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Par Dan

10

 

23 août 1998

 

Célestine était revenue sur les lieux le lendemain, armée de divers objets qu’elle comptait jeter dans la faille et d’un carnet pour compulser ses observations. Levée aux aurores, elle avait espéré prendre de vitesse la chaleur et les promeneurs, espéré surtout que personne d’autre n’avait découvert l’étrange phénomène. Quelle n’avait pas été sa déception quand, tintant de toutes ses breloques, Célestine avait surgi dans la clairière pour tomber nez à nez avec une équipe de techniciens GDF.

« Fuite de gaz, ma bonne dame », lui avait-on répondu. Un périmètre de sécurité avait été déployé autour de la brèche, désormais invisible derrière les échafaudages et les bâches tendues. Son insistance n’avait pas été bien accueillie par les ouvriers mobilisés en urgence et Célestine avait finalement renoncé : trop de gens au village la raillaient déjà au sujet de l’homme-lézard.

Elle n’était pourtant pas la seule à l’avoir vu, lui, n’est-ce pas ?

Huit ans plus tard, Célestine s’était de nouveau aventurée dans la pinède, par curiosité, par nostalgie, par symbolisme peut-être. Elle n’avait même pas atteint la clairière : une palissade surmontée de fils barbelés lui avait barré le passage à cent mètres de l’endroit où la faille était apparue, flanquée d’écriteaux Gaz de France et Région Languedoc-Roussillon.

Face au barrage, Célestine hésitait, désormais. Impossible d’en faire le tour ou de jeter un œil par-dessus la clôture. Elle s’apprêtait à grimper sur un rocher en surplomb pour tenter de discerner autre chose qu’un bout de toit quand elle remarqua un mât métallique. À son sommet : une caméra. Les exploitants avaient peut-être découvert une contamination plus importante et préféré boucler la zone. Elle devait se rendre à l’évidence, en tout cas : il n’y avait rien de surnaturel dans les environs.

Déçue, Célestine rebroussa chemin jusqu’au lotissement où tous les voisins s’étaient réunis dans l’allée de la maison mitoyenne à la sienne. Sous le soleil accablant, le bougainvillier qui en grignotait la façade prenait une couleur sanglante ; le crissement incessant des cigales noyait presque la rumeur des voix.

— Vous nous écrirez, hein !

— Oui, bien sûr. Et si vous… viennez ? venez ? allez en Irlande, dites-nous bonjour !

Le coffre de la voiture de location avala une dernière valise avant de claquer. Alors débuta la tournée de bises et de poignées de mains, à laquelle Célestine se mêla à retardement en espérant s’épargner le gros des messes-basses et des regards obliques. Tom McKenna serra longuement ses doigts bagués et, avec un sourire triste, la prit dans ses bras.

— Vous êtes sûr de ne pas vouloir revenir l’année prochaine, alors ? fit Célestine.

C’était monnaie courante : les étrangers ne restaient pas éternellement dans ces contrées et la plupart des locaux s’en trouvaient soulagés, mais Célestine éprouvait toujours une tristesse lancinante à voir partir les locataires estivaux. Peut-être parce qu’elle-même se sentait toujours un peu étrange et étrangère : sa mère et sa fratrie avaient suivi son père en métropole vingt ans plus tôt, et elle n’appréciait jamais autant la région que lorsqu’elle débordait d’envahisseurs.

Tom et Frankie faisaient partie de ses envahisseurs favoris.

— J’aimerais, répondit le premier. Mais…

Il laissa sa phrase en suspend, par manque de mots ou par crainte de perturber sa fille, qui promenait ses grands yeux gris de l’un à l’autre. Célestine n’avait plus vu Kathleen depuis quatre ou cinq ans et elle n’avait jamais osé interroger Tom à ce sujet. Ne se plaisait-elle plus, en France ? S’étaient-ils éloignés, ou pire : séparés ? Tom se montrait de moins en moins aux barbecues, aux fêtes de village, aux feux d’artifice du 15 août, et c’était à peine si la coupe du monde de football et l’éruption de joie des Français lui avaient arraché un sourire, cette année ; quant à Frankie, elle ne s’était jamais intégrée parmi les jeunes du coin.

— Ce n’est pas adieu, dit Tom.

C’était un joli mensonge, auquel Célestine parvint à sourire en pivotant vers Frankie, qui l’observait toujours, la mine renfrognée, comme si elle la mettait au défi de l’embrasser.

— Eh bien dans ce cas, au revoir, dit Célestine. Vous nous manquerez.

— Au revoir, répondit Frankie dans un français nettement meilleur que celui de son père, mais trop détaché pour sonner naturel – à moins que ce soient les paroles et non la langue qui pose problème.

La fillette semblait pressée de partir et grimpa dans la voiture sans attendre que son père ait conclu les derniers échanges de politesses. Une fois à bord, Tom dut tapoter l’épaule de Frankie pour l’inciter à adresser des coucous aux voisins rangés en haies d’honneur le long de l’allée, ce qu’elle fit une unique fois, et visiblement à contrecœur.

Célestine se surprit à espérer qu’elle emporterait l’homme-lézard avec elle.

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