100 Raisons d'Adorer et de Haïr Jeanne Berto

0. Jeanne Berto avait seize ans.

1. Des prunelles qui chuchotent, étourdissent, envoient des baisers comme des bouches.

2. Pour éclairer sa chair superbe, le Créateur avait sans doute démuni la peau d'un ange.

3. Elle était poisson, oiseau de nuit, blonde comme Bardot, les cheveux parfilés d'or et gaufrés quelquefois.

4. Aussi sensuelle qu'un soleil levant, aussi poignante qu'un soleil couchant, elle adorait Huysmans.

5. Mais encore Sibelius, Jackson Pollock, Giacometti, les mini-jupes léopard, la téquila sunrise, boire des petits crèmes aux Halles, communiquer, échanger, rire, rencontrer des gens, des foules de gens.

6. Minuit dormait déjà quand je la vis arriver vers moi le front perlé de sueur, faisant du stop à Pigalle au sortir d'une boite de lesbiennes, éclatante de vie, délurée à l'extrême, parfumée de cette folie douce qui chavire les timides.

7. S’est accoudée à la vitre ouverte de ma voiture et m'a souri, laissant apparaître ses dents étincelantes dont l'une était joliment ébréchée, m’a parlé sans chichi, coeur à coeur, comme si nous étions de vieilles connaissances du cosmos.

8. Ne comptait pas dormir si tôt, voulait éterniser l’ivresse, ouvrir toutes les portes de la nuit, m'a raccompagné chez moi à Fontenay-sous-Bois en me tenant la main sur le levier de vitesse.

9. Sur le seuil de mon studio, m'a retourné d’un coup, m’a embrassé suavement, divinement, longuement, jusqu'à ne plus savoir si j'étais vivant ou mort.

10. Puis a éteint la lampe et, là dans le réglisse du silence, a fait glisser sa robe légère, rouge garance, sur les dalles froides de mon studio.

11. N'a pas eu besoin d'enlever une culotte, n'a pas eu besoin d'ôter un soutien-gorge.

12. M'a simplement dit : chut !

13. A guidé mes mains vers ses hanches de velours et frotté ses seins lourds contre ma poitrine malingre, puis a sombré doucement à mes pieds telle une sainte en extase.

14. A fait grossir mon sexe entre ses lèvres inouïes de tiédeur, m'a offert le meilleur de sa gourmandise, mais aussi un zeste de sa sauvagerie.

15. Sur le drap miraculeux, m'a chevauché telle une Amazone, m’a fait oublié le Temps, la démence du monde, a foré soudain dans mon âme grise une source, de celle qui fait reverdir les merveilles du printemps, a ensoleillé ma nuit jusqu'à l'aube.

16. M'a appris aux croissants qu'elle était d'Amiens, qu'elle avait quitté à quinze ans ses parents, sa sœur qu'elle adorait, et aussi son chat Bébert, baptisé ainsi en hommage au chat de Louis-Ferdinand Céline.

17. M'a révélé qu'elle avait débarqué à Paris pour devenir comédienne ou cinéaste ou liseuse de beaux livres chez les rupins cacochymes.

18. M'a confié qu'elle ne tombait amoureuse que de mecs brillants, qu'elle m'aimait déjà parce que j'étais doux, drôle, intelligent et qu’elle me sentait généreux.

19. M'a demandé si elle pouvait rester avec moi quelque temps, juste quelques temps, puis s'est endormie sur mon ventre tel un chaton pacifié.

20. Le lendemain, a ramené un sac en cuir fauve de je ne sais où, a rangé ses affaires dans ma petite armoire, ses rares culottes, ses mini-jupes, ses livres Folio jaunis, écornés, annotés, lus et relus, m'a préparé un ragoût qui a cramé parce que nous faisions l'amour dans le feu.

21. A commencé à prendre des cours au théâtre école de Montreuil qui avaient lieu dans un vaste établissement désaffecté.

22. M'a dit au bout de trois mois que Bertold Brecht commençait à lui ouvrir sa conscience politique, que Tchekhov lui laissait entrevoir son âme russe, mais que Molière la faisait chier parce qu’il avait plagié plein d’auteurs espagnols et italiens, m'a convaincu un soir de l'accompagner à une représentation de Lorenzaccio, juste pour voir.

23. M'a fait découvrir au fil du temps Aristophane, Goldoni, Feydeau, Labiche, Garcia Lorca, Brecht, Beckett, Ionesco, Pinter, Camus, me déclamait Antigone depuis la lunette des chiottes, rêvait de jouer Claire dans Les bonnes à l’Odéon, m'a demandé un jour de lui écrire une pièce dans laquelle elle tiendrait le rôle d'une égérie du genre humain ou d’une vampire qui inocule aux gens l’amour fou.

24. Était infiniment folâtre lorsque nous jouions aux clowns, mimions Guignol et Madelon, ou revêtions des masques de comedia dell'arte.

25. A commencé à mettre des sparadraps sur son ennui, à me demander un peu d’argent pour aller boire des bocks aux Halles l'après-midi alors que je n'étais pas bien riche, me donnait un baiser langoureux ou me montrait sa radieuse petite chatte rose pour les quelques cinq francs que je lui laissais chaque matin avant d'aller travailler comme coursier.

26. A commencé à vouloir de nouveau sortir en boite, à tutoyer la nuit pour voir les gens sous leur vrai jour, à reprendre sa collection de numéros de téléphone, de voluptés, de vertiges.

27. Chaloupait comme une diablesse sur les pistes de danse, offrait aux sunlights sa liberté, son impudicité, valsait de la tignasse, du derrière et des hanches, excitait les puceaux et les hommes maqués, allumait tous les types, avait un franc succès.

28. S'est égarée une nuit lors d'une fête dans une vaste demeure, a commencé à me faire perdre la raison, à me faire japper comme un petit chien battu puis abandonné, à me faire découvrir le sens du mot « jalousie ».

29. N'était pas perdue pour tout le monde, était en définitive nue comme Ève sur un type à califourchon, au premier étage, dans la chambre qui servait de vestiaire, écrasé par la honte m'a forcé à m'enfuir, ivre, sonné, titubant, et à rouler sur l'autoroute avec un œil fermé, manquant plusieurs fois de percuter la glissière, au son de The forest des Cure : I hear her voice calling my name. The sound is deep in the dark. I hear her voice, and start to run into the trees, into the trees.

30. Contre toute attente, est venue frapper à ma porte au petit matin, chavirée de larmes, de folles excuses, de contrition, et lorsque je lui ai ouvert m’est tombée dans les bras.

31. A imploré mon pardon, échevelée, tragiquement belle, puis s'est dévêtue d'un trait, m'a fait l'amour en y mettant tout son cœur sur le Lacrimosa du Requiem de Mozart, où les cordes débutent piano sur un rythme de bercement entrecoupé de soupirs, et où le chœur tout-puissant s’achève sur Amen.

32. Rassasiée d’orgasmes, m'a dit à la nuit tombée : « Attends, je vais t'apprendre un truc », s'est alors assise sur mon sexe pour me lécher les globes oculaires, m'a enseigné que c'était de l'oculolinctus, un jeu érotique très prisé des Japonais, m'a dit que si je suivais tous les caprices de sa libido, nous pourrions devenir les plus fabuleux amants du monde.

33. A fait de rares fois la vaisselle, a préparé de rares fois à manger, balayait rarement les dalles froides de mon studio, préférait se peindre méticuleusement les ongles de pieds, roter en buvant du Schweppes, rire pour un rien, se moquer de tout, faisait des mots fléchés entre deux siestes, passait pas mal de temps aux toilettes, tirait rarement la chasse.

34. M'a fait l'amour dans la forêt de Fontainebleau, dans les catacombes, dans une casse de voitures, dans les toilettes de l'hôtel George V, m'a branlé une nuit sous la Tour Eiffel, a embrassé devant moi Michel Polnareff au Privilège, s'est vantée au restaurant des Bains Douches devant moult fêtards qu'elle avait déjà mis un doigt dans le cul de Richard Anconina et qu'il avait adoré ça.

35. Lors d'une énième fête, s'est retrouvée nue dans une baignoire à remous avec une superbe femme mariée d'environ trente ans, dominait le sujet, initiait son aînée, la bouleversait, m'a demandé de refermer poliment la porte par respect pour son intimité, avec en fond sonore Message in the bottle du groupe Police.

36. M'a prié de la prendre en photo de nuit au fond des impasses, sur les quais de Seine et encore dans le bois de Vincennes, ne portait alors que des escarpins rouges et parfois une fleur dans les cheveux.

37. A commencé à rentrer de plus en plus tard, 22 heures, 23 heures, minuit, au-delà de minuit, à plus d'heure, a commencé à me mentir, gentils mensonges et grands mensonges, puis a fini par me dire la vérité lorsque je ne la croyais plus.

38. M'a confessé un jour qu'en dehors de moi, elle voyait un mec génial qui vouait un culte au livre À rebours de Huysmans et au livre Oblomov de l'écrivain russe Gontcharov, que ce type génial cultivait comme un bien précieux son penchant à la paresse, à l'hédonisme, à la décadence, tout en faisant de nombreux allers-retours dans un hôpital psychiatrique, m’a déclaré un autre jour que l’amour sans folie ne valait pas une sardine, que rien au monde n’était plus horrible que d’aimer sans se sentir libre.

39. M'a étranglé subitement le cou une nuit alors que nous faisions l'amour comme des séraphins, devant ma stupeur a tenté de m’amadouer en me disant que l'asphyxie érotique n'était absolument pas dangereuse, qu'elle pouvait amplifier la jouissance des partenaires s'ils restaient assez lucides de la conséquence de leur acte, m'a alors appris à éjaculer au bon moment lorsque j’étais à deux doigts de perdre connaissance.

40. M'a révélé juste après que c'était le mec génial de l'HP qui lui apprenait ce genre de trucs et que cela l'envoyait directement au ciel, qu'elle ne trouvait plus aucun attrait aux bourgeoises levrettes et positions du missionnaire, a enquêté sur mes fantasmes, les a trouvés médiocres, m’a parlé d’un appartement grand standing dans le 16ème où la haute s'encanaillait et partouzait à toute heure.

41. M’a supplié une autre nuit de l’étrangler en lui disant « Je t’aime », et de serrer son cou plus fort, encore plus fort, et encore plus fort.

42. M'a exhorté un autre jour à me mettre debout dans la baignoire, désirait que je lui pisse sur les seins, le ventre et dans la bouche, voulait faire l’amaroli avec mon élixir doré, m’a certifié qu’il n’y avait rien de sale à ça, que le Dieu indien Shiva nommait la pisse «nectar de l’immortalité», que ses effets étaient salutaires pour prévenir le cancer, que les fœtus eux-mêmes se développaient dans leur propre urine et qu’aucune mère n’en savait rien.

43. Un matin, a tendu une toile cirée sur le sol, m'a exhorté le plus sérieusement du monde à mirer son trou de balle tandis qu'elle me chierait dessus, argumenta que je devais tout goûter d'elle, soie et pourriture, devant mon effarement m'a dit que j'étais vieux jeu, coincé, pimbêche, que je ne savais pas jouir des surprises de la vie, que je n'aimais d'elle que sa part noble, alors que les porcs mangeaient tout.

44. M’a demandé si j’avais déjà pensé au suicide, m’a mentionné Jules Renard, le grand aphoriste : « Suicide : monter au ciel par une corde de pendu », puis m’a cité Épicure qu’elle découvrait, Épicure qui louait la mort comme un complément de sa morale, qui disait que la seule fin de l’homme étant le bonheur ou l’espérance du bonheur, pour qui souffrait et souffrait sans espoir la mort devenait un bien, et que se la donner volontairement était un dernier acte de bon sens, m’a demandé si je voyais où elle voulait en venir au cas où elle ne trouverait pas sur terre l’amour absolu.

45. A commencé à rentrer à l'aube.

46. A commencé à disparaître durant deux jours, trois jours, quatre interminables jours, invoquait sa fatigue festive, l’impérieuse nécessité d’aller respirer la mer, prétextait des ennuis en Bretagne, de graves ennuis dont elle ne pouvait pas parler, s’inventait une vieille tante malade qui lui promettait un legs de bijoux.

47. M'a ramené un soir un jeune type azimuté dans mon lit, cheveux longs noir corbeau, pâle comme linge, que ma présence ne semblait pas déranger outre mesure, au matin s'est laissée prendre par le corbeau en me regardant effrontément dans les yeux.

48. M'a ramené un autre soir un nouveau mec beau comme un Dieu et sa nana aux joues grêlées, hardie, narquoise, les cheveux rouges tels ceux de Nina Hagen.

49. M'a appris une semaine après qu'entre le mec beau comme un Dieu et Nina Hagen, c'était fini.

50. Est parvenue je ne sais comment à me faire coucher par terre sur un petit matelas pour pouvoir boulotter la chatte de Nina Hagen en toute quiétude et en travers du lit.

51. M'a fait coucher par terre durant deux mois, sur ce stupide matelas, parce que Nina Hagen supportait de moins en moins l'odeur des mecs.

52. A fait pleurer mon âme, m'a réduit insidieusement à l'état de carpette, a osé me demander pourquoi je supportais tout cela en silence.

53. A ri de nombreuses fois avec Nina Hagen de ma pitoyable indolence, m'a invité à les rejoindre un soir si je leur filais 100 balles à chacune.

54. A rangé un matin ses affaires dans son sac couleur fauve et a refermé doucement la porte, pensant que je dormais encore.

55. M'a appelé quinze jours plus tard de Bretagne pour me demander de venir la récupérer le lendemain à la gare Montparnasse.

56. Est revenue de Saint-Malo avec le creux de l'avant-bras tout bleui où affleuraient encore de minuscules trous violets, m'a juré que c'était la première et la dernière fois qu'elle se piquousait.

57. M’a avoué qu’elle avait dû coucher une fois, juste une fois, pour s’offrir ses doses, avec un black défoncé mais très intelligent.

58. M'a confessé que la vie l'ennuyait jusqu'au martyre, qu'elle ne faisait que chercher Dieu et l'Amour pur, mais que Dieu ne résidait malheureusement pas dans les culs-de-sac.

59. M'a juré alors sans vergogne qu'elle n'avait jamais aimé que moi, rien que moi, que tous les autres n'étaient que des ombres fugitives, des glands sans queue ni tête, de ridicules bonbons Kréma.

60. M'a juré qu'elle allait prendre désormais de bonnes résolutions, me concocter de bons petits plats, lessiver les dalles froides de mon studio, ne plus porter de mini-jupes, ne plus s’envoyer en l’air avec le premier venu et préparer le concours d'entrée à l'Institut des Hautes Études Cinématographiques.

61. M'a demandé de lui offrir mon premier court-métrage en 8 millimètres pour le présenter à l'IDHEC et de remplacer mon nom par le sien afin qu'elle passe pour la réalisatrice.

62. L'été venu, est partie en vacances en Corse avec deux comédiens de la troupe du T.E.M.,  l'un assez beau, l'autre assez laid, deux amis auxquels je tenais énormément, m'a dit qu'ils avaient passé des heures entières à se pisser dessus dans le sable fin, à l'abri des dunes et des broussailles.

63. A disparu de ma vie du jour au lendemain, sans un mot d'explication.

64. Est réapparue dans ma vie trois mois plus tard, complètement par hasard, faisant la manche à la gare Montparnasse avec des lunettes noires, des bas noirs, et une robe noire toute simple comme celle de Piaf.

65. Ne tenait pas bien sur ses jambes, a retiré alors lentement ses lunettes pour me dévoiler deux yeux blancs, pathétiquement révulsés.

66. M'a présenté ses trois amis Bretons somnambules qui penchaient eux aussi comme la Tour de Pise, lesquels m’apprit-elle dépouillaient parfois les gens, lorsque la manche ne marchait pas.

67. M'a demandé d'avoir pitié d'elle, de lui laisser une dernière chance, une toute dernière chance.

68. M'a informé que le mec génial de l'HP, qui adorait À Rebours, avait fini par se suicider, qu’au dernier instant elle avait refusé de le suivre dans sa lâcheté, m’a dit qu’elle était faite en définitive pour se repaître de jouissances avec des peaux d’hommes et de femmes, rompre, repartir en chasse, et en baver jusqu’à l’écœurement, m’a demandé si je voulais bien l’accompagner à l’enterrement de son ami rimbaldien, et devant mon refus n’a pas insisté.

69. De retour du cimetière, m'a préparé un ragoût délicieux, nue comme Ève, docile comme Cosette, a lessivé les dalles froides de mon studio, a remplacé mes rideaux pisseux par de jolis rideaux à fleurs, a ramassé les crottes de mes deux rats blancs, Titi et Toto, que j'avais achetés pour les faire jouer dans mon premier court-métrage.

70. A lavé ensuite chaque partie de mon corps dans la baignoire, religieusement, comme si j'étais Jésus et elle Marie de Magdala, m’a essuyé avec tendresse, puis m'a léché les orteils jusqu’au vertige avec sa langue tiède.

71. Un week-end, m'a emmené à Amiens, m'a présenté à ses parents, profs de français, et à sa sœur, noble vénusté, qui était l'antithèse de sa cadette, plus calme, plus studieuse, plus pondérée, ayant la tête sur les épaules, et un fiancé des plus charmants.

72. M'a appris la semaine suivante qu'elle avait été recalée au concours d'entrée de l'IDHEC, que mon court-métrage, pourtant visionné et apprécié par Éric Rohmer, avait été jugé trop amateur.

73. M'a appris également qu'elle n'allait plus boire de petits crèmes aux Halles, mais qu'elle lisait dorénavant À Rebours et Là-bas à une vieille bourgeoise aveugle habitant à Passy.

74. Puis m'a fait croire durant quelques jours que le bonheur était à portée de ma main.

75. Pourtant m'a bientôt déchiré le cœur sur l'oreiller, en me sanglotant qu'elle cherchait l'amour du matin au soir parce qu'elle ne savait pas aimer, parce que depuis toute petite elle apprenait douloureusement à aimer, et puis m'a murmuré qu'après elle, je rencontrerais sûrement la femme de ma vie, parce que mes pas me mèneraient naturellement vers l'exact contraire de sa personnalité dérangée.

76. Est rentrée un soir toute ébouriffée, le rimmel en vrac, m'a avoué qu'elle venait de « peut-être » se faire violer par deux ou trois types, qu'elle ne se souvenait plus trop si elle avait été oui ou non consentante, m'a dit encore que ce n'était pas si grave, qu'un jour ou l'autre cela devait bien arriver, en allumant machinalement sa clope au bout rougeoyant de ma clope.

77. M'a giflé soudain, m'a tabassé, puis m'a demandé de la cogner en retour, de la punir de toutes mes forces, m'a provoqué parce que je ne réagissais pas, se demandait souvent ce qu'elle pouvait bien foutre avec un pauvre type comme moi, aimer en moi, et pour finir m'a hurlé que je n'étais qu'une merde de l'amour.

78. A pleuré jusqu'à l'aube dans mes bras, fortement, incoerciblement, et de plus en plus faiblement, toutes les larmes de son corps, de son magnifique corps de velours et d'albâtre qui était à présent devenu une triste pâte avilie par les griffures, les morsures et les bleus.

79. M'a enfin donné 200 francs au matin, toutes ses économies, qu'elle a tiré de son petit sac à main rouge, et m'a dit qu'une vie entière ne lui suffirait pas pour me remercier de ma générosité.

80. A disparu de mes tendres regards du jour au lendemain.

81. Me téléphonait de temps à autre d'une cabine lointaine en bord de mer, pilonnée par la pluie ou secouée par les vents.

82. M'a appelé moins souvent.

83. Ne m'a plus appelé du tout.

84. M'a envoyé une lettre trois mois plus tard avec juste ces mots tracés à l'encre violette : « Pardonne-moi », sur lesquels semblaient être tombées quelques larmes sincères.

85. M'a envoyé une seconde lettre une semaine après avec juste ces mots : pardonne-moi, je suis impardonnable !

86. Puis m'oublia.

87. M'oublia, peut-être.

88. M'oublia, sans doute.

89. M'oublia, sûrement.

90. Mais non, n'avait pu m'oublier.

91. Alors que je l'avais presque totalement oubliée sans pouvoir l'oublier, frappa à ma porte six mois plus tard, à trois heures du matin.

92. Était, mon Dieu, les Anges, déguisée en bauta, cape noire, tricorne noir, masque de céruse blanc en carton bouilli, ongles noirs, lèvres peintes rouge garance, telle une princesse altière du Carnaval de Venise, était un rêve de Perrault, une apparition féerique, le carrousel à un pas de l'enfant émerveillé.

93. Derrière son loup, m’a demandé : qui suis-je ?

94. Puis, bouche entrouverte, a laissé tomber sa soierie sur le sol, est venue enfouir son corps brûlant au creux de mes bras, avait des paillettes d'or sur le visage et sur les seins.

95. M'a fait l'amour, s'est abandonnée à l'amour, m'a donné l'amour, était enfin l'Amour, m'a offert son âme, mon Dieu, les Anges.

96. M'a demandé de ne pas parler, de juste la respirer, de juste m'enivrer de l'instant.

97. M'a susurré dès l’aube venue que je resterais pour la vie son plus grand, son plus noble, son plus bel amour.

98. Mais qu'elle devait quitter Paris le jour même, à tout jamais.

99. Pour aller se marier avec un gentil maçon dans les Cévennes, et vivre dans une baraque perchée au sommet d'une colline, sans eau, sans électricité.

100. M'a consolé en me laissant entendre qu'elle entretiendrait la mémoire de notre amour, m'a dit que je resterais dans ses veines, que les véritables adieux n'existaient pas, que même loin des yeux personne ne quittait jamais personne, et que, du haut de sa colline, elle guetterait dans le ciel l’arrivée d'un nuage vaporeux dont les traits éphémères lui rappelleraient les miens.


 

 

 

 

 

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Le Diable
Posté le 15/09/2024
Je diagnostique un cas de possession diabolique aiguë. Je ne crois pas me tromper en affirmant que si elle n'avait pas disparu de la circulation, vous auriez pu ajouter à votre liste 1000 autres raisons de haïr et d'adorer cette donzelle!
coeurfracassé
Posté le 26/11/2022
Lecture très intéressante... Je n'étais encore jamais tombée sur ce genre de mise en page. C'est fluide, mais surtout, on ne peut pas s'arrêter !!! On est accaparés par l'histoire, on la lit, on essaie de la comprendre, comprendre qui était cette fille, si... insaisissable, si libre. Triste ? Heureuse ? Qui sait ? Elle-même le sait-elle ? En tout cas, magnifique lecture, très enrichissante, qui fait réfléchir... <3
Zultabix
Posté le 27/11/2022
Un grand merci pour ta lecture Coeurfracassé !!! Je connaissais un peu les coeurs brisés ! Mais fracassés ! Mazette, je n'ose imaginer !!! Bien à toi !
coeurfracassé
Posté le 28/11/2022
Ce surnom... Je l'ai trouvé une fois en écrivant un texte sur le sujet "Être fracassé n'est pas un désastre, mais la possibilité de se recoller en mieux", une citation de Grégoire Delacourt. Enfin bref. Je voulais raconter une histoire de cœur, et... C'est venu tout seul. Mais surtout, c'est resté ! C'est sûrement exagéré (même si ç'a été très difficile), mais... ce sont mes mots à moi. Alors oui, je les ai gardés.
Lodie
Posté le 24/06/2022
J'aime beaucoup, ta plume est très agréable à lire avec un format original mais facile à saisir. On ressent toute la souffrance qu'a pu générer cette relation, ainsi que la probable folie de la personne. C'est certain que des personnes comme ça nous marquent pour toute la vie.
Zultabix
Posté le 25/06/2022
Un grand merci pour ta lecture Lodie !
Fy_
Posté le 27/08/2021
J'allais te demander si cette histoire était vraie, mais je viens de lire la réponse dans les commentaires. C'est super bien écrit, le format est original et tout ce que tu racontes là c'est... waouh je ne trouve pas les mots. En tout cas, c'est fameuse Jeanne est très douée pour manipuler les hommes, et je crois reconnaître ici le mode opératoire des pervers narcissiques...
Le fait de savoir que tout est vrai rend les choses beaucoup plus percutantes voire même un peu glaçantes vu tout ce qu'elle t'imposait.
J'espère en tout cas que cette relation ne t'a pas laissé de séquelles, bonne suite et au plaisir de te lire !
Fy
Zultabix
Posté le 27/08/2021
Un grand merci Fy pour ta lecture ! C'est à dire qu'à un moment donné, je me suis retrouvé tellement soûlé par les événements graveleux, glauques et successifs qui se sont déroulés sur une période de deux ou trois ans (avec des intermèdes), que mon amour pour elle s'est insidieusement métamorphosé en une sorte d'acceptation de mon impuissance, comme d'un mauvais film que l'on se force à regarder jusqu'au bout par politesse pour ne pas déranger l'assistance en sortant. Effectivement, je me suis détaché peu à peu et suis devenu spectateur de cette relation que j'ai assez vite deviné être beaucoup trop intense pour mes frêles épaules. Tout autant, c'est Jeanne qui ne parvenait pas à se détacher et qui semblait prodigieusement intriguée par mes vertus de patience et d'une certaine façon, de miséricorde. Bref, un échange de bons procédés ! Elle aura su capter à travers moi le genre de type qu'elle rechercherait dans sa vie. Elle m'aura permis de fuir expressément après elle toutes celles qui lui ressembleraient, de près ou de loin. Quoique, quoique !

Il va sans dire que ce n'était pas de la passion, mais de l'amour que je ressentais pour la miss, je me souviens du sentiment exact qui m'animait à cette époque. Sans cet amour un tantinet béat, il va de soi que j'aurais peut-être été capable de faire un malheur, et de me retrouver en taule durant de longues années. :-)

Bien à toi !
Vous lisez