1 - Le Pneu

Par hikari
Notes de l’auteur : Partie I - La Ville

Un temps de chien pleut sur la Ville. De l’autre côté de ma petite fenêtre s’entassent de vilains nuages gris. Ils ont l’air prêts à éclater, hérissés d’électricité. En continuant à lécher ma cuillère, je me penche en avant, pour coller mon visage contre le verre bruni par la graisse de mon intérieur (j’aime cuisiner à l’huile). Il me semble que le cumulonimbus que je fixe se tord et se gonfle. Quelque chose en sort. C’est épais, dense et noir, comme si le nuage avait produit du charbon. Mais ça s’extirpe de plus en plus de la masse en suspension, et puis ça commence à tournoyer lentement sur soi-même. On dirait une petite météorite s’apprêtant à prendre orbite. La forme se détache enfin. C’est un pneu.

 

Maintenant qu’il a émergé de son nuage sombre, on le voit mieux ; l’essieu entier y est encore attaché. C’est toute une roue de voiture qui descend du ciel et qui s’accélère soudain pour venir frapper le pavé de la rue. J’entends le choc et le bruit qu’elle fait en allant rouler un peu plus loin. Bien sûr, il n’y a personne dehors. Il faudrait être fou pour sortir par un temps pareil. Quand le ciel se couvre, les déchets évaporés retournent à la terre. Les nuages se crèvent et nous bombardent de leurs détritus rouillés. Sans décoller les yeux de la vitre, je plonge ma cuillère dans mon pot de yaourt. Sa saveur aigre se répand dans ma bouche, et je mâchouille avec délice les petits morceaux de cœur d’artichaut sur lesquels je suis tombée. La vieille couverture en laine étalée sur mon lit, dans le coin de la pièce, m’attire. J’aimerais bien pouvoir m’y pelotonner bien tranquille, à me lamenter sur l’existence en écoutant chuter les vieux débris du ciel. Malheureusement, j’ai des choses à faire. Je fixe mon horloge numérique quelques secondes. 13:42, dit l’écran. Avec le peu de lumière que laissent filtrer les nuages, je n’aurais pas pu le dire. Enfin, si je veux être à l’heure au rendez-vous, je n’ai pas le choix, il faut que je parte. Quinze heures précises, dans mon bureau, m’a prévenu le patron de sa grosse voix grave qui racle les murs. Il ne rigole pas, le patron. J’aime autant risquer de me faire assommer par une jante que de ne pas faire comme il m’a dit. Alors, je suis bien obligée de sortir.

 

Je clipse ma serviette porte-documents à ma ceinture et enfile mon grand ciré vert par dessus. Le temps d’attraper ma petite plaque de tôle et – flûte, je suis déjà en train d’entrer dans mes bottes, et j’ai oublié de ranger le yaourt au frigo. Tant pis, je n’ai plus le temps. Je claque la porte de mon une pièce derrière moi. Six étages à dégringoler dans l’étroit escalier de bois. Habiter dans un vieux bâtiment, ça a du charme, mais pas à chaque instant. Je gonfle mes poumons d’air avant de sortir. Ce n’est pas une grande inspiration qui va me sauver de la pluie métallique, mais ça me rassure quand même. Hop, voici la rue.

 

Avec les morceaux de carcasses, la pluie charrie des nuages de sable ; la route en est toute orange. Comme elle tortille entre les maisons, on dirait un gros serpent aux écailles de pierre. Je me mets à marcher le plus vite possible. Mes bottes font un bruit infâme, et vu qu’il n’y a personne d’autre au-dehors, je me sens seule dans l’univers. Le shworp-shloup-shlop du caoutchouc m’envahit les oreilles. Tout d’un coup, le tonnerre gronde. Je rentre la tête dans les épaules. Quelques boulons rebondissent devant moi. Je suis bête, ce n’était pas le tonnerre, c’était le bruit qu’ils viennent de faire en tombant sur ma tôle depuis le haut des nuages. Cette tôle, elle vaut tous les parapluies du monde.

 

Pendant quelques secondes, c’est comme si le temps se figeait. Les gouttes descendent lentement vers moi, et à ma droite et à ma gauche, les petits bâtiments serrés paraissent s’étendre jusqu’à des kilomètres en hauteur. En levant la tête, je distingue des silhouettes à travers les fenêtres sombres qui trouent les façades. L’image se précise. Des dizaines et des dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants sont collés contre ces fenêtres, à tous les étages. Leurs yeux brillent dans la pénombre d’orage et leurs nez sont déformés par le contact des vitres. Tous les habitants du quartier me fixent. Eh oui, je leur soupire, je suis dehors par ce temps. Souhaitez-moi de ne pas finir aplatie sous une carrosserie. Même si je vois bien à leur regard qu’ils désirent tout l’inverse. Je me mets carrément à courir. Sinon, je me sentirai happée par tous ces gens. Je sais qu’il ne faut pas rester immobile sous la pluie. Chaque fois qu’on quitte une minuscule portion de rue, c’est une chance en moins d’y rester écrasé.

 

Je sors du quartier. Il n’y a qu’une rue principale, alors même en courant la tête penchée avec une capuche et une tôle qui obstruent ma vision, il n’y a aucune chance de se perdre. J’arrive sur l’allée des Écumoires ; tous les stands et étals du marché sont vides et bâchés. On se croirait dans une ville morte. Je fais le tour en dix minutes à peine, et me voilà devant le bâtiment de l’administration du secteur, Place des Légumiers. Le palais couleur crème occupe la moitié de l’immense cercle décrit par la place. Je fais le tour de la fontaine de la Légumière avec son panier de marbre où sont sculptés des carottes, des poireaux et des panais. L’abri de train n’est plus qu’à quelques enjambées. Quelque chose s’écrase derrière moi, mais j’accélère sans me retourner. Ça doit être une carcasse de voiture toute entière, vu le bruit que ça a fait. Bientôt, je serai en lieu sûr. Je me précipite sous le parallélépipède de l’abri de train. Et tout de suite, je me réceptionne dans une masse épaisse et tiède.

 

Ah, je ne l’avais pas prévu. Pourtant, c’était assez évident que tous ceux qui ont à faire dans le Centre aujourd’hui seraient là. Le train ne passe que deux fois par heure, et il n’y a pas d’autre endroit pour s’abriter à moins d’entrer dans le Palais. Alors ce n’est pas surprenant que l’abri soit devenu un concentré de chair humaine. Des hommes et des femmes y sont pressés les uns contre les autres, recouvrant chaque centimètre sous le toit. J’en distingue qui sont écrasés par la paroi du fond, le visage déformé par la pression. Il y a aussi des dizaines et des dizaines d’autres hommes et d’autres femmes qui sont empilés les uns sur les autres, comme dans une boîte de conserve trop optimisée. Mon nez est enfoncé dans le dos suant d’un cadre supérieur en costume, et mon propre dos dépasse au-dehors, je sens la pluie tomber dessus. Décidément, l’attente va être longue. Personne ne parle – on ne voyage pas en famille quand il fait aussi laid dehors, donc tout le monde ici est un inconnu pour les autres – et pourtant l’air vibre d’un brouhaha écrasant.

 

Je ne sais pas si on peut tisser des liens quand on travaille dans les bureaux. Je n’y ai jamais passé beaucoup de temps, mais comme je me l’imagine, quand on a des choses à faire, n’importe quel collègue devient un obstacle sur votre route, et mouvant qui plus est. Hop, vous voulez apporter le dossier à votre supérieur, et voilà que Mireille vient en contresens pour sa pose café. Si vous aviez été seul dans tout l’immeuble, vous auriez gagné et le temps d’évitement et le temps du signe de tête poli. Je sais que ça me convient mieux d’être en solitaire. C’est forcément plus efficace, pas besoin d’autres expériences pour le savoir. Travailler dans mon coin comme me le demande le patron, ça, j’aime. Je pense même que c’est la seule chose que je puisse faire de ma vie.

 

Je sens quelqu’un me frôler – une personne de plus sous l’abri. Comme je ne lui fais pas face, il ne se gêne pas, et prend carrément appui sur moi pour se hisser par-dessus la masse. Son pied racle mon crâne. Le voilà coincé contre le plafond. L’abri va éclater, me dis-je. Ce qui est parfaitement idiot, puisqu’il a l’habitude d’être rempli comme ça chaque fois qu’il pleut.

 

Clong ! Un gros débris vient de percuter le sommet de l’abri. L’impact traverse le métal et est conduit par les corps compressés jusqu’à moi. J’ai l’impression que la terre tremble. Le patron, il ne se rend pas compte de ce qu’il m’a demandé, en m’ordonnant d’être à quinze heures au boulot. Enfin, il faut ce qu’il faut.

 

Un nouveau grand bruit fait frémir l’air. Tout le monde se dresse en même temps, comme si on n’était que les poils d’un gros bras qui a froid. Le même sifflement strident traverse toutes les oreilles. Par le petit coin d’œil que j’ai encore dégagé du charnier, je vois une épaisse vapeur blanche se détacher sur le ciel assombri. L’homme contre lequel je suis pressé tombe en avant, et moi je trébuche sur lui. C’est la cohue dans tous les sens, une paire de seins s’écrase sur moi en tombant de l’étage supérieur. Le train est arrivé. On est plus de cent à vouloir monter en même temps. Les portes automatiques des wagons s’ouvrent tout grand. Personne ne descend, tout le monde se précipite. Moi, je reste en arrière quelques secondes pour m’imprégner de la corrida générale. Des masses de torses, de cheveux et de jambes courent dans la même direction. Et dans le fond, la locomotive rouge vif ressemble à un immense cheval de fer.

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