10. Désordre

Notes de l’auteur : Merci pour vos commentaires sur le fond comme sur la forme. J’espère que ce chapitre vous plaira!

Nous marchions depuis plusieurs heures. La douleur tout comme la multitude d’émotions s’étaient estompées petit à petit, remplacées par la douce fatigue de la marche.

Nous arrivions à l’orée d’une forêt dense. Il s’arrêta et sortit de son balluchon une sorte de machette éliminée sur laquelle il appliqua la main en murmurant quelques mots. Celle-ci se couvrit alors d’un halo bleuté. Il me la tendit. 

« Cela vous permettra d’écarter les branches de votre chemin sans blessures »

« Merci…Mais vous me sous-estimez, ce n’est pas quelques égratignures… » 

« Ce n’est pas pour vous, c’est pour la forêt » me coupa-t-il, et d’ajouter dans un murmure « Je n’ai que faire de vos égratignures… ». Mon sang ne fit qu’un tour, je me ressaisis et lui arrachais la machette des mains : « Bien sûr ».

Il s’avança, murmurant un chant étrange, la main ouverte au devant de son buste. Les bruits qui s’étaient arrêtés de prime abord reprenaient, comme si la vie rassurée, avait acquis la certitude que notre présence n’était pas un danger. Il y avait quelque chose de tout à la fois fascinant et émouvant d’avancer dans cette nature luxuriante dans une sorte d’acceptation et de respect mutuel. 

« Ils sont là » murmura-t-il à mon égard avant de s’arrêter et de s’incliner un genou à terre. Je fis de même immédiatement. De qui parlait-on? Je l’ignorais.

 Il éleva la voix pour prononcer quelques mots dans une langue étrangère. Une voix grave et forte lui répondit. Puis une myriade de rires vinrent à notre rencontre. Des enfants sortaient des branchages où ils étaient parfaitement camouflés pour se jeter sur Saad qui les accueillit avec un grand sourire ! Un être étrange sortit à son tour d’un bosquet accompagné de plusieurs adultes, des lances et des arcs aux mains. Saad s’inclina de nouveau devant la délégation, ce que je fis également. Relevant la tête, je découvris avec horreur une dizaine de lances et arcs pointés sur moi.

Saad se dégagea des enfants pour s’interposer, s’exprimant de nouveau dans cette langue étrange. Des yeux suspicieux me dévisagèrent. Saad me jeta un regard en secouant la tête, puis émis un soupir avant de prononcer une dernière phrase en me fixant des yeux. Des cris de joie retentirent et les armes s’abaissèrent, remplacés par des sourires et des embrassades.

« Que leur avez-vous dit? » murmurait-je intriguée.

« Que vous êtes la princesse de Hasgord…ils connaissent la prophétie »

« Pourquoi le leur avoir dit? »

« …Pour éviter que votre dépouille puisse servir d’exemple à d’autres visiteurs indésirables »

« … »

« Vous vous moquez de moi ? »

« Non. »

« Qui sont-ils ? »

« Des elfes sylvestres… »

Je le regardais  surprise...« Les elfes n’ont-ils pas tous été exterminés lors du Grand Chaos? »

Deux jeunes elfes s’approchèrent de nous et virent attraper nos mains pour les unir avec une corde de feuillage.

« Pourquoi font-ils cela? »

« Je vous l’ai dit…ils connaissent la prophétie »

« Oui, mais pourquoi nous attacher ensemble ? »

Il tourna vers moi un regard agacé…et répéta une nouvelle fois «...Ils connaissent la prophétie… » Je le regardais sans comprendre.

« Ils ne pensent quand même pas que nous… »

Il haussa les sourcils, puis un sourire espiègle vint se dessiner sur ses lèvres.

« Que nous quoi? A quoi pensez-vous princesse ? » Je rougis. Il prit ma main dans la sienne, puis levant nos deux mains unies devant mon visage.

« Pour votre bien, il vaut mieux qu’ils pensent que vous êtes folle d’amour…Les humains ont failli exterminer leur peuple, vous n’êtes pas la bienvenue…sauf éventuellement en qualité de ma future épouse ». Il détourna le regard et ajouta.

« …Et pour répondre à votre question, vous confondez…Ce sont les Norkhas qui ont été exterminés, les elfes ont été persécutés comme de nombreuses autres espèces d’ailleurs, mais ils ont survécu à l’écart de la reconstruction…et des hommes »

Après ce premier accueil, nous fûmes conduit dans ce qui semblait être le centre du village. Une troupe de jeunes elfes vinrent défaire le lien qui retenait nos mains et me poussèrent vers une cabane de feuillage.

« Que se passe-t-il ? » demandais-je à Saad paniquée.

« Elles vont vous préparer pour la veillée de ce soir…Essayez d’être coopérative ! ». Je lui lançais un regard terrifié alors que je disparaissait à travers un rideau de chèvrefeuille. 

*

Lorsque je le rejoignis de nouveau, la nuit était tombée. Le village était éclairé de dizaines de cages lumineuses contenant ce qui semblait être des milliers de lucioles. Saad était assis sur un tapis de feuilles faisant face au Roi et à sa délégation. Il écoutait avec attention, ne se rendant pas compte de ma présence. Les regards des elfes se tournèrent vers moi, je m’inclinais un genou au sol. Il se retourna et me dévisagea intensément avant de se lever et de me rejoindre.

« Vous êtes très belle princesse » murmura-t-il avant de prendre ma main et de la porter à ses lèvres pour un baiser furtif. 

Il me conduisit auprès du cercle des dignitaire où nous nous assîmes. Il échangea quelques mots avec le Roi avant de se retourner vers moi.

« Il se méfie de vous, vos peuples ne sont pas amis. Il ne souhaite pas que vous puissiez prendre part à nos conversations...  »

« Assurez-lui que je ne suis pas une menace et que dans tous les cas, je ne comprends pas vos échanges ! »

Il fronça les sourcils, pensif, puis son regard se fit dur : « Je l’ai déjà rassuré sur ce point… » « Néanmoins, vous n’êtes pas tout à fait une fiancée soumise et obéissante… » « Pouvez-vous m’assurer que vous vous tiendrez tranquille ? Pouvez-vous respecter ce souhait de confidentialité ? Êtes-vous capable de ne pas mettre votre nez là où vous n’y êtes pas invité ? » Je baissais les yeux, gênée, il pensait au rituel…Je fis oui de la tête. Il me pressa le bras : « Qu'avez-vous dit? » murmura-t-il entre les dents.

« Oui, je vous promets de rester à l’écart ». 

Le Roi elfe prononça alors une longue tirade qui s’acheva par des rires de l’assemblée. Le visage de Saad se ferma et il prit ma main fermement dans la sienne. Je compris alors qu’il s’agissait d’une menace à mon encontre.

Les discussions continuèrent jusque tard dans la nuit. Saad gardait ma main dans la sienne, à l’écoute mais les traits tendus. Je sentais au fur et à mesure des échanges sa tension croître ou s’apaiser au gré des minuscules variations des muscles de ses doigts. Il me jetait des regards de temps à autre où je pouvais lire alternativement l’inquiétude ou la colère. 

« Il va me falloir 3 jours, peut-être plus… » murmura-t-il après un long moment. Il tourna les yeux vers moi. Je lui fis oui de la tête. « Promis, pas d’ingérence, pas d’interruption, pas de questions… » murmurais-je. « Bien ! » Il s’adressa alors une dernière fois au Roi elfe puis se releva, m’indiquant qu’il était temps de prendre congés de nos hôtes. 

*

Il ne savait pas comment prendre le problème. Les arbres de la forêt s’affaiblissaient. Il le ressentait effectivement…Le peuple des elfes craignaient à juste titre pour sa survie. La vibration de l’eau était différente ces derniers mois, il l’avait senti. Dans quelle mesure, cette modification pouvait affaiblir le flux vital des êtres ? Il ôta sa cape puis se déshabilla entièrement. La fraîcheur du matin le fit frissonner un peu mais rapidement une sensation d’apaisement l’envahissait. Il se concentra sur sa respiration, les yeux fermés. Quand il les rouvrit, elles étaient là, les particules d’énergie. Il prit une grande inspiration en levant les mains ouvertes à hauteur de son buste. Il ferma les yeux de nouveau. Il ressentait l’agitation, le désordre…la force également. Les arbres font le lien entre l’air et le sol, aussi, s’avança-t-il vers un grand hêtre et posant les mains sur son tronc, se concentra pour en ressentir les flux. Il sentait l’énergie déployée, la fatigue, la peur. Il caressa l’écorce, cet arbre luttait. Ce qui devait aller de soi était désormais une bataille qui épuisait ses forces. Il retourna au cœur de la clairière et mis un genou au sol, les mains posées à plat sur celui-ci. Il se concentra de nouveau. Ici, à l’inverse, les forces étaient faibles, lentes, l’humus était sec, pauvre, sans vie…Il pouvait essayer de transférer l’eau et l’énergie de l’air au sol, oui, peut-être…Cette solution était envisageable bien que temporaire. Il décida de tester cette hypothèse et s’employa plusieurs heures durant à récolter puis transférer les flux vitaux d’un réservoir à l’autre.

Quand il revint au village, la nuit tombait, il se sentait épuisé. Le rituel avait fonctionné localement, l’équilibre restauré, la vie retrouvait sa vigueur. Le Roi elfe l’accueillit avec une tape vigoureuse sur l’épaule qui le fit chanceler. Iliana n’était pas visible. Il ne s'en inquiéta pas, il connaissait le peuple des elfes depuis de longues années, pour l'instant, elle ne craignait rien. Après avoir informé le Roi et son Conseil de ce qu’il avait observé et de ce qu’il pouvait faire temporairement, il prit congés, prétextant de vouloir voir sa fiancée.

La cabane était gardée par 2 elfes vigoureux munis d’arc. Leur méfiance envers elle, fiancée ou pas, restait intacte. Il ne pouvait les en blâmer. Le Roi Elfe lui avait fait part d’une déviation que le royaume Hasgord avait réalisé sur le fleuve qu’il suspectait, sûrement à juste titre, de participer à l’affaiblissement de la forêt. Il était tellement rompu de fatigue qu’il titubait presque quand il entra dans la petite pièce. 

*

Il devait être près de minuit quand il rentra enfin. Il titubait, le dîner avait dû être arrosé plus que de raison. Pas de questions, pas d’ingérence…Je le regardais tandis qu’il enlevait sa cape. Il s’arrêta et me fixa alors qu’il défaisait sa chemise. « Vous ne comptez pas vous retourner? » me demanda-t-il d’une voix non pas éméchée mais faible. Je l’observais entre colère et soulagement. Malgré l’obscurité, quelque chose dans son allure était différent. « Vous allez bien? » lui demandais-je alors que sans attendre ma réponse, il passa sa chemise au dessus de la tête. « Parfaitement » murmura-t-il avant de s’écrouler sur le sol. Je me précipitais vers lui. Il n’était pas inconscient et tentait déjà de se relever. « Je vais vous aider…» dis-je en l’aidant à se remettre debout. Je le guidais difficilement sur la natte où il s’allongea avec un râle de soulagement. Il s’endormit immédiatement. 

Les deux jours suivants se déroulèrent de la même manière. Il partait tôt à l’aube et était de retour, rompu de fatigue, à la nuit tombée. De mon côté, les journées étaient longues. Les jeunes elfes souriantes m’accueillaient dans leur quotidien mais la barrière de la langue était un frein réel a une quelconque amitié. J’avais tant de questions que j’aurais souhaité leur poser…Frustrée, je décidais de rester seule la plupart du temps. J’étais par ailleurs systématiquement escortée par deux elfes patibulaires et armés qui m’observait l’œil mauvais, ce qui ne m’encourageait pas à sortir de mon refuge. Le 3ème jour, promesse ou pas, je décidais de le suivre. Après tout, je m’étais engagée à le protéger et son état m’alarmait de jour en jour.

Je profitais des quelques minutes de relève de mes gardes pour m’éclipser à travers une brèche que j’avais créé en défaisant le tissage de branches dans les parois à l'arrière de la cabane. Je mis près d’une heure à le trouver, guidée par le bruit croissant de ce qui semblait être une légère vibration de l’air. Il se tenait immobile au milieu d’une clairière entourée de frênes, de chênes et de hêtres.

Je gardais une bonne distance afin de ne rien perturber cette fois… Il était à genoux, un bras orienté vers le ciel, main ouverte et l’autre appliquée sur le sol. Un immense vortex de petites particules bleues lumineuses tourbillonnait au dessus de lui avant de se concentrer en un faisceau unique, intense qui pénétrait à travers sa main gauche pour diffuser dans le sol à partir de sa main droite. Un courant d’air froid s’échappait de part et d’autre de la scène, créant une brise glaciale qui tourbillonnant, s’évanouissait dans la forêt. Que faisait-il ? Il semblait aspirer la magie de l’air pour l’insuffler au sol de la forêt. 

Je restais ainsi immobile et silencieuse à l'observer. Je le voyais s’affaisser au fur et à mesure que le vortex s’amenuisait. Le souvenir de la douleur de la magie circulant dans ma chair me fit frissonner. Je ne voyais pas son visage mais il me semblait sentir sa souffrance. Je l’encourageais silencieusement.

La nuit était désormais tombée. Le nuage de particules n’était plus qu’une mince galette, il continuait, il tenait bon, entonnant un chant étrange qui semblait renforcer la vitesse d’épuisement du vortex. Enfin le dernier rayon s’évanouit dans le sol. Saad abaissa son bras, la tête toujours baissée, j’entendais sa respiration saccadée maintenant que le silence se faisait dans la clairière. Il tenta de se relever mais chancela. La lune, haut dans le ciel, éclairait les alentours d’une lueur d’argent. Il ne bougeait pas en dehors des mouvements chaotiques de sa cage thoracique.

Il allait me tuer...Néanmoins, je sortis doucement de ma cachette, inquiète. Je vins poser une main sur son épaule.

« Saad…Je suis là. Laissez moi vous aider ».

Il émit un faible grognement et entreprit de se relever sans succès.

« Je vais vous aider… » répétais-je. Je m’accroupis auprès de lui, passais son bras autour de mon cou et remontais doucement. J’avais presque réussi à le relever quand ses jambes lâchèrent et nous basculâmes tous les deux au sol.

Mon bras était bloqué sous lui, j’essayais de me dégager en vain.

« Saad… »

« Rester tranquille » murmura-t-il faiblement avant de se retourner sur moi, bloquant plus encore une quelconque tentative de libération. Sa respiration s’allongeait en un rythme régulier…Il dormait. 

*

Il se réveillait dans la douce fraîcheur de la rosée. La clarté du jour perçait timidement au travers des arbres…Il sentait un poids sur sa poitrine et baissant les yeux découvrait Iliana endormie contre son torse. Ses longs cils bruns ourlait joliment ses paupières closes, ses lèvres bleuies par le froid de la nuit laissait passer le doux murmure de sa respiration. Il sentait sur son flanc le moelleux de ses seins. Il se sentait bien.

La forêt s’éveillait elle aussi. Des oiseaux paillait ça et là, régissant le début de cette nouvelle journée, le vent secouait les feuilles en une douce mélodie.

Elle frissonna légèrement, il l’attira un peu plus contre lui. C’était une erreur, un doux désir montait en lui, signe que ce moment parfait devait maintenant s’arrêter. Il se dégagea doucement, se leva et s’étira longuement.

Allait-il la réveiller ou la laisserait-il profiter de l’expérience d’un éveil seule en pleine forêt ?

Le souvenir de la menace des elfes lui revint à l’esprit…

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