, c’est à mon tour de jouer maintenant et, justement, je provoque Dario en duel.
L’annonce de Fabiàn provoqua l’incompréhension de ses amis. Dario venait d’asséner un violent coup au moral pour tous ses adversaires potentiels autour de la table en affichant clairement une main ravageuse composée d’au moins deux dragons, qui étaient parmi les cartes les plus fortes du jeu. Dario se frottait déjà les mains de plaisir et son rictus victorieux s’était élargi.
– Me dites pas qu’il a la blanche ! s’exclama Alex, incrédule. Alors là s’il a la blanche…
Selon les règles du Janseinvi, les joueurs impliqués dans un duel avaient quelques secondes pour préparer une stratégie afin de faire perdre le ou les adversaires. Fabiàn semblait avoir déjà réfléchi à sa prochaine action, ce qui laissait Ivan, Jelani et Alex plus que perplexes. Le jeune homme laissa Dario dévoiler, sans surprise, ses cartes, Efnii et Hugssa, les deux cartes à l’image de dragons légendaires qu’il avait utilisées pour éliminer Ivan. Celles-ci valaient chacune trois unités, ou points. Il ajouta également une carte de serpent de mer qui en valait deux. Huit unités au total, ce qui laissait généralement peu d’espoir pour un adversaire de remporter le duel.
Fabiàn se contenta de sourire fièrement avant de dévoiler les cartes qu’il avait sélectionnées, une par une. D’abord une carte duhallan. Deux points. Plus lentement encore, celle d’Alheimurinn, la troisième et dernière carte dragon du jeu. Trois points. Et enfin une carte entièrement blanche. La carte de l’ëgnor primordial, créateur de toute vie dans les légendes lemuréennes. Cinq points, pour un total de neuf. Dario laissa échapper un juron et frappa la table du point. Fabiàn avait croisé les bras et affichait un sourire crâneur, tandis que les autres se moquaient ouvertement de la défaite de leur ami.
***
L’après-midi battit son plein jusqu’au début de soirée, heure à laquelle le groupe décida d’un commun accord qu’il était temps de rentrer chez eux. Dario voulut les inviter à revenir le lendemain mais Ivan protesta qu’il avait déjà prévu de finir des devoirs à rendre ce jour-là tandis que Jelani expliqua qu’il avait quant à lui déjà prévu de passer du temps avec ses grands-parents. Le groupe laissa alors Dario chez lui et se mit en route vers les leidik les plus proches afin de rentrer.
Les quatre amis se séparèrent au niveau de ceux-ci. Jelani vivait dans un quartier situé au Nord de la ville, tandis que Fabiàn et les jumeaux, qui étaient quasiment voisins, habitaient dans un quartier à l’Ouest de la ville, à quelques pas de l’immense forêt de Knuuth.
Jelani s'avança dans le portail qui l'amenait dans son quartier puis disparut de l'autre côté. Fabiàn lui emboîta le pas à travers un autre portail situé à côté, bientôt suivi d'Alex. Ivan fermait la marche. Toujours la même sensation de picotements qui n'était au final pas si désagréable. Ce qui n’était pas habituel, en revanche, était le grésillement étrange qu’il entendit au moment où il franchit l’encadrement du téléporteur.
Une fois de l’autre côté, Ivan s’aperçut immédiatement que le leidik ne l’avait pas envoyé au bon endroit.