Cette nuit-là, ma grand-mère occupait toutes mes pensées. J’examinai chaque passant derrière la vitre de la voiture, car j’étais persuadée que son fantôme viendrait me hurler dessus. C’était ma première patrouille de nuit en tant que policière fraîchement diplômée et l’église Sainte-Marie de la Paix venait d’annoncer qu’il était minuit passé, je bravais, donc deux de ses interdits. Ma grand-mère m’avait fait juré sur la croix de ne jamais faire ce métier et étant une fervente catholique, elle m’interdisait d’être dehors entre minuit et trois heures du matin, car selon elle durant ce laps de temps, le Diable sillonne les rues à la recherche d’âmes. Je me mis à préparer un long speech d’excuses même si c’était inutile puisque de là où elle était, le paradis, elle avait forcément vu que je n’avais pas eu le choix.
Deux ans plutôt, je vivais un rêve éveillé. Je faisais le métier que je voulais faire depuis que j’avais appris à parler correctement, journaliste télé et j’étais assez célèbre puisque je passais tous les midis sur la chaîne nationale. Et sans surprise, ça avait viré au cauchemar quand Bruno, la Mort m’avait encore rendu visite pendant que je filmais un carambolage sur la GRA, l’autoroute A90. Une échelle de pompiers de huit kilos m’était tombé dessus, pile poil sur l’os frontal qui d’après les cinq médecins de l’hôpital auraient dû me tuer. Mes patrons avaient voulu faire un reportage sur mon miracle et le temps que je refuse, ils avaient déjà fouillé dans ma vie et découvert que c’était la huitième fois que je battais la Mort. J’avais dû démissionner, car plus personne ne voulait travailler avec moi. J’étais devenue le Chat Noir. Ils ne voulaient pas être des dommages collatérales quand la Mort viendrait prendre sa revanche et ils avaient eu raison, car à peine deux mois plus tard, Bruno était revenu.
J’étais tellement déprimée que j’étais allée chercher de l’alcool en pyjama à deux heures du matin et bien sûr, c’était à ce moment-là qu’un petit voyou du quartier avait décidé de braquer l’épicerie. Cet imbécile avait dit à la police qu’il avait été obligé de me tirer dessus parce qu’il avait peur de moi, car je hurlais dans le vide. En réalité, j’étais en train d’engueuler la Mort qui comme d’habitude ne prenait pas la peine de me répondre. Je le suppliais d’en finir, qu’il prenne une bonne fois pour toutes, mais je m’étais réveillée à l’hôpital. Le policier à mon chevet était impressionné. Il m’avait informé que malgré les litres de sang sur le carrelage, la balle n’avait fait que frôler mon aorte et m’avait fait remarquer si j’étais à ce point pare-balles, je n’avais qu’à devenir flic. Ce n’était pas un métier qui m’intéressait surtout que ma grand-mère ne voulait pas que je le fasse, mais c’était cela qui m’avait attiré. Jusque-là, j’avais fait tout ce que je voulais et ça avait viré au cauchemar alors le lendemain de ma sortie de l’hôpital, je m’étais inscrite à l’académie. C’était pour cela que j’appréhendais un peu cette nuit parce qu’au fil des mois, ce métier était devenu une évidence pour moi.
— Ralentis sur la caféine, me conseilla Lorenzo.
Je voulus lui dire que je sentais au fond de moi que j’en aurais besoin, mais mon supérieur était superstitieux et avant qu’on n’entre dans la voiture, il avait été catégorique. Il était à sept mois de la retraite et comme ma réputation m’avait suivie jusqu’au commissariat, je devais rester tranquille. Ça m’allait parfaitement. Je n’avais pas vu Bruno depuis des mois et j’en étais heureuse.
— Je n’ai pas envie qu’on se moque de moi parce que je me suis endormie lors de ma première patrouille de nuit.
Un seul faux pas me ferait perdre la confiance de tout le monde dans le commissariat et y travailler serait le chaos.
— Ouais, mais si c’est pour aller aux toilettes toutes les cinq minutes, ça ne sert à rien. On sait tous à quel point les vessies des femmes sont petites.
— Attends que ta prostate te joue des tours, rétorquai-je, moqueuse.
Lorenzo pinça le coin gauche de sa bouche et je regardai à travers la vitre pour cacher mon sourire. Dans mon ancien boulot, je devais me battre contre les harcèlements sexuels, mais dans cet univers, c’était le sexisme. Je n’étais pas du genre à me laisser faire et maintenant que j’avais une arme autour de la taille, j’y allais du tac au tac. La tension entre nous s’effaça quand le central annonça le cambriolage d’une bijouterie en cours sur Via dei Condotti. Excitée, je bondis de mon siège et attrapai le micro pour leur dire que nous étions libres, mais Lorenzo me claqua la main.
— Ce n’est pas notre secteur, dit-il en baissant le volume de la radio.
Il abaissa le dossier de son siège et ferma les yeux. Comment pouvait-il penser à dormir après une annonce comme celle-là ? J’étais montée sur des ressorts comme si on venait de m’injecter une bonne dose d’adrénaline. J’augmentai le volume, car même si nous n’étions pas dans le secteur, nous devions être prêts s’ils demandaient du renfort. Nous risquions une suspension voire être remercié à jamais si nous ne répondions pas à l’appel. Lorenzo ouvrit les yeux quand la standardise nous informa que le cambriolage venait de se transformer en course poursuite. Mes glandes surrénales secrétèrent tellement d’adrénaline que ma poitrine se contracta violemment pour pouvoir l’assimiler et mon supérieur dut leur annoncer que nous allions rejoindre la fête. En parfaite synchronisation, nous vérifiâmes nos armes et mîmes nos ceintures de sécurité. Vu les petites rues pavées et à sens unique à Rome, ils devaient forcément prendre les avenues pour pouvoir s’en sortir. Nous étions postés à côté de la Piazza Navona, une zone qu’ils n’oseraient pas franchir, car depuis les attentats en France, les militaires surveillent tous les sites touristiques. Le central nous fit savoir que les malfaiteurs se dirigeaient vers le Ponte Cavour ce qui devait être leur porte de sortie puisqu’elle était pratiquement en face de la bijouterie, mais mes coéquipiers réussirent à les bloquer. Je pouvais entendre mon sang être pomper à grande vitesse alors je dus me calmer en fermant les yeux, mais le central n’arrêtait pas de nous envoyer des informations. Ils ne restaient plus que le Ponte Umberto I qui était plus large, donc plus facile pour éviter les voitures, et ce pont était en face de nous. Lorenzo gara la voiture parallèlement au pont et une autre voiture de police se mit perpendiculaire à nous afin de leur bloquer les voies.
— Pas de bêtises, Marino, m’ordonna-t-il en me regardant droit dans les yeux.
Il n’attendit pas que je lui réponde par une remarque sarcastique et sortit de la voiture pour se mettre en position d’attaque sur le pare-choc. Malgré les sirènes qui réveilleraient les morts enterrés dans le cimetière Verano à six kilomètres de là, je n’entendais que les battements de mon cœur. Je me dépêchai de sortir et courus vers le coffre où je me mis en position. Je me mis à paniquer en voyant que l’arme tremblait dans mes mains. C’était bien ma chance d’avoir droit à une course poursuite lors de ma première patrouille de nuit. Je n’avais jusque-là arrêté que des pickpockets et pourchassés des vendeurs à la sauvette alors je dois avouer qu’il y avait une petite voix qui me disait que j’allais me faire tuer.
— Tu restes bien derrière la voiture, m’aboya-t-il dessus.
À quoi s’attendait-il ? Que j’aille affronter des cambrioleurs potentiellement armés non protégée ? Ce n’était pas parce que j’avais réussi à éviter la Mort plusieurs fois que je voulais le rencontrer à nouveau.
— Oui, râlai-je. Pour qui tu me prends ?
— Écoute, ils ont des gros calibres alors il ne faut pas déconner, ok ?
Je hochai la tête. Je contrôlai ma respiration comme on me l’avait appris à l’académie et regardai les lumières rouges et bleus au loin. La voiture approchait. Je soufflai un bon coup, car mon canon refusait d’être fixe. Quelqu’un apparut à côté de moi ce qui me fit sursauter et hurler de peur.
— Vous êtes fous ou quoi ?
En tournant la tête, je ne vis que le bas de son corps, ce qui me mit en colère. La voiture n’était plus qu’à une vingtaine de mètres, nous allions bientôt voir sa calandre.
— Baissez-vous !
— À qui tu parles, nom de Dieu ? Demanda Lorenzo, stressé. Il y a des civils dans le coin ?
Le monde s’arrêta de tourner, car cette remarque ne voulait dire qu’une seule chose. La Mort était là. J’avais confondu son pantalon noir avec celui de nos uniformes. J’eus envie de crier non, non et non, mais cela aurait fait paniquer tous les policiers autour de moi. Abattue, je tournai la tête et tombai face à son visage. C’était bel et bien Bruno et à un moment qui ne laissait aucun doute sur ce qui allait se passer. L’arme m’échappa des mains.
— Sérieusement ? Murmurai-je.
— C’est la dernière fois, Giulia, me promit-il.
Saisie d’une stupeur profonde, mon corps me lâcha. Je me retrouvai assise sur le bitume et je me perdis dans ses iris qui avaient drôlement la couleur du cassis. Bruno ne m’avait jamais adressé la parole et ça même je lui hurlais ou frappais dessus alors je sus que c’était enfin la bonne. Ma vie ne défila pas devant mes yeux comme les neuf fois précédentes. J’étais sûre et certaine maintenant que cette rumeur n’était que des bêtises. La mélodie agressive des sirènes fut remplacée par celle d’une arme automatique et de gros calibre. Il me fit son sourire qui m’annonçait que tout irait bien et pour la première fois, il me tendit la main. Cela se passa très vite. À la seconde où ma paume toucha la sienne, nous explosâmes. Je supposais que l’une des balles avait touché le bac à essence. Il avait fait fort sur ce coup-là. J’imaginais que ça devait être la honte pour lui d’avoir échoué à me tuer neuf fois alors il avait été radical. Cette fois-ci, il était impossible que je revienne d’entre les morts. Il n’y aurait pas de saison dix.
J’eus envie d’ouvrir les yeux, car le silence qu’appréciaient mes tympans, était curieux, mais je ne le fis pas. Bruno m’avait sûrement entre les deux mondes ou quelque chose comme ça, en attente de savoir quel portail j’allais franchir, celui qui est couvert de flammes ou de nuages. Je voulais un peu de temps à moi avant cette étape. Ma grand-mère avait tout essayé pour que je reste dans le droit chemin, mais il y avait eu pas mal de dérapages. Le lendemain de sa sixième tentative, j’en avais eu marre et j’avais décidé de profiter de la vie, car elle était visiblement courte. Mes parents avaient gagné près de quatorze millions à la loterie et ma grand-mère leur avait dit qu’elle s’occuperait de moi à condition qu’ils me laissent de l’argent. Ils avaient bien sûr dit oui et je ne les avais jamais plus revus. Le lendemain de la sixième tentative de Bruno, j’en avais eu marre et avais décidé de profiter de la vie, car elle était visiblement courte. J’avais utilisé un peu d’argent pour visiter les Alpes en train ce qui n’était rien comparé à une semaine à Ibiza, mais j’y avais quand même rencontré un garçon, Elias et mon vœu de chasteté était parti en fumée. Et j’avais abandonné Dieu quand ma grand-mère est morte, car elle était partie trop tôt. J’avais cessé d’aller à la messe et même de prier alors j’étais foutue de chez foutue.
— Giulia, m’appela Bruno.
Maintenant que sa voix avait brisé le silence, d’autres me parvenaient comme si nous étions dans une rue bondée.
— Tout le monde nous regarde, murmura-t-il, gêné.
Sa remarque m’intrigua, mais pas au point d’ouvrir les yeux. C’était peut-être une ruse. D’après mes recherches sur la mort, nous étions censés être seuls pour le processus. Mon esprit s’était concocté un petit scénario grâce à des livres et des films et j’étais vraiment curieuse de voir si c’était vrai. Selon moi, nous nous retrouvions face à une balance, la Mort vous arrache le cœur de la poitrine pour le peser et en fonction du côté qui descend, un ange ou un chien de l’enfer vient vous chercher. Je voulais me préparer mentalement à être brûlé dans les flammes éternelles et à être flagellé.
— Giulia, insista-t-il.
Je n’avais plus le choix. Non seulement, je n’avais pas intérêt à mettre en colère l’ange de la Mort, mais je n’allais sûrement pas garder les yeux fermés à jamais. Je pris une profonde inspiration et ouvris les paupières, le cœur battant à tout rompre.
Je m’attendais à être éblouie par une lumière céleste ou à ce que chaque pore de mon corps soit envahit par du soufre, mais nous étions installés sur une table du Caffè Pedrocchi à Padoue. Chaque année, je venais avec ma grand-mère dans cette ville, elle est à moins d’une heure de Venise, pour prier Saint-Antoine de Padoue et boire ce fameux café à la crème aromatisée à la menthe avec une pincée de cacao en poudre. Que faisions-nous ici ? Pourquoi avait-il choisi cet endroit ? Je gardais toujours de très bons souvenirs de nos passages ici, ma grand-mère était tellement heureuse d’y venir qu’il nous arrivait de rire jusqu’aux larmes.
— Alors, c’est ça ? Tu m’emmènes dans un endroit où j’ai été heureuse ?
Je réalisai que c’était le seul endroit où je ne pensais pas à ses tentatives de meurtres, à mes parents et où la connexion entre ma grand-mère et moi était forte.
— Si ce n’est pas un signe que je file tout droit en enfer, je ne sais pas ce que c’est, soupirai-je.
— Pourquoi partirais-tu en enfer ? Plaisanta-t-il.
Je me décidai enfin à le regarder et comme d’habitude, je fus éblouie par sa beauté. C’était normal à cause de son effet angélique, mais je m’étais toujours demandée s’il avait le pouvoir de changer d’apparence en fonction de la personne qu’il venait chercher parce qu’il avait tout ce que j’aimais chez un homme. Grand, ténébreux, visiblement musclé sous ce costume noir et les traits du visage marqués. J’adore balader mes doigts dans les reliefs de la peau. Ses iris d’un marron approchant dangereusement le noir fixèrent les miens et je me sentis toute petite face à lui, comme une fourmi face à un building.
— Giulia ?
— Oui, oui, dis-je en secouant la tête. Alors comment ça se passe ? C’est toi qui m’arraches le cœur ou on attend quelqu’un d’autre ?
Je devais garder la tête haute. Je me forçai à le faire, car je sentais au fond de moi qu’il ne suffisait d’un rien pour que je craque. J’allais sûrement pleurer et supplier pour que je reste en vie, car comme tout le monde, je n’avais pas fait tout ce que je devais faire. Bruno tendit sa main vers moi et planta son regard vers moi comme quelqu’un qui s’apprête à vous rassurer.
— Tu es morte, mais tu n’iras ni au paradis, ni en enfer, Giulia.
J’ouvris la bouche pour savoir dans quel bordel je me trouvais, mais une serveuse arriva avec un plateau. Elle déposa deux cafés Pedrocchi ainsi qu’un tiramisu et un cheesecake.
— Je me suis permis de commander.
Il me fit son sourire angélique, celui qui pardonne tout alors je lui fis comprendre que ce n’était pas grave. J’attendis que la serveuse soit hors de portée de ma voix et je me penchai vers lui.
— C’est quoi ce bordel, Bruno ?
Avec un sourire au coin, il passa une main dans ses cheveux en se laissant tomber sur le dossier de sa chaise.
— Pourquoi as-tu choisi ce prénom ? Cela fait des années que je meurs d’envie de connaître la réponse à cette question.
— C’est très simple. Vu que tu ne prenais pas la peine de me parler alors qu’on s’est rencontré dix fois et que monsieur l’ange de la Mort était trop long, il fallait que je trouve quelque chose. Tu es brun et tu portes du noir alors à douze ans, je n’avais pas vraiment cherché.
Amusé, il hocha la tête. Je m’apprêtais à lui demander son vrai prénom, mais il me devança.
— Tu te trompes, me fit-il savoir en se redressant.
— Oui, j’imagine bien que ce n’est ton prénom, dis-je en levant les yeux au ciel.
— Nous nous sommes vus douze fois exactement. À ta naissance, où bien sûr tu n’as pas pu me voir et une autre fois dans ton sommeil, il y a eu une fuite de gaz dans ton appartement dans le quartier Monti.
— Attends, j’ai failli mourir à la naissance ? M’affolai-je. Dès le début ?
— Non, tu es morte à la naissance, rectifia-t-il avant de boire un morceau de cheesecake.
Il le fit exprès pour éviter que je lui saute dessus, mais il ne pouvait pas lâcher une bombe comme celle-là et s’attendre que j’encaisse sans un mot. C’était impossible. Je fis la moue, celle qui lui demande d’arrêter de se moquer de moi. Étais-je une sorte de zombie ?
— Non, attends ! M’exclamai-je en mettant ma main devant son visage, car je venais de comprendre. J’ai déjà vu ça à la télé. Tu m’as épargné ce qui a changé la courbe du temps ou un truc du genre, c’est ça ?
— Pas du tout, se moqua-t-il, discrètement. Nous t’avons choisi.
— Nous ? Fronçai-je les sourcils.
Il y eut comme un flash de lumière dans mon esprit, car je compris ce qu’il avait fait.
— Alors tu veux faire de moi un ange de la Mort ? Si je ne vais ni au paradis, ni en enfer, c’est que je reste sur la terre et à part le métier de Mort, je ne vois pas.
— Tu chauffes, rigola-t-il.
Je regardai autour de nous. Le caffè Pedrocchi est en centre-ville de Padoue et sa terrasse donne sur l’une des rues marchandes alors je ne vis que la vie, des enfants, des couples jeunes et âgés, des étudiants et des touristes.
— Tu es une fille intelligente et très cultivée, mais malheureusement tu ne trouveras pas, car l’être exceptionnel que tu es, l’Expiatio, le plus grand soldat de Dieu n’est connu que de quelques privilégiés.
— L’Ex, quoi ?
Je frappai dans mes mains ce qui le surprit, mais je venais enfin de comprendre ce qu’il se passait réellement.
— À cause de toi, j’ai dû lire pas mal de choses sur la mort et si je me souviens bien de l’article, je suis au paradis et on me fait visualiser des vies cool. Et quand l’une d’elle ne me plait plus, on simule une mort et elle change en mieux. Par exemple, l’accident de cheval quand j’avais cinq ans, j’ai changé de vie au moment où mes parents m’ont abandonné, c’est ça ? Et là, je suis une sorte de super héros pour Dieu parce que je n’arrêtais pas de demander pourquoi Il me gardait en vie. Mais j’aimais bien être policière.
Bruno ne retint pas son rire ce qui m’enragea, car j’avais horreur de ne rien comprendre. Je détestais être l’inconnu.
— La mission de l’Expiatio est d’envoyer des âmes au purgatoire.
Ma grand-mère m’avait apprise que le purgatoire était l’endroit où nous étions punis pour nos péchés, mais qu’on pouvait décider de ne pas y entrer et donc, de rester en enfer. Comment voulait-il que je crois que j’étais morte alors que j’avais un début de migraine ? Ce qu’il me disait ressemblait drôlement au métier de la Mort et pourtant, ce n’était pas ça.
— De renvoyer les âmes qui réussissent à s’échapper de l’enfer, précisa-t-il.
— Pardon ?
Je fus à deux doigts de m’étrangler avec ma salive et je le vis grimacer en regardant sa montre.
— Oh. Pardon. Tu es pressé ? M’énervai-je.
Bruno cacha son rire derrière sa main.
— Ton Amicus t’expliquera mieux que moi.
— Mon quoi encore ? Soupirai-je.
— Ton Amicus, sourit-il, c’est un ange qui va t’aider dans ta mission. Ton employé, si tu veux.
Si j’avais un ange à mes ordres, cette mission était visiblement très importante. J’étais soit dans un rêve, soit dans l’une des hallucinations créés par des anges au paradis, et je n’avais pas d’autres choix que de suivre la trame. Mon sang sprinta à travers mes vaisseaux quand il se leva de sa chaise.
— T’es sérieux ? Hurlai-je malgré moi. Tu m’annonces que je suis devenue un soldat de Dieu et tu te barres ?
Bruno sourit au coin puis me fit de le suivre avant de déposer de l’argent dans l’assiette prévue. Je bus d’une traite le café qu’il me restait, car une petite voix au fond de moi me disait que c’était peut-être la dernière fois que je goutais cette spécialité. Je fus surprise de voir qu’il ne descendait pas les marches, mais qu’il se dirigeait à l’intérieur. En passant, je remarquai que la serveuse avait les yeux fixés sur mes lèvres ce qui était bizarre, car quand elle nous avait servi, j’avais l’impression que c’était Bruno qui lui plaisait. Nous nous arrêtâmes devant la porte des toilettes.
— Les dames, d’abord, sourit-il.
— Vas-y, je n’en ai pas envie.
— Non, éclata-t-il de rire. C’est notre moyen de transport.
— Pardon ? Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? J’entre dans la cuvette et je tire la chasse ?
— Merci beaucoup, Giulia. Il y avait bien des décennies que je n’avais pas autant ri.
— Tu n’arrêtes pas de te moquer de moi, boudai-je en croisant les bras.
— Jamais, souffla-t-il avec un regard sincère. Contrairement à ce que tu as vu dans les films ou les séries, les êtres célestes ne peuvent pas se téléporter, nous utilisons des portes. Ton Amicus s’appelle Jekielian alors tu penses à lui et tu l’ouvres.
— C’est tout ? M’étonnai-je. Tu te fous de moi ?
— Non, promis, dit-il en me montrant la porte.
— Donc, tu m’abandonnes ?
— Non, Giulia, c’est juste que mon travail s’achève ici.
— Alors, on peut se revoir ?
Je haïs ma voix à cet instant, car elle ressemblait à celle d’une petite fille qui supplie son père de ne pas la quitter.
— Bien sûr, sourit-il. Quand tu veux, mais essaies d’être discrète.
Je regardai la porte des toilettes et soupirai, car je n’avais pas vraiment le choix. Si je voulais savoir où toute cette folie allait me mener ou que ça s’arrête, je devais continuer. Je fis comme il me l’avait dit, je me mis à penser à Jekielian, mon Amicus et ouvris la porte pour la franchir.