1. Entre les murailles (1.Sylaar)

Dans le ventre d’Asfelt se terrait le reste du monde.
La cité vorace le gardait bien caché derrière ses murailles ; de hautes écailles de béton dressées vers un couvercle de nuages pourpres. Ronde comme un nid garni d’épines, Asfelt couvait ses boulevards, ses places et ses ruelles ainsi que les vies de ceux qui la peuplaient. Jalouse, elle avait  peu à peu dévoré dans leurs têtes l’idée même d’une issue. Le dehors n’était plus. Asfelt l’avait rayé des cartes, ôté des bouches et des esprits, y compris celui de Sylaar qui filait à travers la brume, un revolver au creux de la paume.

La bête qu’elle traquait se montrait coriace, comme toutes les Infernales qui rôdaient dans les secteurs isolés d’Asfelt ; mais coriace, Sylaar l’était davantage. Vêtue d’un long pardessus et d’une armure de plaques aussi sombres que ses cheveux de jais, elle se fondait dans l’obscurité poisseuse des alentours. D’un bond, elle franchit une barrière échouée dans la poussière. Les pans de son manteau se soulevèrent le temps d’une foulée et son insigne d’officier, épinglé dans la maille épaisse, étincela brièvement au niveau de sa poitrine.
Sylaar plissa les yeux à la recherche de sa proie. Son regard émeraude fendait la brume, aussi tranchant que les lames pendues à son ceinturon. L’Infernale ne pouvait pas être loin : l’air empestait ce fumet âcre de peur et de rage mêlées. Un cri rauque confirma son intuition, sonnant brusquement la fin de cette partie de chasse. Sylaar suivit l’écho jusqu’à voir émerger la silhouette de la muraille. Massive, elle s’imposait de toute sa hauteur comme la limite du monde, une immuable frontière.
Seule une forme se détachait de la paroi de béton, vaguement humaine. Sylaar posa la main sur la crosse de son revolver. Devant elle, une jeune fille se contorsionnait contre le mur d’enceinte, frêle et vulnérable. Seuls les ongles acérés qui prolongeaient ses phalanges, la bave mousseuse au coin de ses lèvres et ses rétines voilées de nacre trahissaient sa monstrueuse transformation. L’Infernale feula, acculée. Ses griffes entaillèrent furieusement la chair bétonnée de la muraille lorsque le canon du revolver se braqua sur elle, droit entre ses yeux vides.
Sylaar posa le doigt sur la détente, prête à abréger cette rencontre nocturne quand un beuglement derrière elle la fit se crisper.
— Par ici !
Le coup de feu résonna contre la muraille et la jeune fille s’effondra dans la poussière rouge.

Deux agents de la Régulation déboulèrent comme des molosses en uniforme aux côtés de Sylaar. Leurs lances électriques crépitaient, prêtes à rôtir le moindre bout de peau de l’Infernale, mais celle-ci fixait le ciel, inerte. L’un d’eux réajusta le pardessus gris qui recouvrait son armure. Il fronça les sourcils, visiblement dérangé par la vision de cette jeune fille qui gisait le long de la muraille.
— Mais chef, on doit les ramener au Fort vivantes, non ?
Celle dont l’insigne brillait dans la nuit rouge d’Asfelt alluma une cigarette, débarrassant son front d’une mèche de jais rebelle, échappée d’un chignon rigoureux.
— Tu avais envie de la traîner jusqu’au trou ? lâcha-t-elle entre deux nuages de fumée.
L’agent hocha la tête, admettant que ramener les Infernales jusqu’aux quartiers de la Régulation virait souvent au calvaire, surtout lorsque les malheureuses se débattaient comme des diables à l’arrière du camion. Sylaar reprit :
— C’est ta première virée pour une Infernale. Considère que cela fait office d’exemple et ne t’avise plus de poser la question la prochaine fois que nous avons affaire à ce genre de… désagrément, murmura l’officier en tendant le menton vers la jeune fille. Maintenant, nettoyez-moi ce bordel.
Les deux agents échangèrent un regard dubitatif puis l’un d’entre eux finit par ronchonner :
— Si l’officier le dit… moi j’obéis.
Ils regagnèrent un véhicule aux larges roues crantées pour en extirper des bidons cabossés puis s’approchèrent avec méfiance du corps de la jeune fille. Un coup de botte dans les côtes leur suffit à attester que l’Infernale ne tenterait plus de leur arracher le mollet à coup de griffes. Sans broncher, ils se hâtèrent de répandre le contenu des bidons sur le corps. Un liquide transparent ruissela le long des muscles encore crispés jusqu’à imbiber les restes des vêtements malmenés par les prémices de sa métamorphose. Son odeur âcre se diffusa aux alentours et recouvrit celle du soufre qui stagnait près du mur d’enceinte.
— On risque pas d’avoir des problèmes à gâcher du carburant comme ça ? C’est précieux, cette affaire, commenta l’un des agents. M’enfin si l’officier le dit…
Sylaar ignora cette remarque pointant son écart vis-à-vis du protocole. Elle haussa les épaules en soufflant un dernier nuage de fumée puis jeta le reste de sa cigarette en direction d'une large flaque irisée qui bordait désormais le corps de sa cible. Une vive lueur inonda brusquement la muraille. Voraces, les flammes dévorèrent l’Infernale sous le regard perçant de Sylaar.

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez