Rayan Sans-Nom de Rashad
Je file comme une ombre entre les groupes de mages en pleine conversation et fonce vers les deux bâtiments. Quand j’arrive dans la ruelle, bordée de murs en pierre grise, l’obscurité m’enveloppe. Des lueurs bleutées émanent des cristaux quasiment vides qui jonchent le sol, jetés négligemment parmi les ordures.
L’odeur des détritus est forte et fraîche, mélange de nourriture avariée et de déchets ménagers. Elle s’ajoute à celle, plus âcre, de l’urine et de l’alcool.
Je vois les ombres des deux hommes surplombant le prisonnier, qui semble prostré de terreur.
— Tu m’as fait courir, mon salaud ! dit le type qui voulait me détrousser il y a deux jours. Allez, lève-toi. Les mages, y’t’cherchent partout.
J’hésite un moment, me demandant ce qui me prend. Depuis quand suis-je un justicier ? Je peux encore faire demi-tour, ce n’est pas trop tard. Mais malgré ma réticence et ce sentiment d’être ridicule, mes lèvres remuent d’elles-mêmes :
— Qu’est-ce que vous faites, les gars ?
Les deux gaillards se retournent brusquement, surpris.
— Y’m’a fait peur, souffle le colosse à l’allure de troll.
— Oh, c’est toi, le balafré ! Comme on se retrouve. J’suis content d’te voir, tiens !
— Allez-vous-en, dis-je, d’un ton plein de lassitude. Les Noctules rôdent dans le coin.
C’est faux, et ils le savent très bien, mais je n’ai rien trouvé de mieux à dire.
Ils s’approchent lentement de moi, avec l’air de vouloir me faire mal. Je reste immobile et soupire longuement pendant qu’ils m’encerclent en faisant craquer les os de leurs mains. Ils sont tellement plus grands que moi que mon nez n’arrive qu’à leur poitrine.
— Vous allez le regretter…, dis-je sans même les regarder droit dans les yeux.
Le type au visage de bovin essaie de m’agripper, mais je l’esquive aisément et enfonce mon genou sous ses côtes. Il s’effondre à terre en poussant un hurlement étouffé et reste au sol, haletant comme un chien malade. Un de moins.
L’autre m’envoie son poing dans la figure, mais j’y échappe tout aussi facilement. Puis j’attrape son poignet et le tords pour forcer l’homme-troll à s’accroupir. De mon autre main, je lui couvre fermement la bouche, avant de me pencher à son oreille et lui susurrer :
— Ramasse ton copain et barrez-vous. Vite.
Une minute plus tard, les deux gaillards ont disparu et nous demeurons seuls, le prisonnier et moi, dans cette ruelle sordide.
Il y a longtemps que je n’avais pas combattu, si bien que j’avais oublié ces sensations : cette chaleur sur mon genou, ce frétillement de nervosité sur ma peau, le sentiment d’avoir dominé mon adversaire. J’ai horreur de ça.
Le prisonnier n’a pas bougé d’un centimètre.
— Ça va ?
Pas de réponse.
— Si tu restes ici, ils vont te retrouver.
Silence, encore, à part le brouhaha des terrasses à l’extérieur.
Avant de repartir, je jette un dernier coup d’œil au prisonnier. De façon étrange, il suscite ma sympathie. Étant donné qu’Oskar et ses mages ne m’inspirent aucune confiance, j’ai l’impression que ce type mystérieux doit être quelqu’un de bien. Mais je ne l’aiderai pas davantage. Qu’il règle ses problèmes tout seul, j’ai assez à faire avec les miens.
Je sors la tête de la ruelle et vérifie que personne ne s’intéresse à ce qu’il s’est passé ici. Ensuite, je cherche mes clients du regard. Ne les voyant pas à l’endroit où je les ai laissés, je scrute toute la place, les poings serrés.
— Non…, dis-je entre mes dents.
Ils ont disparu.
Je suis tenté de partir à leur recherche, mais avec la centaine de mages qui se trouvent dans les environs, je vais forcément m’attirer des ennuis. Une pensée désespérée m’envahit : j’ai perdu mon salaire pour la troisième fois de suite.
Un courant d’air apporte à mon nez une odeur infernale. Elle est écœurante, comme si je nageais dans les égouts de Rashad, accroché à quelqu’un qui pue la sueur. Je me retourne à contrecœur, incertain de la conduite à tenir. Le prisonnier n’a pas bougé d’un pouce. Sa tunique blanche est déchirée et sale, et ses mains tremblent sur le sol humide.
Je m’approche de lui avec précaution, tout en retenant ma respiration pour ne pas vomir.
— Je vais essayer de te libérer, dis-je, prêt à m’écarter s’il esquisse le moindre geste. D’accord ?
Une fois encore, il ne répond rien.
La rune qui verrouille ses chaînes se trouve au bas de son dos. Je regarde un moment les différents motifs qui la composent pour comprendre la formule qui délivrera le prisonnier.
Les fonctions qui servent à bloquer le mana sont extrêmement complexes, tout comme celles qui figurent sur mon carcan. Même si Olivia m’a bien formé, il me serait impossible de les désactiver. Heureusement, ce n’est pas ce que je cherche à faire.
Les fonctions d’ouverture et de fermeture du verrou sont au même endroit, à l’intérieur d’un croissant de lune lié au motif principal. Elles sont relativement simples à déchiffrer, ce qui me surprend un peu. Avec autant de mages qui surveillaient cet individu, je pensais trouver un diagramme runique bien plus compliqué.
— Ne bouge pas, dis-je.
Je frissonne en songeant que ce prisonnier est sûrement un mage lui aussi, ce qui signifie que je risque de faire une erreur monumentale en le libérant. Mais c’est trop tard pour reculer maintenant, alors je pose mon doigt sur la rune et récite mentalement la formule appropriée.
Dès que les chaînes tombent sur le sol, la main du prisonnier agrippe mon carcan et me soulève contre un mur. Je n’ai pas eu le temps de réagir et la violence avec laquelle il m’a projeté me donne le vertige. Mon dos me fait mal, mais je n’ai rien de cassé.
Au moment où je retrouve enfin mes esprits, le capuchon du prisonnier se rabat sur ses épaules et je découvre qu’il s’agit d’une prisonnière.
Ses cheveux boueux et ruisselants de sueur ondulent de chaque côté de son visage. Ses yeux noirs comme la nuit, en forme d’amande, sont entachés de cernes épais. Sa bouche charnue est sèche, ridée et pâle. C’est une prisonnière affamée, assoiffée et harassée de fatigue.
Malgré ces imperfections, l’extraordinaire beauté de cette jeune femme me sidère, à tel point que j’ai arrêté de respirer depuis que je l’observe et qu’elle me scrute en retour. Son regard, notamment, me fascine. Derrière sa froideur et sa dureté apparente semble se cacher un mélange de chagrin et de colère noire. J’ai l’impression de voir mon reflet dans un miroir…
C’est alors que je remarque, tardivement, les fines écailles argentées sur ses tempes.
Une Drakenne… ! J’ai aidé une Drakenne !
Mon cœur s’emballe tout à coup et mes ongles s’enfoncent à l’intérieur de mes paumes, tandis que je réalise ce que je viens de faire. J’ai libéré une Drakenne en plein Rashad.
Une puissante terreur m’envahit, si violente que j’en ai la nausée. Mais une vague de calme la balaie immédiatement et ne laisse en moi qu’une froideur inhumaine.
La Drakenne a remarqué mon changement brutal d’expression, car elle me dévisage d’un air stupéfait.
— P-peur…, gronde-t-elle, soudain. Peur… toi.
Sa voix grave et rauque m’a surpris.
— Moi ? Je te fais peur ?
Elle secoue énergiquement la tête, puis appuie son index contre ma poitrine.
— Toi… humain… Pas peur…
Je ne sais pas quoi répondre à ça. J’imagine que dans ses yeux, je ressemble à un faon reniflant avec curiosité le tigre qui l’a saisi à la gorge. Je comprends que ce soit perturbant.
— Je ne te ferai aucun mal, dis-je. Donc, si tu comptes me tuer, fais-le. Sinon, lâche-moi.
À ma grande stupeur, elle obéit, et nous restons face à face, mal à l’aise.
Que dois-je faire, maintenant ? Si on me surprend en compagnie d’une Drakenne, on m’accusera de trahison. Dans ma situation, n’importe qui irait la dénoncer immédiatement…
Ce long silence dure jusqu’à ce que l’estomac de la prisonnière émette un gargouillement affreux.
— Remets ta capuche sur la tête et suis-moi, dis-je. Je peux te trouver une cachette, au moins pour ce soir.
Mes propres paroles m’étonnent. Je prends un risque énorme en agissant ainsi.
Tant pis, il est trop tard pour faire machine arrière.
Voilà, les 10 chapitres sont lus, et avec un grand intérêt !
La plume est toujours aussi riche et agréable à lire. Je trouve que tes descriptions sont vraiment bien travaillées, ni trop longues ni trop courtes, et elle nous plonge dans Rashad comme si nous on y était :)
Je suis toujours attaché au personnage de Rayan, j'aime beaucoup son caractère et ses réactions face aux galères qui lui tombent dessus. Et j'ai la sensation que je vais beaucoup aimé cette Drakenne qui vient d'arriver (en espérant qu'elle reste durant plusieurs chapitre).
J'espère vite découvrir la suite ! 😄
Je suis ravi que ça t'ait plu ^^