1. je ne suis pas en colère mais j’ai envie de tout brûler tout casser tout changer

Notes de l’auteur : Bonjour ! Bienvenue sur mon roman et merci d’être passé.e y jeter un coup d'œil :)
Avant de commencer, je signale un content warning pour les sujets de l’abandon et du rejet parental, qui sont au cœur du roman.
Bonne lecture !

1.

 

je ne suis pas en colère mais

j’ai envie de

tout brûler

tout casser

tout changer

 

Debout face à mon peloton d’exécution, je garde mon regard résolument dirigé vers le ciel. Ou plutôt ce que j’en vois, c’est-à-dire trois néons crachotant une lumière de mauvais film d’horreur et un faux plafond en dalles mouchetées d’humidité. 

Je songe à ceux qui m’ont précédée, ces hommes et femmes injustement exécutés pour leurs actes valeureux : autant de Jean Moulin et d’Olympe de Gouges qui rendent mes derniers instants un peu moins pénibles.

Pour prononcer la sentence qui scellera mon destin, on m’a au moins réservé un peloton de choc :

le bleu : M. Géraud, qui n’ose pas armer son fusil. Pour occuper ses yeux, il lit, relit et rerelit mon dossier, comme s’il pouvait miraculeusement y trouver un détail échappé durant ses dix lectures précédentes ;

le caporal : Mme Hubert et ses yeux-mitraillette. Elle lance ses rafales de papillonnements oculaires à une vitesse ahurissante, ne vise pas très juste, mais finit toujours par atteindre sa cible grâce à son débit étourdissant ;

le sergent-chef : M. Dussellier et ses yeux revolver. Pas ceux de Marc Lavoine, non, ceux qui dégainent vite et bien et te laissent une odeur amère de poudre ;

le colonel : Mme Langlois-Douxbec, sans doute la plus traître d’entre tous. Elle vous regarde avec des yeux compréhensifs, et c’est à l’instant précis où on croit son soutien acquis, qu’ils explosent comme des mines antipersonnel, BAM ! et vous enterrent six pieds sous terre ;

et, pour finir, le général (qu’on aurait plus volontiers pris pour le bleu) : M. Petit-Couchon et ses yeux chargés à blanc. Difficile de se sentir menacée par ses œillades mouillées et creuses, où l’on ne devine rien d’autre qu’une profonde envie de connaître le menu du midi.

Je me tiens bien droite sous le feu de leurs regards. Il ne sera pas dit que Gavroche Sauvage a ployé l’échine dans ses derniers moments. 

Soudain, driiiiiiing, la sonnerie du lycée éclate comme un ordre de mise à feu. 

— Bon, eh bien, je pense qu’on peut commencer, déclare Petit-Couchon.

Mous hochements de tête à ses côtés.

— Le conseil de discipline est réuni aujourd’hui… (petite pause nécessaire à la répression d’un renvoi gastrique), pour discuter du cas de Mlle Sauvage ici présente, accompagnée de son représentant légal.

À côté de moi, maman fait effectivement très bien l’illusion d’une représentante légale. On a du mal à imaginer, en voyant sa sage chemise blanche, sa jupe noire et ses collants mi-opaques, qu’elle a procédé à une véritable fouille archéologique dans ses placards pour dénicher ces vêtements, alors à l’état de boules de tissu plissées et poussiéreuses. On l’imagine encore moins en train de les repasser à l’aide d’une bouilloire fumante (feu notre fer à repasser nous ayant quittées il y a peu). Et, finalement, on serait bien en peine de remarquer que ses lèvres roses et brillantes sont tartinées d’un gloss vanille-fraise, déniché dans une pochette datant d’un anniversaire auquel je m’étais rendue en CM2, à l’époque où on organisait encore des anniversaires, et où j’y étais encore invitée.

Le résultat, c’est cette maman pelotonnée dans un manteau d’adulte sérieuse-fréquentable-propre-sur-elle, et que je reconnais à peine. 

— Avant d’évoquer les faits reprochés à Mlle Sauvage, je vous propose de vous rappeler brièvement son curriculum vitae, transmis par son ancien établissement.

Petit-Couchon pouffe à sa propre blague, imité par un impressionnant total d’absolument personne. Il métamorphose donc son hilarité en petite toux, étouffée dans un mouchoir en tissu brodé de ses initiales. Puis il le tapote sur son crâne pour éponger la sueur et les restes de gêne.

M. Petit-Couchon a un crâne tout à fait remarquable. Rond comme une orange, lisse et brillant comme la surface d’un lac, il ressemble à une boule de cristal. À chaque fois que je le vois, j’éprouve l’irrésistible envie de lire l’avenir dedans. 

Mais j’ai l’impression que le moment est terriblement mal choisi pour jouer les voyantes avec le crâne du proviseur du lycée Saint-Barthélémy de Clermont-Ferrand.

Le détenteur de ce si fascinant crâne reprend :

— En 6e, Mlle Sauvage avait reçu un premier avertissement de comportement, suite au découpage des tresses d’une camarade en plein cours.

Un souvenir que je chérirai à tout jamais : l’image de cette peste de Fanny de la Tourelle, et ses beaux cheveux blonds plus si beaux après le passage de mes ciseaux vengeurs. Bon, c’est vrai, la suite a été moins fun : j’ai écopé de cet avertissement, et j’ai en prime été obligée de payer de ma poche de collégienne fauchée le passage de Mlle Balai-dans-le-cul chez le meilleur coiffeur de la ville. 

Pour une dose supplémentaire de « bien fait pour toi », maman a décidé de me rendre la monnaie de ma pièce en coupant mes cheveux à la truelle. Punition inventive, mais peu efficace, car mes cheveux frisés sont dans un état de catastrophe permanente qu’il est difficile d’empirer. 

Bien tenté, cela dit.

— En 5e, Mlle Sauvage a enduit la chaise de son voisin de glu extra-forte. Je vous laisse en imaginer les conséquences.

(Les conséquences, c’est que Grégoire du Bailly n’a plus jamais oublié de porter de ceinture après ce jour-là.)

— Et finalement, en 3e, Mlle Sauvage a taillé toutes les craies de sa classe pour leur donner la forme de… (petite toux gênée) d’organes génitaux masculins.

Pas ma meilleure bêtise, celle-là. Ça m’a pris un temps incalculable, j’ai traîné de la poussière de craie dans mon sac pendant des semaines et, à l’issue de mes cinq jours d’exclusion, j’ai dû les retailler une à une dans une forme politiquement correcte. 

Nouvel épongeage de crâne chez Petit-Couchon, avant d’enchaîner :

— Mlle Sauvage n’en est donc pas à son coup d’essai, comme vous pouvez le constater. 

— Vous me flattez, je réponds.

Maman, par pur accident, écrase mon pied droit avec le talon de son escarpin. Petit-Couchon, lui, m’adresse une œillade qui se veut sûrement intimidante. 

— Ne vous inquiétez pas, mademoiselle Sauvage. Vous aurez l’occasion de prendre la parole en temps voulu. En attendant, je vous prie de garder le silence.

Il se racle la gorge, erk erk, comme le dernier râle d’un mauvais acteur dans un film français.

— Laissez-moi vous faire la lecture du rapport concernant les faits reprochés à Mlle Sauvage. Le 12 décembre dernier, durant le cours d’anglais de M. Géraud, l’accusée…

— Vous y allez un peu fort, monsieur Petit-Couchon, intervient Langlois-Douxbec. Nous ne sommes pas à un procès.

— Et Mlle Sauvage peut s’en estimer heureuse. Je disais donc : le 12 décembre dernier, durant le cours de M. Géraud, l’accusée a planté son compas dans le genou d’Annabelle Hauteville, sa camarade de classe de 2nde 2. Face à la gravité de ses blessures, Mlle Hauteville a dû être transportée par ambulance à l’hôpital. Par mesure préventive, Mlle Sauvage a été exclue jusqu’à la tenue de son conseil de discipline.

Frissons d’horreur, durcissement des regards. Ma cote de popularité, déjà pas folichonne parmi le corps enseignant de Saint-Barth’, dégringole en flèche.

— Mademoiselle Hauteville ? Pouvez-vous, s’il vous plaît, nous partager votre version des faits ?

De l’ombre d’un néon défectueux sort alors mon pire cauchemar. Cheveux bruns lustrés comme du marbre, bouche stratégiquement entrouverte pour rentabiliser les quinze séances de blanchiment dentaire à 150 €, sourcils mieux taillés qu’une haie à Versailles, c’est 1 m 55 d’orfèvrerie esthétique qui s’approche de moi. Même le plâtre (un PLÂTRE, sérieux ?!) qui enrubanne sa jambe a l’allure d’un accessoire de mode encore un peu confidentiel, mais qui deviendra indispensable dans un an ou deux.

Annabelle Hauteville maîtrise peut-être l’auto-bichonnage, mais niveau jeu d’acteur, c’est pas ça. Son sautillement de grenouille n’a absolument rien à voir avec un authentique boitement, ce qui n’empêche pas un parent d’élève de se précipiter vers elle armé d’une chaise.

— Merciii, monsieur de Crécy, s’exclame-t-elle en appuyant sur les i comme un frein défectueux. C’est siii aimable de votre part.

Trente secondes d’Annabelle Hauteville et j’éprouve déjà le besoin de refaire une beauté à son deuxième genou. Elle s’assoit avec une lenteur pachydermique et force grimaces hollywoodiennes.

— Vous êtes bien installée, mademoiselle Hauteville ? demande Petit-Couchon.

— Très bien, monsieur. Mais serait-ce abuser de votre temps que de vous demander une chaise pour surélever mon genou ? Mon médecin me conseille de le plier le moins possible. 

Elle a à peine fini sa tirade sauce film en costumes qu’une chaise apparaît sous sa jambe, assortie de coussins et d’un sourire compatissant.

— C’est parfait comme cela, mille mercis.

— Mademoiselle Hauteville, reprend Petit-Couchon, pourriez-vous s’il vous plaît nous relater les événements du 12 décembre ? Sauf si, bien sûr, c’est trop fatigant pour vous. 

Étrangement, ce n’est pas trop fatigant pour elle. 

— Eh bien, nous étions en cours de français. J’adore le français vous savez, surtout lorsqu’il est enseigné par monsieur Géraud. Avec lui, même Le Médecin imaginaire devient pas-si-on-nant.

M. Géraud ponctue son ânerie d’un sourire crispé.

— Hum, hum, gorge-gratouille Petit-Couchon. Et donc, que s’est-il passé après ?

— J’écoutais attentivement le cours, même si Gavroche essayait de me déconcentrer. Depuis que nous sommes voisines de classe, mes notes chutent, vous savez, car elle tente sans cesse de m’empêcher de suivre les cours. Si vous saviez tout ce qu’elle fait. Cette fille est un monstre. 

FAUX, trois mille fois FAUX. C’est elle qui se déconcentre toute seule, à me balancer des vacheries de sa voix emmiellée, et pourtant si coupante qu’elle tranche jusqu’au cœur. 

— J’essaie toujours de l’ignorer, vous savez. Mais ce jour-là ça l’a énervée, je crois. Enfin, je ne suis pas dans sa tête, qui sait ce qui s’y passe, probablement pas grand-chose. Toujours est-il que…

Elle marque une pause et pose sa main sur sa bouche, tandis que ses yeux papillonnent pour essayer d’y convoquer les larmes.

— … excusez-moi, c’est un peu difficile.

Même les profs ont l’air un peu sceptiques. Annabelle change donc promptement son fusil d’épaule, essuie son imaginaire liquide oculaire et reprend d’une voix plus assurée :

— Elle a planté son compas dans mon genou.

— Ça vous a fait mal ? demande Petit-Couchon.

— Terriblement.

— Ça saignait ?

— Affreusement.

Petit-Couchon prend quelques notes.

— Monsieur Géraud, pouvez-vous confirmer les dires de Mlle Hauteville ?

— Eh bien, répond l’intéressé, je n’ai pas entendu la teneur des échanges entre Gavroche et Annabelle. Mais, effectivement, elle saignait.

— Beaucoup ?

— J’imagine que ça dépend de votre acception du mot. Mais comme Annabelle avait l’air de souffrir, j’ai préféré appeler une ambulance. 

Crrr, crrr, fait le stylo de Petit-Couchon.

— Bien. Mademoiselle Sauvage, vous qui mourriez d’envie de vous exprimer, c’est votre tour. Donnez-nous votre version des faits. De préférence sans votre habituel langage de charretier.

Je m’avance vers le conseil, que je sens déjà hostile à ma cause.

— Je sais que vous allez pas me croire, mais ça s’est pas passé comme ça du tout. Depuis qu’on est à côté, Annabelle me harcèle et m’insulte tout le temps. J’ai demandé à Mme Hubert, notre prof principale, de me changer de place, mais elle a pas voulu. 

— On ne change pas le plan de classe sur commande des élèves. Et puis, je pensais qu’Annabelle canaliserait Gavroche, se défend l’intéressée.

— Elle a surtout canalisé ses envies de violence, commente M. Dussellier avec son habituel flegme.

C’est l’un des rares profs imperméables aux manières d’Annabelle. L’un des rares aussi, qui à défaut de m’apprécier me tolère.

— Admettons qu’Annabelle vous harcelait, poursuit Petit-Couchon. Quelle bonne raison aviez-vous de l’agresser ?

Je renifle. Je n’ai pas vraiment, vraiment pas, envie d’en parler.

— Vous voyez, elle hésite, intervient Annabelle. Elle est en train d’inventer un mensonge.

— Ferme ta gueule, je lance.

Les profs sursautent. 

— Gavroche, n’aggravez pas votre cas, ordonne Langlois-Douxbec. Et Annabelle, taisez-vous.

Avec la vague sensation d’être sortie victorieuse de l’échange, je reprends :

— La nouvelle obsession d’Annabelle, c’est… ma famille.

— Votre famille ?

— Mon père.

— Quoi, votre père ?

Mme Hubert se racle la gorge. 

— Le père de Gavroche n’est… pas là.

— Oui, confirme maman d’une voix tendue. 

— Ah, commente Petit-Couchon.

Petit tapotage de crâne embarrassé.

— Pendant ce cours, je reprends en parlant très vite, Annabelle m’a dit, je la cite : « Pas étonnant que ton père se soit cassé dès que ta mère t’a éjectée de son vagin. Qui voudrait d’une fille comme toi ? » 

(Elle a pas dit « vagin », en vrai.)

— Qu’est-ce que tu mens mal, soupire Annabelle en s’observant dans le miroir lustré de ses ongles. Pour que je te dise ce genre de choses, il aurait déjà fallu que tu aies un père. Quand on te voit, on se rend bien compte que le travail n’a été fait qu’à moitié.

—  Annabelle, s’il vous plaît, la reprend Dussellier.

— Mademoiselle Hauteville, vous niez donc avoir tenu ces propos ? demande Petit-Couchon.

— Évidemment. Gavroche adore se sentir importante. La vérité, c’est que sa vie ne m’intéresse pas du tout, et son père, ou prétendu père, encore moins.

— Mademoiselle Sauvage, y a-t-il des témoins de ce supposé échange ? 

— Non. 

— Bon. Quelqu’un souhaite-t-il rajouter quelque chose ?

Silence bourdonnant des néons. 

— Très bien. Dans ce cas, j’invite tous ceux qui ne font pas partie du conseil à quitter la salle. Nous allons délibérer.

Lorsque j’ouvre la porte, j’ai déjà l’impression d’avoir le dos criblé de balles.

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