Le cercueil volant filait à toute vitesse dans le tunnel sombre. Assemblage de pièces dépareillées, de rouages inutiles et d’engrenages rouillés, il accélérait encore, grinçant dangereusement. L’air sifflait à son passage, comme s’il était dérangé par la présence de ce monstre de métal, comme si le contact avec la bête mécanique le répugnait profondément. Derrière la vitre crasseuse du train, un petit homme pianotait sur un écran de contrôle. Des cheveux gras, une petite moustache, un uniforme gris terne. Deux petites insignes brodées au fil blanc. Une plume brisée sur fond noir et un nom: Capitaine Dorowitz, Fossoyeur.
A l’intérieur mourait le bruit des machines, gémissements pénibles et quasi ridicules. Le chargement, des tas et des tas de livres, s’entassait dans les wagons, en désordre. Un fouillis abominable. Mais le capitaine Dorowitz y était insensible; agrippant son transmetteur, il parla d’une voix égale, sans hésiter:
« Ici corbillard Charon, en route pour le nulle part. Rien à signaler. Stop. »
Pourtant, juste après avoir relâché le transmetteur, il sortit un paquet d’hallucinatoires, son poing tremblait. Il craqua l’hallucinatoire. Bleu ciel. L’avala. Il voguait à bord d’un gigantesque trois-mâts, il était à la barre, l’eau sautait à son passage, le vent salé lui fouettait doucement le visage. Loin la petite cabine poisseuse, loin les boutons clignotants, loin ces tunnels obscurs, loin cet hideux train mécanique. Mais la mer devint vite floue, les mâts s’évanouirent l’un après l’autre, il revint à lui, sonné. Une voix crachotante sortit du transmetteur: « Livraison effectuée. Rien à signaler. Un trou reste un trou. Stop »
Il se rapprochait du nulle-part. Il n’aimait pas cet endroit. Personne n’aimait cet endroit. On déchargeait, vite, et l’on repartait. On marmonnait, pour se rassurer, sans trop savoir quoi faire d’autre, dans ce brouillard chaud. Et l’on reprenait son cercueil volant qui flottait au dessus des voies, nous attendant tel un petit caniche de métal.
Il n’avait même pas regardé la cargaison du jour. Ça ne l’intéressait plus, à force… “Juste de la bouffe pour le Trou…” pensa-t-il avant de jeter un coup d’œil dans le rétroviseur. Rien que le noir profond du tunnel que les phares faiblards du train cherchaient en vain à supprimer. Dorowitz frissonna, il lui semblait qu’il faisait froid. La proximité du nulle part, sûrement. Pour se convaincre lui-même, il lâcha dans son transmetteur: « En approche. Rien à signaler. Je répète: rien à signaler. Stop. »
L’air s’alourdissait, s’engluait à mesure que sa machine progressait et il devait pousser plus loin les moteurs, leur demander des efforts supplémentaires pour tenir le rythme. Les systèmes étaient tous dans le rouge, à deux doigts d’exploser. Comme toujours. De mémoire de Fossoyeur, il en avait toujours été ainsi. On avait toujours été aux aguets, prêts à sauter. Même ceux qui avaient connu l’inauguration…
Ça arrivait, de temps en temps. Un instant d’inattention, une erreur d’accélération, un hallucinatoire mal dosé… Ou simplement une malchance brute, cruelle. Et l’on passait d’une existence amère à un silence apaisant. Ils annonçaient quelque chose sur les transmetteurs:
« Perturbation du trafic. Veuillez contrôler votre vitesse et être vigilant. Stop. » Juste ça. Et l’on entendait plus que le bruit menaçant de nos machines nous rappelant que notre temps était compté, qu’un jour ce serait notre tour…
« Pauvre capitaine Cork » pensa Dorowitz. Le dernier en date. Une voix rocailleuse, toujours à l’heure, appliqué. Et cette voix avait disparu du transmetteur. Du jour au lendemain. On avait pas pu aller lui dire au revoir, on avait pas eu le droit…
“J’aurais même pas voulu, songea Dorowitz. On peut pas rendre hommage à quelqu’un qu’on connaît pas… Je connaissais juste sa voix, son “J’ai pas eu peur “ en revenant du Trou. Au début il hésitait, sa voix tanguait d’incertitude, il voulait juste se rassurer… Mais, peu à peu, sa voix avait pris de l’assurance, de l’aplomb, lâchant son « J’ai pas eu peur »comme un défi à qui l’entendrait… Je ne pourrais pas être aussi impertinent… »
La nausée le prit d’un seul coup, il toussa de dégoût. Et se sentit coupable l’instant qui suivit. « Je ne le connaissais pas… » se répéta-il.
Il chercha nerveusement dans sa poche le paquet jauni d’hallucinatoires.
Il en craqua un entre ses doigts, nerveux. Noir. Noir…