10 - le pain au chocolat

Par Yvaine

Ophélie, juillet

Elle était si belle quand elle était persuadée que personne ne la regardait.

 

Ève, juillet

Ève se réveilla en sursaut, comme la nuit précédente et celle d'avant. Les images tournaient encore dans sa tête, mais elles n'étaient rien face à la cacophonie sous son crâne - le crissement des pneus sur le macadam, encore et encore. Elle se redressa sans même essayer de se rendormir, saisit l'une des robes de son placard et se rendit dans la salle de bain. Quand elle retira sa chemise de nuit face au miroir, elle aperçut les cicatrices qui ravageaient son dos. La nausée ne tarda pas, et elle se précipita vers les toilettes, tremblante. La semaine qui venait de s'écouler avait été affreuse, marquée de douleur, de pensées sombres et d'isolement - elle ne voulait voir personne, et ça valait mieux comme ça. Elle ignorait si c'était à cause de la souffrance qu'elle n'était pas allée retrouver ses amis, ou si c'était l'inverse. 

Quoi qu'il en soit, elle avait besoin de voir la mer. Alors Ève enfila sa robe les yeux fermés, coiffa ses cheveux en une tresse désordonnée, glissa un carnet, un stylo et son téléphone dans un sac, et, pieds nus pour plus d'équilibre, ses chaussures à la main, elle quitta la petite maison pour se diriger vers la mer en contrebas. Elle marcha lentement, rassurée par la nuit - il ne devait pas être plus de quatre heures du matin, et le village dormait encore. Elle parcourut le chemin menant à la plage, et ce n'est que quand elle vit la mer, quand elle entendit les vagues, que son coeur s'apaisa enfin. 

Elle laissa tomber son sac sur le sable et plongea les pieds dans l'eau fraîche. Au-dessus d'elle, la lune semblait la protéger, et en face, l'horizon, bien qu'à peine discernable, la rassurait. Elle avait l'impression d'avoir toujours su qu'elle vivrait près de la mer, dans cet endroit qu'elle ne connaissait que depuis quelques années, et qu'elle chérissait tant - la falaise, les vagues et la solitude lui donnaient tout ce dont elle avait rêvé depuis la fin du lycée et au cours de ses études à l'université. Ici, elle était enfin libre. Rien ni personne ne lui interdisait de passer ses journées dehors, d'écrire toute la nuit, d'écouter la symphonie du vent et de ne prononcer aucun mot durant des journées entières. Rien ni personne ne lui interdisait de n'en faire qu'à sa tête. Rien, sauf son propre corps.

Ève finit par s'asseoir sur le sable, s'efforçant de faire taire le hurlement de son corps en proie à la douleur. En écoutant le bruit du ressac, elle songea à la chorégraphie de Cara qu'elle avait visionnée la veille, aux discours de Milo qu'elle avait écoutés en boucle, aux albums d'Ophélie qu'elle collectionnait dans son salon, à l'esquisse de Léandre affichée sur le mur de sa chambre. Depuis que Léandre et elle s'étaient rencontrés, à l'école primaire, ils avaient tous deux changé, avaient perdu la possibilité de réaliser leurs rêves. Ils ne seraient plus jamais les mêmes. 

En dépit de la façade qu'elle affichait, celle d'une femme qui avait repris sa vie en main, Ève ne pouvait s'empêcher d'avoir des regrets. Si elle s'était affranchie plus tôt du regard des autres et du poids des conventions, peut-être n'aurait-ce pas été si dur de tout perdre - elle aurait au moins eu une part de ce dont elle avait rêvé. Ou alors, ç'aurait été pire, comme d'avoir un aperçu de ce qu'on ne pourra jamais toucher. Lors de nuits déchaînées comme celle-ci, où il lui semblait que la souffrance ne partirait jamais vraiment, le regret était tonitruant. Elle avait beau avoir des articles à relire et un recueil à écrire, il prenait toute la place. 

Quelque part en France, ses amis regardaient probablement une autre mer. Elle aurait pu être avec eux, si elle l'avait voulu ; elle n'en avait pas eu la force. Un regret de plus ou de moins ne changeait plus grand-chose, si ? 

Avec un soupir, Ève ralluma son téléphone et relut les messages qu'Ophélie lui avait envoyés, auxquels elle n'avait pas su quoi répondre.

OPHÉLIE - Tu n'es pas venue. Est-ce que tout va bien ?

OPHÉLIE - Ève, s'il te plaît. 

OPHÉLIE - Je m'inquiète. Les autres aussi.

Elle se contenta de répondre qu'elle allait bien, qu'elle avait juste besoin de temps. Elle ne s'attendait pas à ce qu'Ophélie réponde en pleine nuit, mais son téléphone vibra entre ses mains.

OPHÉLIE - Tu penses venir plus tard ? Quand tu seras prête ?

VOUS - Je ne sais pas.

VOUS - Peut-être.

OPHÉLIE - Ce n'est pas pareil sans toi. Et ça te ferait peut-être du bien.

Ophélie avait probablement raison. Mais la vérité, c'était qu'Ève était terrifiée. 

VOUS - Désolée.

OPHÉLIE - Ne t'excuse pas. Tu as le droit de prendre le temps dont tu as besoin pour guérir.

Mais en elle, ça répétait sans cesse j'ignore si on guérit de ça un jour, Ophélie.

OPHÉLIE - Si ça signifie que tu ne viendras pas, on comprendra. 

Et elle-même, comprendrait-elle ? Serait-elle capable de se le pardonner ? Au fond, elle savait déjà ce qu'elle avait à faire, mais la peur prenait le dessus. Comme l'avait deviné Ophélie, elle avait besoin de temps.

Quand elle décida de rentrer, vers sept heures du matin, elle n'avait pas écrit un seul mot dans son carnet, mais il lui semblait que la douleur s'était un peu apaisée, à force d'entendre la mer et de percevoir le goût de ses embruns. Ève s'appuya sur sa canne et se dirigea vers chez elle, empruntant la route du village pour se dégourdir les jambes. Lorsqu'elle croisa la boulangère qui relevait le rideau, elle ne put échapper aux pâtisseries que celle-ci tenait à lui offrir dans un petit paquet en papier, et elle s'en alla avec des remerciements et un sourire sincère. Elle appréciait les gens d'ici, qui ne regardaient pas sa canne avec un air étrange et respectaient ses choix - de vivre sur une falaise, de marcher pieds nus, de sortir en pleine nuit. Ici, elle se sentait libre.

Aussitôt rentrée chez elle, Ève prépara du café et s'assit à son bureau. Tout en croquant dans un pain au chocolat, elle saisit un stylo et posa quelques mots sur le papier. Et, quand l'inspiration se fut tarie, pour ne pas pouvoir faire marche arrière, elle s'empara de son téléphone et envoya un message à Ophélie.

VOUS - Je viendrai. Il me faut juste un peu de temps, mais je viendrai, c'est promis.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
coeurfracassé
Posté le 13/09/2024
Coucou !
ça fait plaisir de renouer avec Ève ! J'aime beaucoup cette dernière promesse, c'est le début de grandes choses ! Je me suis pas mal identifiée à elle, dans ce chapitre, parce que moi aussi, la mer m'apaise <3 Et j'aurais aimé être aussi libre qu'elle... Si on peut dire qu'elle est libre. Parce qu'elle est prisonnière de son corps, comme elle nous le fait si bien ressentir.
Je suis vraiment allée chercher dans le détail pour les remarques suivantes (vraiment, vraiment beaucoup), alors ne pense surtout pas que ton texte ne vaut rien. IL EST MAGNIFIQUE. Donc, quelques mots :
- "Dans tous les cas," (deuxième paragraphe) --> ça m'a paru un peu étrange. Je comprends que tu voulais lier les deux paragraphes, mais je pense que ce n'est pas nécessaire, d'autant plus que ça me paraît être une formulation trop "familière".
- "Elle parcourut le chemin menant à la plage, et ce n'est que quand elle vit la mer, quand elle entendit les vagues, que son cœur s'apaisa enfin." --> à moins que ce soit voulu, je trouve qu'il y a beaucoup le son "qu" (surtout avec le "quand que" et on s'embrouille un peu. Cette tournure de phrase un peu bancale tranche avec la perfection du reste de ton texte, qui est très soigné. Et puis, il y a le présent de "ce n'est" qui m'a aussi paru étrange... Je reformulerais =)
-Lors de la balade à la plage, en pleine nuit (non ?), comment peut-elle voir l'horizon s'il fait noir ? Grâce à la lune ? Et puis, comment aurait-elle pu écrire quelques mots dans son cahier ? Une lampe torche ?
- Ève finit par s'asseoir sur le sable, la douleur se faisant de plus en plus insistante --> Bon, je pinaille, et ça, c'est surtout hyper personnel. Mais le participe présent me fait bizarre. Je crois que j'aurais fait deux phrases, quelque chose comme "Ève s'assit sur le sable ; la douleur se faisait de plus en plus insistante." Comme ça, en plus, on enlève le "finir par" :-)
- elle songea à la chorégraphie de Cara qu'elle avait visionné --> visionnée (avec un « e », car c’est la chorégraphie)
- "J'ignore si on guérit de ça un jour, Ophélie." --> Est-ce qu'il manque le "Vous" qui signifie que Ève l'a écrit ? Ou alors le pense-t-elle ? Ce n'est pas très clair, le contexte. Mais j'adore cette phrase <3
- Et aussi, "Depuis que Léandre et elle s'étaient rencontrés, à l'école primaire, ils avaient tous deux changé, avaient perdu la possibilité de réaliser leurs rêves. Ils ne seraient plus jamais les mêmes. " --> Y a-t-il quelque chose de plus entre eux ? J'ai hâte de découvrir tout ça =)
Enfin, voilà. Ce commentaire est beaucoup trop long, et honnêtement, vraiment, totalement, j'ai cherché la petite bête. J'espère aussi que je n'ai pas découragé, parce que tu as une superbe plume (pour de vrai), et je ne veux qu'essayer de t'aider à la rendre meilleure !
À la prochaine, bien sûr <3
A.
Yvaine
Posté le 14/09/2024
Hello A.,

Je suis ravie que ce chapitre te plaise, et que tu puisses t’identifier à Eve !
Je note tes remarques, merci beaucoup. En effet, il y a une petite incohérence concernant la temporalité du moment.

Le «  finir par » est un choix délibéré : c’est une volonté de ma part de montrer qu'Eve essaie de résister aux alarmes de son corps, de se prouver quelque chose, que ça soit sain ou non. Cependant, le participe présent, sonne faux, j’en conviens.

Concernant Léandre et Eve, les réponses arrivent très vite !

Merci beaucoup pour ton commentaire et ses remarques. Loin de me décourager, tout ça m'aide à m'améliorer, et je t'en suis donc reconnaissante.

A très vite !
coeurfracassé
Posté le 14/09/2024
Je suis contente de pouvoir t'aider ! Je comprends tout à fait le "finir par", c'est plus le participe qui me gênait. Et hâte de découvrir la relation de Léandre et Ève =)
Mayllis B
Posté le 07/09/2024
Bravo pour ce chapitre, au travers de votre écriture on parvient vraiment à cibler l’état d’esprit du personnage, et même s’identifier. Vous faites bien ressortir l’atmosphère !
Petite correction peut-être : « la nausée de tarda pas à venir » plutôt que de s’arrêter à « tarder »
Yvaine
Posté le 07/09/2024
Merci beaucoup pour vos remarques ! Je suis ravie que cette atmosphère soit perceptible.
Raza
Posté le 06/09/2024
J'aime beaucoup ce chapitre. Il est juste, je pense. On comprend pas mal de choses, et j'aime cette fin. Le fait que le bonheur ou l'élan de vie peut se trouver dans le simple fait d'écrire, puis de manger unnpain au chocolat. L'élan est donné.
Une seule interrogation de ma part, est cette impossibilité de continuer son rêve. Je croyais qu'elle voulait écrire, or, cela lui est possible, donc c'est autre chose. Je m'attends à auyre chose alors, une révélation plus tard. Merci pour le partage. :)
Yvaine
Posté le 07/09/2024
Je suis très heureuse que tu trouves ce chapitre juste !
Ces petites choses peuvent aider lorsque les événements de la vie nous ont rendu.e désabusé.e : regarder les fleurs, écouter le pépiement d'un oiseau ou prendre le temps de vraiment goûter le thé qu'on boit...

Eve a la passion de l'écriture, et pouvoir en vivre est un accomplissement pour elle, mais ce n'est pas son premier rêve, celui qu'elle aurait choisi au-dessus de tous les autres. Les explications viendront en effet plus tard, mais n'hésite pas à me le signaler si tout ce mystère devient frustrant !
RienQueJoanne
Posté le 06/09/2024
Ça gagne en intensité et ça reste très joli. C'est intéressant à observer comme les personnages (ici Ophélie) sont bienveillants mais les difficultés résident ailleurs, donc ça ne suffit pas. Il n'y a pas de manque d'effort, c'est comme une lutte des personnages contre eux-mêmes, pour arriver à demander de l'aide, et à aller vers les autres.
Yvaine
Posté le 07/09/2024
En effet, la bienveillance et l'écoute aident, mais ne suffisent pas toujours... Je suis ravie que ce roman continue à te plaire !
Vous lisez