1. CARMEN

UNE DIZAINE D’ANNÉES PLUS TARD

 

  1. CARMEN

Carmen n’avait jamais pensé que quelques mots puissent changer une vie. Pourtant c’était ce qui allait se produire d’ici quelques jours.

Et jamais plus, ils ne pourraient revenir en arrière.

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Le vent soufflait fort aujourd’hui. Ces jours-là avaient beau être rares, Carmen les détestait. Avoir du sable dans ses longs cheveux était une promesse de plusieurs heures de démêlage. Elle se protégea avec son bras et se rapprocha d’Al.

Après un grondement sourd, la machine émit une série de bips aigus. Al retira la carte et une trappe s’ouvrit. Ensemble, ils prirent les sacs qui étaient arrivés devant eux et les rangèrent pêle-mêle dans leurs grands sacs de voyage. Normalement, ils devraient être tranquilles pour une bonne semaine, mais l’argent diminuait trop rapidement. Elle donna la majorité des provisions à Al. En tant que cuisinier, il leur avait dit et redit qu’il pouvait porter tout ce qui se rapportait à la nourriture.

Ils attendirent que le vent se calme un peu avant de s’éloigner du Point de Ravitaillement.

Le soleil vint se joindre à leur calvaire. Le vent poussait les nuages à une telle vitesse que les éclaircies se succédaient, apportant avec elles leurs bouffées de chaleur implacables.

Ils rejoignirent leur abri provisoire et décidèrent d’y rester une dizaine de minutes supplémentaires, le temps que les rafales se calment. Ils avaient bien marché, ils pouvaient se reposer plus longtemps.

Comme la plupart des abris dans lesquels ils se réfugiaient, seulement les murs et le toit les protégeaient des éléments naturels. Ici, il n’y avait plus de fenêtres depuis longtemps et les portes ne figuraient plus dans l’équation. Carmen aimait bien trouver des indices sur ce que ces lieux avaient pu être, avant d’être détruits par les guerres. Souvent, les meubles avaient disparu depuis longtemps. Dans cet abri, il ne restait que certains papiers sur le sol, un tiroir et un poster jauni sur le mur. Il montrait un homme un peu trop souriant qui disait « Vous ne subirez plus les intempéries de la même façon ». Dans un sens, il n’avait pas tort.

Ils posèrent leurs sacs et Carmen en profita pour reposer ses pieds endoloris. Marcher à contre vent avait été fatiguant.

Elle ferma les yeux et souffla. Tout se passait bien aujourd’hui. Aucune bombe, aucun Déserteur, aucun imprévu. En marchant bien, ils pourraient même être à leur point d’arrivée d’ici quatre heures.

Carmen se redressa un peu et regarda ses compagnons. Elle entendait Alphonse marmonner la liste de tous les aliments qu’ils venaient de récupérer. Même accroupi près de leurs affaires, sa carrure restait imposante.

Non loin d’eux, Paco, son cousin, était en plein entretien de son matériel. Comme d’habitude, il était concentré sur son arme. Ça devait être au moins la septième fois qu’il la remontait depuis le début de la semaine. À son grand regret, il n’avait pas trouvé de nouvelles pièces sur le chemin, alors il ne pouvait pas encore la faire évoluer. Il avait confié à Carmen être à deux doigt de la fusionner avec une autre de ses armes, à bout de patience.

Il releva la tête et ses yeux bleus diaphane croisèrent les siens. Il lui sourit. Un sourire un peu fatigué, depuis quelque temps. Son regard se porta sur la jeune fille assise à côté de lui, Yaretzi. Elle releva la tête de son ouvrage et le regarda tendrement. Le voile fleuri qu’elle posait d’ordinaire sur ses cheveux était tombé sur ses épaules. Elle l’aidait à réparer d’autres gadgets et Carmen les voyait s’échanger les outils dans un silence presque religieux. Les gestes de Yaretzi furent arrêtés par une toux de quelques secondes et elle repartit aussitôt. Même s’il était discret, Carmen ne put s’empêcher de voir le coup d’œil furtif qu’envoya Paco dans sa direction.

Al s’inquiétait. Dans deux semaines, ils n’auraient plus d’argent pour s’approvisionner. Ils allaient devoir trouver une manière de se faire quelques deniers…

Carmen se tritura la lèvre. Elle sentait au plus profond d’elle-même que ce n’était que le début de leurs problèmes.

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Le vent balayait leurs vêtements et le sable fouettait leur visage. La chaleur écrasante de l’après-midi ne facilitait pas leur parcours.

Carmen regarda devant elle. Des dunes de sable à perte de vue. Des petites, des plus grandes aussi. Et parfois, à moitié ensevelis dans la mer de grains, des morceaux de béton, des gravats, parfois les ruines d’une maison ou d’un petit hameau. Entre les villes, la nature avait rapidement repris ses droits.

Leur groupe essayait de suivre les anciens grands axes, il était si difficile de se repérer que la boussole et la position du soleil étaient les bienvenus. En général, les Nomis, comme eux, laissaient des traces sur la route, des cairns ou des coups de peinture. Mais les aléas du désert étaient traitres et un trait rouge sur un mur un jour pouvait être recouvert de sable le lendemain.

La jeune fille leva la main pour indiquer l’arrêt de leur procession et sortit sa carte. Un point vert y était inscrit. Elle scruta les alentours, un peu embarrassée. Elle ne trouvait pas l’indice laissé par les Nomis.

Des pas dans le sable se rapprochèrent d’elle et s’arrêtèrent juste derrière son dos. Elle était épiée. Puis, une main rassurante se posa sur son épaule. Elle tourna la tête et Paco lui indiqua l’emplacement de l’indice par un geste de la main.

Les mèches de ses cheveux noirs dansaient sur son front. Sa longue chevelure était soulevée par les bourrasques. Contrairement à elle, Paco avait attaché ses cheveux, il n’aimait pas les avoir dans le visage.

─ Continue, on est sur la bonne voie.

Carmen lui sourit.

─ Et arrête de te prendre la tête sinon je te confisque la carte.

─ Tu n’oserais pas.

─ Tu ne veux pas ? exagéra-t-il. Je suis certain que je trouverai un hôtel dix étoiles où passer la nuit.

─ Les hôtels dix étoiles n’ont jamais existé. Ça s’arrête à neuf.

─ C’était une blague, Al. Quoi que, je suis presque sûr qu’il doit en exister un quelque part…

Paco fit mine de réfléchir et Carmen se détendit. Paco avait beau lui répéter qu’elle se débrouillait très bien et qu’elle devait arrêter de stresser, elle ne pouvait s’empêcher d’être sans cesse préoccupée par sa mission. Ils repartirent.

Le vent se calma en fin de journée, alors qu’ils apercevaient leur destination. Une autre ville en ruines. Il devait s’agir autrefois d’une ville de taille moyenne. La plupart des bâtiments ne possédaient plus ni portes ni fenêtre, mais certaines structures de plusieurs étages tenaient encore debout. Paco passa devant le groupe et les arrêta. C’était leur petit rituel dès qu’ils entraient dans un lieu autrefois habité.

Il sortit son radar et le regarda un instant.

─ La voie est libre. Restez bien derrière moi.

Ils arpentèrent en silence les rues désertes où le sable se soulevait en petits tourbillon.

Son cousin leva la main et s’arrêta. Il releva la tête de son radar. Yaretzi arriva à ses côtés, son arme déjà dégainée. Il s’agissait d’un pistolet de détresse modifié. Elle y mit un projectile (une poignée de vieux boulons) et régla la puissance du tir à l’aide d’une roulette sur le côté du canon. Paco lui désigna un endroit en lui indiquant la distance. La jeune femme s’avança un peu et se mit en position : les pieds écartés, le dos droit et les bras tendu devant elle. Yaretzi était plus petite que Carmen, sa silhouette avait beau être fine, il se dégageait d’elle une assurance et une force douce.

Elle lui avait confié un jour avoir des origines indoues. Ses beaux cheveux châtain foncé encadraient sa peau presque noire. Son nez busqué et ses yeux en amande finissaient de donner une harmonie unique à son visage. Carmen avait toujours trouvé son amie splendide.

Elle vit les épaules de Yaretzi se baisser et elle tira dans la seconde. La détonation qui suivit fit vibrer le sol. Aucun projectile ne les atteignit.

─ Alors ? demanda-t-elle à Paco qui observait les ravages de l’explosion les bras croisés.

─ Je dirai qu’elle date de la deuxième Guerre des Rations.

Il se tourna vers elle, rayonnant.

─ J’en connais qui vont avoir de nouvelles armes !

Il avait à peine fini sa phrase que Yaretzi se mit à tousser violemment. Si violemment qu’elle tomba à genoux au sol.

─ Ezi ! s’écria-t-il en se précipitant vers elle.

Carmen et Al les rejoignirent rapidement. Carmen tendit une gourde à son cousin qui s’empressa de la donner à Yaretzi.

─ On n’est plus très loin de notre arrivée, tu veux qu’on s’arrête un peu ici ? demanda Carmen.

Elle hocha la tête. Les deux cousins se regardèrent et Paco lui demanda silencieusement de s’occuper d’elle un moment et il partit chercher les morceaux de la bombe.

Carmen le regarda s’éloigner. Ses poings étaient serrés.

La jeune femme baissa les yeux vers les mains de Yaretzi. Elles étaient pleines de gouttelettes de sang. Voyant le regard de Carmen, elle s’empressa de les essuyer sur son pantalon.

─ Peut-être qu’on devrait ralentir la cadence ? proposa Carmen.

─ Ne bloque pas les explorations du groupe pour moi. Je tiens encore.

Une nouvelle quinte de toux l’arrêta dans sa phrase. Elle but une nouvelle gorgée d’eau. Le cœur de Carmen tressautait à chaque fois que Yaretzi toussait. Avec Al, elle l’aida à aller s’abriter un peu plus loin.

Paco revint une dizaine de minutes plus tard. Yaretzi allait mieux. Elle se leva et partit à sa rencontre. Carmen les observa. Ils s’étaient mis à l’écart du groupe. Elle lui dit quelques mots et il répondit sans la regarder dans les yeux. Il finit par la prendre dans ses bras et l’embrassa avec une grande tendresse.

Yaretzi partit s’isoler un peu et Paco se dirigea vers Carmen. Il s’assit lourdement à côté d’elle et mit la main sur ses yeux. Il prit une grande inspiration.

Il baissa finalement la main sur sa mâchoire. Carmen se rapprocha de lui. Il murmura :

─ Je ne pensais pas que ça arriverait si tôt.

─ Son sursis a été long. On devait s’attendre à ce que ça empire…

─ C’est vraiment de la merde…

Une boule se forma aussi dans la gorge de Carmen. Quand ils étaient partis à l’aventure, ils savaient que c’était quelque chose qui finirait par arriver. Mais alors que Paco pensait que son état resterait stable encore longtemps, Carmen, elle, ne se faisait pas d’illusion. Elle n’avait jamais entendu parler d’une personne ayant survécu au Souffle de Pierre.

─ Ça fait un an, Paco. Un an qu’elle survit. Ça me fait mal de dire ça, mais peut-être que son corps commence à atteindre sa limite.

Paco fronça les sourcils en regardant un point sur le sol. Il reprit contenance en secouant la tête.

─ Je suis sûr que ce n’est qu’une passe. Ça arrive, lorsqu’on est malade. Elle a un petit coup de mou, ça ira mieux demain ou dans quelques jours.

─ Je ne prendrais pas ce « coup de mou » à la légère, si j’étais toi. On va ralentir le rythme. Et peut-être songer à récupérer des informations sur la meilleure manière d’atténuer sa douleur.

Paco tourna son visage vers elle, contrarié.

─ Je te rappelle que c’est ce que j’ai réussi à faire, atténuer sa douleur. Le Liquéfieur est au point, je ne vois pas pourquoi on chercherait autre chose.

Ça y est. Il se mettait sur la défensive. Dès que ça touchait à Yaretzi, Paco faisait la sourde oreille à toutes les propositions de ses camarades. Carmen jugea bon de ne pas continuer sur le sujet. Elle n’avait pas envie qu’ils se disputent maintenant. Yaretzi n’était pas encore à l’article de la mort, mais il faudrait que Paco réalise, et pas trop tard, que les jours de sa bien-aimée étaient désormais comptés.

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