1. Pierre

Par djinn

Son mal de crâne, cruel et vorace, chevauchait allègrement d’une tempe à l’autre, plantait ses griffes acérées derrière ses globes oculaires. Des morceaux répugnants de vomissures étaient venus s’échouer sur sa langue endolorie. Pierre se dit qu’il devait avoir une haleine de fennec. Une bile acide brulait son estomac. Son corps, échoué misérablement quelque part, pesait une tonne.  

Les lendemains de très grosse cuite. Pierre connaissait bien cette douleur et ce mal-être. Il était habitué. Il savait même comment s’y prendre pour en sortir sans trop de dommages. Et d’abord, par simple mesure de précaution, ne pas bouger d’un poil et garder encore quelques temps les yeux fermés.  

Où se trouvait-il exactement ? Il n’était sûr de rien. Le silence environnant lui indiquait un endroit éloigné de la ville. Pour voir, il prit le risque d’exciter son mal de crâne en ouvrant à demi les paupières. Lentement. Prudemment.

Au ras de l’herbe, il aperçut le cul blanc d’un lapin, un sentier goudronné, et derrière, l’eau presque noire de la Seine. La presqu’île du Rollet. Il se félicita intérieurement, s’applaudit chaudement : malgré sa cuite monumentale, il était parvenu à se traîner jusque-là. À rentrer au bercail, en quelque sorte.

Vautré comme un porc dans l’herbe, quelque part presqu’île du Rollet. Bien mieux que la dernière fois, où il s’était effondré sur un trottoir pour se retrouver inconscient aux urgences avec une plaie ouverte au front.

Une odeur fraiche de terre humide lui emplissait les narines. Il aurait été mieux couché sur un banc public que par terre, c’est sûr ! Mais quand l’alcool devient le patron, on ne fait pas toujours ce qu’on veut.

Mon royaume pour un café, soupira Pierre. Il lui restait encore un peu d’argent pour s’offrir un café long à la terrasse d’un bar. Encore fallait-il pouvoir se lever.  

Une touffe d’herbe lui chatouillait le nez. Il la laissa taquiner ses narines car elle lui permettait de penser à autre chose qu’à son mal de crâne en train de caracoler comme un cheval furieux.

Mentalement, il fit un tour consciencieux de son corps : front, mâchoire, torse, mains, genoux, pieds. Pas de blessures, de sang qui coule, ou d’ecchymoses. Un petit miracle. Le corps humide de rosée, il avait simplement froid sur ce sol dur, couché sur le ventre, tellement inerte qu’un passant pourrait le croire mort.

Sa conscience flottait dans les airs, juste au-dessus de son corps abimé, de ses vieilles fringues froissées, récupérées dans un hangar de la Croix Rouge. Il put ainsi se considérer tel qu’il était vraiment : lamentable et déchu.

Pourquoi fallait-il qu’il pense toujours à ses deux gosses durant ces moments, tristes à pleurer, où il était en loques ? Ça lui faisait encore plus de mal. Heureusement qu’ils ne le voyaient pas dans cet état. Ses gosses ! À quoi pouvaient-ils bien ressembler, maintenant ? Depuis toutes ces années. Il n’était même plus très sûr de leurs dates de naissance.

Ses gosses.

Des souvenirs figés dans sa mémoire. Deux bouilles blondes, turbulentes, chouineuses, rieuses. Il fut un bon père le temps qu’il demeurât avec eux. Patient. Doux. Attentionné. Vous en connaissez beaucoup, des pères qui frappent à la porte de la chambre de leur gamine de cinq ans, attendant patiemment qu’elle l’autorise à entrer ? Au fond de lui, il restait persuadé qu’ils gardaient malgré tout un bon souvenir de leur papa disparu trop tôt.

Leur papa d’avant la grande glissade. Une glissade sans fin. D’eux, il ne put sauver du désastre qu’une unique photo qu’il gardait au chaud, jamais bien loin de son cœur.

Bon Dieu, comme les lendemains de cuite sont effrayants ! Il se sentait toujours comme ça : nu, vulnérable, et ne savait plus qui, de son chagrin ou de son mal de crâne, le faisait le plus souffrir.

Ces chatouillements au bout du compte finirent par sérieusement l’agacer. Pierre souffla par les narines, les contracta puis les détendit à plusieurs reprises tout en déplaçant doucement son visage de quelques centimètres. Les chatouillements s’atténuèrent sans pour autant disparaître. Se gratter aurait réglé le problème, mais bouger trop brusquement réveillerait son mal de tête. Et il le sentait, le petit salaud, tapi, à l’affut, prêt, au moindre de ses mouvements, à labourer encore plus profondément son crâne, méthodiquement, consciencieusement, pour y enfoncer des pieux aux pointes acérées entre les deux yeux, les tempes, l’occiput.

Quand on avait plus de Doliprane, une règle, une seule s’imposait. Ne pas bouger pour l’affaiblir. Respirer à peine. Accompagner et apprivoiser ses violents coups de boutoir. Patienter, patienter encore pour le sentir diminuer d’intensité.

Et il finit par refluer, quittant avec colère les rivages des tempes et des yeux. Concentré désormais au sommet du crâne en une petite boule bouillonnante, Pierre savait que le sournois n’avait pas dit son dernier mot. Qu’il attendait le moment propice pour repartir à l’attaque.

Du côté de l’estomac, la nausée s’apaisait. Elle ne se pressait pas, elle prenait son temps, mais elle s’atténuait malgré tout, et c’était là l’essentiel.

Des nouvelles encourageantes qui décidèrent Pierre à sortir de sa torpeur. Il bougea lentement sa grande carcasse décharnée, s’assit par étapes successives, se laissant revenir tout doucement à la vie. Il jeta un regard hébété autour de lui. Il se trouvait tout au bout de la presqu’île.

Pierre venait en général passer ses nuits dans ce grand jardin public, du moins jusqu’à ce que le froid devienne trop insupportable, le contraignant à trouver refuge dans un des quelques foyers situés à Rouen. De nombreux « sans domicile » venaient comme lui se coucher sur les nombreux bancs en bois disséminés aux quatre coins du parc. Un bon endroit. Ils ne risquaient pas d’y être délogés par les dealers et les prostitués car il n’était pas éclairé et trop éloigné de la ville.  

Il avait terminé son périple à quelques pas à peine de la Seine. L’alcool n’a pas fini le job. Quinze mètres de plus, une petite quinzaine de mètres, et il tombait à la baille, pensa-t-il amèrement. Dans l’état où il se trouvait hier, il se serait noyé sans se rendre compte de rien.

Qu’on n’en parle plus.

À défaut d’être mort, il se mit debout avec la même prudence, sans à-coup, pour ne pas exciter son mal de crâne, agrippant au passage son sac à dos en toile usée qui gisait à ses pieds.

Il fut surpris et heureux de le trouver encore là. Tout son monde, ou ce qu’il en restait, se trouvait entassé en vrac dedans. À part la photo de ses gosses, enfouie dans la poche intérieure de son blouson.

Avec ses conneries, il finirait bien par le paumer un de ces jours, ou bien un de ses semblables le lui piquerait en douce. Qui sait ? Cette perte signifiera peut-être pour lui la fin de la grande glissade…

Une aube blanche se retirait sur la pointe des pieds. Le fleuve quittait la ville et le carcan de ses rives étriquées, s’élargissant en filant vers la mer. Au loin, sur les deux rives, les gigantesques et lugubres silos à grains se dressaient, enveloppés par des écharpes de brume. La Seine était étrangement lisse et immobile. Elle ressemblait à une plaque de plomb, si dure et rigide qu’il aurait pu jouer à Jésus en allant marcher dessus.

Pierre essuya ses bras de chemise et son torse trempés de rosée, accrocha le sac à dos sur son épaule droite et quitta le monticule herbeux pour rejoindre un sentier goudronné qui faisait le tour de la presqu’île.

Un étrange silence le cernait. Il n’en prit pas conscience quand il était affalé dans l’herbe. Un silence compact et anormal qui le rendit soudainement anxieux.  

Les bruits de fond. Les bruits habituels du petit matin.  Ils avaient disparu comme par enchantement. Sans aucune raison. Les grognements de gros mammifère repus de la grande ville toute proche. Les souffles des camions qui filaient sur le pont Flaubert. La brise matinale. Le long murmure des arbres. Ces affreuses mouettes criardes. Le clapotis régulier de la Seine.

Tous ses sens en alerte, Pierre cherchait, essayait de comprendre. Il leva les yeux au ciel, scruta les feuillages des arbres et la laîche avachie au bord de la Seine. Au loin, la flèche de la cathédrale de Rouen coupait en deux le disque orangé du soleil levant.

Il n’était pas mécontent de cette bizarrerie, finalement, car elle lui permettait de détourner son attention de son mal de crâne, diminué mais toujours vivace.

Des bruits si anodins qu’il n’y prêtait aucune attention, mais maintenant qu’ils s’étaient volatilisés, le calme qui les remplaçait était si lourd, si profond, qu’il en devenait presque menaçant. Comme si la nature était en train de retenir son souffle.

Même les lapins sortis comme chaque matin de leurs terriers semblaient aussi circonspects que lui.

Une matinée bizarre, décidément.

Pierre haussa des épaules, donnant une explication pleine de bon sens à ces étrangetés : ce petit farceur d’alcool lui jouait un de ses vilains tours dont lui seul avait le secret.

Quelle putain de cuite, hier ! La faute aussi à tous ces abrutis trop généreux avec lui quand il faisait la manche. Jamais il n’avait récupéré autant de fric, et comme il n’était pas du genre à faire des économies…

C’est cette canicule tardive qui les rendit si charitables, si compréhensifs. De ça, il en restait persuadé. De mémoire d’homme, on n’a jamais connu une telle chaleur à Rouen durant un mois de septembre, à la toute fin de l’été. Et, à voir le ciel d’un bleu immaculé en train de montrer le bout de son nez, cette nouvelle journée s’annonçait aussi chaude et poisseuse que les précédentes.

La chaleur atteignit un pic hier, et dès la nuit tombée, les rouennais se précipitèrent dehors. Tous à déambuler au milieu des rues piétonnes, à s’asseoir aux terrasses des bars et des restaurants, à rigoler, à baffrer, à boire de la bière ruisselante ou du vin frais dans de grands verres prétentieux. Inconsciemment, Ils voulaient que lui aussi, l’ivrogne, le clodo, l’invisible, profite de la fête, de ce moment de grâce.

Qu’ils se rassurent, il s’en donna à cœur joie !

Ce fut une nuit excessive. Une nuit torrentielle. Par quel prodige parvint-il à arriver tout au bout de la presqu’île du Rollet, ce long doigt jeté sur la Seine ? De ces dernières heures, il se souvenait de peu de choses. Quelques vagues images. Des balancements. Le regard des autres. Les voitures qui klaxonnaient quand il traversait la route de ses pas hésitants de funambule. Les grands traits tremblotants de lumière bleue et jaune sur la Seine qui faisaient écho à ses propres vacillements.

Il se souvenait surtout de sa solitude. Son abyssale solitude. Jusqu’à ce qu’il s’effondre à même le sol, au milieu des ténèbres, sur ce bout de pelouse. Jusqu’à ce qu’enfin il crut mourir pour de bon.

Bien sûr qu’il avait honte. Honte de lui. De ce qu’il était devenu. Mais cette honte ne durait jamais suffisamment longtemps pour qu’il essaie de tenter quoi que ce soit pour changer le cours de sa vie. Et pour le moment, foutre le camp d’ici, crever cette étrange et inquiétante bulle de silence lui paraissait ce qu’il y avait de mieux à faire.

Il avait soif surtout. Horriblement soif. Sa gorge était sèche comme une allumette.

À l’entrée de la presqu’île, se trouvait une pompe à eau manuelle. Une jolie pompe à eau en fonte avec son cylindre et son bec verseur ouvragés. Il pourra y boire tout son saoul. Et se faire un brin de toilette, aussi. Il en avait bien besoin.

Mais il devait partir au plus tôt s’il ne voulait pas être emmerdé par les autres :  les mamans avec leurs lardons, les promeneurs, les affreux clébards, les sportifs du dimanche… Ils arriveront plus tôt que d’habitude pour profiter de la fraicheur matinale. Et ils seront très nombreux.    

Quant à la pompe à eau, passé une certaine heure, il y avait tellement de sans domiciles et de joggers qui cherchaient à se désaltérer qu’il fallait prendre son ticket pour pouvoir l’utiliser. Amusant comme deux mondes si différents pouvaient se côtoyer autour d’une pompe à eau sans jamais se mélanger.

C’est alors qu’il remarquât les lapins. Il n’avait pas fait attention à eux, auparavant. Pierre les estimait à une bonne vingtaine. Ils étaient tous regroupés sur l’herbe et aussi pétrifiés que des statues. Un comportement curieux. « Allons bon, marmonna-t-il, encore du nouveau ». Pas une oreille ne bougeait. Et ils se foutaient comme d’une guigne de lui, alors que ces boules de poils auraient dû fuir comme des dératés à son approche. Ils fixaient tous de leurs yeux en forme de billes noires et luisantes la Seine.

Comme s’ils attendaient quelque-chose.

Pierre, voulant en avoir le cœur net, s’approcha du bord de l’eau. Rien de particulier à signaler, sinon que la Seine demeurait obstinément lisse et immobile. Et toujours ce calme irritant autour de lui, cette impression désagréable de se déplacer seul au milieu d’un environnement totalement figé. Il chercha du regard un promeneur matinal pour vérifier s’il ressentait les mêmes sensations que lui, s’il voyait les mêmes choses. Mais personne ne se profilait à l’horizon.

Un lapin se tenait à deux mètres de lui. Aussi figé et crétin qu’un nain de jardin. Il s’approcha de la bestiole avec la prudence du chasseur. Seul son petit museau était secoué de tremblements. Pierre se dit en rigolant qu’il pourrait peut-être l’attraper par les oreilles. Il esquissa même le geste pour le faire, puis se ravisa, haussant les épaules d’un air résigné.

Au loin, la ville se faisait toujours remarquer par son silence assourdissant. Un mardi en plus ! Avec ces milliers de gens qui partaient tous bosser à la même heure, qui se douchaient, prenaient leur voiture ; et tous ces gosses qui se réveillaient, et ces milliers de télés qu’on allumait, toutes ces petites vies qui se mettaient en branle pour la journée… Et rien. Rien. Pas l’ombre d’un murmure. Un silence si impressionnant que ses oreilles en bourdonnaient.

Aller vite se rafraichir à la pompe à eau pour se remettre les idées en place. Pierre partit du pas lent mais résolu du guerrier fatigué, mais à peine avait-il tourné le dos à ces abrutis de lapins et à la Seine, que les bruits revinrent.

D’un seul coup. Aussi soudainement et brutalement que s’il avait retiré de ses oreilles une paire de boules Quies. Les murmures continus de la ville et la brise matinale emplissaient de nouveau l’espace. Même les mouettes au loin revenaient. Pierre en fut quelque peu rassuré. Pas trop tôt. Les choses rentrent dans l’ordre.

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Melau
Posté le 15/11/2023
Hello !

Un premier chapitre qui envoie du lourd !
On saisit parfaitement qui est ce personnage, sans en faire une description physique, tu nous donnes accès à différentes parcelles de sa personnalité et de sa vie, que ce soit par rapport à ses enfants (où sont-ils ? que s'est-il passé pour qu'il les quitte s'il était un père si attentionné qu'il le dit ?), ou sa relation à l'alcool, et même à la vie (le pauvre bougre a l'air d'être plus qu'à bout).
Le décor est bien planté, et tu parviens à nous surprendre à la fin du chapitre, avec ce retournement de situation et ce retour à la normal qui ne présage rien de bon. On aurait presque l'impression que Pierre se trouve pris entre deux mondes, à voir ahah.

Une petite erreur que je voulais relever : Au troisième paragraphe : "au raz de l'herbe" -> "au ras de l'herbe". (raz désigne plutôt de l'eau, d'où le raz de marée).
J'en ai vu d'autres, mais il me faudrait tout relire, je n'ai pas pensé à noter... Enfin, c'est qu'elles ne m'ont pas marquée tant que ça et qu'elles ne m'ont pas sortie de ma lecture, ahah.

En tout cas, hormis quelques réajustements qui seraient à faire, c'est un très bon premier chapitre qui pose plusieurs questions au lecteur et qui pose également les premiers jalons d'un bon récit.

Bravo à toi !
J'ai hâte de lire la suite désormais. ;)

Bye !
djinn
Posté le 15/11/2023
Bonjour,
Bien sûr ! Au ras des pâquerettes... ;-))
Merci pour ce compte-rendu... Je prends note de toutes ces remarques...
A bientôt
Edouard PArle
Posté le 09/11/2023
Coucou Djin !
J'ai vraiment beaucoup aimé ton premier chapitre.
J'ai juste deux trois remarques sur la conjugaison. Perso, je trouve que le conditionnel fonctionne mieux pour le futur dans des textes au passé. Je t'ai mis deux trois exemples en dessous. Et pour le passé du passé, je préfère le plus que parfait au passé simple car il sert déjà pour les scènes d'action. Encore une fois, je t'ai relevé des exemples dans mes remarques^^
Ton premier chapitre est vraiment très efficace ! Tu plantes très bien le personnage de Pierre, dont la vie ressemble à un complet naufrage. L'évocation de ses deux enfants fait son effet, le rendant à la fois attachant car assez tragique et mystérieux car on veut savoir ce qui a provoqué sa chute.
J'aime beaucoup le double "twist" du chapitre. D'abord tout disparaît et on pense que c'est le début d'un post apo ou quelque chose du genre. Puis tout réapparaît dans la fin de chapitre et c'est encore plus mystérieux. Qu'est-ce qui a pu arriver ? J'ai du mal à croire que ce soit seulement dû au taux d'alcool dans le sang de Pierre...
Mes remarques :
"il parvint quand même à se traîner jusque-là. À rentrer au bercail." -> était parvenu ?
"Bien mieux que la dernière fois, où il s’effondra sur un trottoir et se retrouva inconscient aux urgences avec une plaie ouverte au front." s'était effondré, s'était retrouvé ?
"Il savait qu’à cause de ses conneries, il finira par le paumer un de ces jours" -> finirait ?
"et comme il n’est pas du genre à faire des économies…" était
Un plaisir de te découvrir !
A bientôt (=
djinn
Posté le 10/11/2023
Merci pour tes commentaires.
Ah la conjugaison... Un vrai drame et une vraie difficulté...
je vais tenir compte de tes remarques.
A bientôt...
Edouard PArle
Posté le 11/11/2023
Vive la langue française mdrr
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