11. Beherzt

Par Hinata

Beherzt se réveilla dans un éternuement qui le secoua des pieds à la tête. Son nez engourdi par le froid renifla de son mieux tandis que le nain se relevait sur un coude. Alors que ses yeux ensommeillés s’habituaient doucement à la lumière du matin, une bribe de rêve lui revint. Il s’était imaginé en Ruissolvie. Est-ce que Nesli faisait partie de ce rêve ? Sans doute. Mais au fait, dans la réalité, où était-elle passée ?

L’espace de quelques secondes, Beherzt se demanda s’il n’avait pas imaginé toute cette histoire de nymphe, de rencontre à l’auberge, de nage dans la rivière, de soirée au coin du feu. Est-ce que la solitude avait fini par lui donner des hallucinations ?

Non, c’était bien le manteau de Nesli, sa paire de chaussures, sa sacoche ridiculement vide, et les débris d’un feu que Beherzt lui avait appris à allumer. La fille, en revanche, avait l’air de s’être volatilisée.

Elle ne devait pas être bien loin. En tout cas, assis, Beherzt ne la voyait nulle part. Sa couverture glissa de ses épaules tandis qu’il tournait la tête dans tous les sens, lui arrachant un frisson. De toute façon, il faudrait bien se lever tôt ou tard.

À peine hissé sur ses pieds, Beherzt s’étira de tout son long, yeux fermés, comme un adieu définitif au sommeil. Quand il laissa retomber ses bras et s’ouvrir ses paupières, Nesli avait réapparu comme par magie.

− Wow ! Tu es furtive, ma parole ! Je ne t’ai pas entendue arriver.

Il allait lui demander d’où elle revenait aussi discrètement, mais la réponse était évidente : Nesli tenait dans une main son espèce de lance, dans l’autre deux gros poissons.

− Je me suis dit qu’il fallait profiter de la rivière pour se faire un bon repas, lui sourit-elle en déposant son butin. Qu’est-ce que tu en penses ? On allume un feu pour faire cuire ces deux-là ?

Cela risquait de les faire se remettre en route assez tard dans la matinée, mais après tout, ils n’étaient pas pressés. Et de toute façon, Auël n’était pas la porte à côté : ils ne pourraient tout simplement pas y arriver dans la journée, même en partant tout de suite.

− Tu veux essayer de le faire toute seule cette fois ? lui proposa-t-il.

Quitte à perdre du temps, c’était l’occasion de poursuivre son apprentissage. Beherzt ne doutait pas qu’elle fût rapidement capable de se rendre utile. Nesli se montrait non seulement dégourdie, mais aussi étonnamment motivée.  Il aurait dû s’en douter : ce n’était pas par simple lubie qu’on quittait son royaume pour voyager seule sur un continent inconnu. Nesli acquiesça d’ailleurs sans hésiter, une lueur de défi brillant dans le regard. Comme elle se mettait déjà en quête de branchages adaptés, Beherzt la laissa pour aller se débarbouiller au bord de l’eau.

Sur la rive, il repéra les traces de grands pieds nus laissées par Nesli. Elle n’avait pas eu froid à se balader les orteils à l’air comme ça ? Puis il se rappela sa baignade indécemment longue de la veille. Elle avait clairement une sensibilité différente de la sienne, ce n’était pas la peine de se faire du souci pour elle.

Occupé à s’essuyer le visage du bout de sa manche, Beherzt faillit ne pas les remarquer. Mais son œil accrocha l’une d’elle juste à temps, et il se pencha aussitôt pour mieux observer. Oui, c’était une empreinte de chaussure. Plusieurs, même. Qui venaient au bord de la rivière puis rebroussait chemin. Et même si la taille s’en rapprochait, il était certain que ce n’étaient pas les siennes.

De retour auprès de Nesli, et après l’avoir aidé avec le feu et le poisson, Beherzt se résolut à aborder le sujet :

− Tu as toujours envie de traverser Auël et la Plaine avec moi ? vérifia-t-il avant toute chose.

− Oui, s’amusa Nesli entre deux bouchées. Je te l’ai dit hier soir. Et c’est pas une nuit sans lune qui va me faire changer d’avis.

− Ah parce que sinon ça aurait été possible ?

− Peut-être. Tu sais bien, la lune porte conseil.

Cette formulation différente du dicton que Beherzt connaissait lui arracha un sourire.

− Et bien, alors, puisqu’on va voyager ensemble, il y a quelque chose que tu dois savoir. Et je comprendrais que tu veuilles changer d’avis après ça.

Nesli se contenta de le fixer attentivement de ses yeux verts en amende.

− Je te l’ai dit à l’auberge, mais tu n’as peut-être pas compris que j’étais sérieux. En fait, je suis vraiment suivi par quelqu’un.

− Comment ça ?

− Eh bien… Depuis un moment, quelqu’un me suit en cachette partout où je vais. Je crois bien que ça remonte à peu près à mon départ de Xandiar, il y a une dizaine de jours.

− Tu en es sûr ?

− Oui. J’avais déjà repéré des signes de sa présence avant, et je viens de voir des traces de pas au bord de la rivière. Je pensais l’avoir perdu à l’auberge, notamment à cause de l’orage. Mais il faut croire qu’il est plus tenace que cela.

− Il ? Tu as déjà réussi à l’apercevoir ? Qu’est-ce que tu sais de ce type ?

− Rien, à part qu’il est inoffensif, et qu’il s’agit apparemment d’un enfant.

− Comment tu le sais ?

− Il n’a jamais essayé de m’approcher. Et les empreintes que j’ai vues sont celles d’une petite personne.

− Et si c’était un nain ?

− Possible, mais quoi qu’il en soit, je t’assure que ce n’est pas un adulte. Les traces sont trop légères pour ça. Je crois même que qui que ce soit ce petit, il se promène sans chargement sur le dos.

Beherzt vida ses poumons dans un grand soupir. C’était étrange de formuler tout ça à voix haute. Comme si tout à coup, le suiveur devenait bel et bien une personne, et plus seulement une ombre. Et en même temps, il avait l’impression de délirer complètement. Toute cette histoire sonnait faux, il n’y avait pas de logique.

− Pourquoi un enfant te suivrait comme ça ? pointa justement Nesli en fronçant un sourcil sceptique.

− Aucune idée, fut-il bien obligé d’avouer. Peut-être qu’il est perdu, qu’il me prend pour quelqu’un d’autre, je ne sais pas… En tout cas, ta présence ne lui a pas fait cesser cette filature.

Il se tut, guettant une réaction sur le visage incroyablement pâle de Nesli. Après un moment de réflexion, elle finit par déclarer que ce suiveur ne lui posait pas de problème.

Une vague de soulagement le saisit, ses épaules se relâchèrent ostensiblement, il se laissa sourire. Nesli s’en amusa, et lui-même se trouva le premier surpris. Il n’avait pas réalisé à quel point il appréciait sa compagnie. Il n’était pas un solitaire. Ce n’était pas par choix qu’il voyageait seul. Enfin, si. Mais pas vraiment. Plutôt par nécessité. Se rappeler les raisons de son errance assombrit légèrement son humeur.

Et s’il arrivait quelque chose à Nesli ? Non, c’était impossible. Pas après toutes ces années. Oui, mais …s’il lui arrivait quelque chose ? Après tout, ce n’était pas comme si Beherzt pouvait se fonder sur une science exacte. Il n’avait aucune certitude légitime. Il ne savait rien, ne maîtrisait rien. Et puis, ils s’apprêtaient à passer plusieurs jours dans une forêt.

Au lieu de parler à Nesli du suiveur, est-ce qu’il ne devrait pas plutôt la mettre en garde contre lui ?

− Je suis bien contente d’être venue avec toi, se réjouit tout à coup la voix de la jeune femme.   

Sans esquisser le moindre geste, avec une poignée de mots, Nesli venait de disperser le brouillard qui lui obstruait la vue. Il reprit pied doucement, renfonçant sa peur dans les profondeurs d’où elle avait fait mine de s’extirper.

− C’est mieux que tu ne sois pas tout seul avec ce suiveur, poursuivit Nesli. Peut-être même qu’à nous deux, on arrivera à l’apercevoir !

− Peut-être bien, s’amusa-t-il. En attendant, tu as plutôt intérêt à bien regarder les buissons que je te montrerai. Je ne sais peut-être pas pêcher, mais je peux t’apprendre à te nourrir des baies de la région sans t’empoisonner.

Ils se sourirent, puis s’occupèrent de finir rapidement leur repas. Le soleil était haut à présent, il leur fallait se mettre en route sans tarder.

 

 

Le lendemain, ils croisèrent de nouveau le cours d’une rivière, bien plus petite cependant que la dernière qu’ils avaient rencontrée. Evidemment, Nesli voulut s’y tremper. Comme le torrent n’était pas assez profond pour ça, elle se contenta de marcher dans l’eau, se penchant de temps à autre pour en caresser la surface du bout des doigts. Sans son manteau, avec ses longs cheveux verts qui se balançaient dans son dos, elle avait vraiment l’air d’une créature de l’Ancien Temps. Le seul détail qui détonnait restait sa lance, qu’elle utilisait comme une canne de grand-mère, pour s’aider à avancer sur les galets glissants.

Plus par curiosité qu’autre chose, Beherzt lui demanda depuis la rive si elle voulait bien lui faire une petite démonstration de pêche. Nesli hocha la tête d’un air enthousiaste. Puis, d’un coup de bras presque nonchalant, elle projeta sa lance dans l’eau, et la ressortit avec un poisson harponné dessus.

Beherzt se frotta les yeux pour vérifier qu’il n’hallucinait pas. Mais non, il n’avait aucun problème de vue. C’était tout simplement sidérant.

− Comment tu fais ça ? lui cria-t-il pour couvrir le bruit de l’eau. C’est une technique de chez toi ?

Nesli bifurqua vers le rivage pour le rejoindre.

− Toutes les nymphes sont douées comme ça ? Vous avez une connexion avec les poissons ou quoi ?

Il le disait à moitié pour plaisanter. 

− Non, en fait tout le monde en Ruissolvie pêche avec des pièges et des filets. Personne n’aime le harpon.

− Alors tu as appris toute seule. Depuis quand tu sais faire ça ?

− Hum… Depuis hier.

 Beherzt en resta sans voix.

− Comment ? réussit-il finalement à articuler.

C’était un piètre écho de sa question posée un peu plus tôt. En tout cas, Nesli choisit cette fois-ci d’y répondre clairement :

− Je n’ai pas de don pour la pêche en particulier. En fait, c’est grâce au Don du métal que je peux y arriver.

− Tu…tu…

Tout s’expliquait, tout devenait logique. Et en même temps, Beherzt n’avait jamais rien entendu d’aussi absurde. Puis il comprit :

− Tu es une sang-mêlé !

− Non.

Le ton était sans appel. Ceci dit, Nesli n’avait pas l’air fâchée, au contraire, elle semblait étrangement calme. Toujours les pieds dans l’eau, elle expliqua avec une grande tranquillité :

− Je n’ai pas le moindre sang humain dans mes veines. Autrement, je ne pourrais pas respirer sous l’eau. C’est une capacité que perdent les nymphes sang-mêlé.

− Mais alors …

Ses épaules blanches se haussèrent gracieusement avant de retomber.

− Je ne sais pas, Beherzt. Vraiment, j’aimerais l’expliquer, mais j’en suis parfaitement incapable. Ce n’est pourtant pas faute de m’être posée la question.

Elle pointa vers lui sa lance où le poisson était toujours empalé.

− Mais je suis une Révélée du métal, cela je peux te l’assurer.

Elle avait l’air très fière d’elle. Lui-même trouva son aplomb admirable.

− D’accord, lui dit-il en récupérant leur futur repas sur la pique.

À la voir rayonner comme ça, on aurait cru que Beherzt venait de lui faire le plus beau compliment du monde.

Le Don. Tout le monde, tous les livres, en parlait comme d’une chose invariable. Une constante dans le monde, une distribution stable des pouvoirs élémentaires. Ce n’était pas vrai. Il y avait des exceptions, visiblement. Mais alors… Lui, ce jour-là… Avait-il vraiment… Est-ce que la présence de Nesli n’allait pas tout compte fait réveiller cette chose en lui ?

Une gerbe d’éclaboussures lui aspergea tout à coup le visage. Instinctivement, Beherzt leva un bras pour se protéger, le brouillard de ses pensées disparut. Il vit Nesli qui riait, penchée au-dessus de l’eau, et qui, avec un air espiègle sur le visage, l’attaqua de nouveau d’un geste de la main.

Le sourire aux lèvres, Beherzt fit mine de foncer sur elle et cette simple amorce de mouvement fit déguerpir Nesli dans un éclat de rire, plus loin dans la rivière.

 

 

 

 

 

 

 

Le matin suivant, Beherzt découvrit encore une fois que Nesli s’était réveillée bien avant lui. Apparemment, elle se levait chaque jour aux aurores depuis qu’elle était toute petite, contrairement à sa famille : sa sœur et ses parents aimaient tous dormir tard et même faire la sieste en plein milieu de l’après-midi. N’empêche, Beherzt n’arrivait pas à croire qu’en marchant toute la journée, Nesli arrivât à conserver cette vieille habitude.

Le contre-coup fut qu’elle s’endormit très vite ce soir-là. Vraiment très vite. À peine allongée, Nesli sombra dans un profond sommeil. Beherzt se crut un moment revenu à ses longues soirées passées seul au coin du feu. Mais un moment seulement. Parce qu’il sentait que tout était différent, il n’était pas seul. Le simple bruit de sa respiration le confortait autant que n’importe quelle conversation.

Le lendemain soir, cependant, l’ambiance fut nettement différente. Ils avaient pénétré à Auël dans la journée, le ciel avait disparu. Pire que tout, une nuée de bruits se faisaient entendre à la nuit tombée. Beherzt dut expliquer un long moment à Nesli que même les petites bestioles inoffensives produisaient un fracas assourdissant dans ces bois. Qu’il y avait sûrement quelques bêtes un peu dangereuses, mais qu’elles n’approcheraient pas sans raison, et encore moins pour les attaquer. Que les oiseaux de nuit n’étaient pas moins commodes que ceux qu’elles admiraient tant la journée.

Nesli finit par s’endormir, mais Beherzt était presque sûr que plutôt que ses arguments, c’était la fatigue qui avait eu raison d’elle. Lui-même mit un moment à trouver le sommeil. Il crut plusieurs fois entendre un cri différent des autres, qu’il n’identifiait pas, et la peur le faisait sursauter malgré lui, bloquer sa respiration et tendre l’oreille.

Nesli et lui venaient à peine d’y entrer, et il ne rêvait déjà plus que du moment où ils quitteraient enfin la forêt d’Auël.

 

 

Avec précaution, Beherzt ôta pour la énième fois une ronce qui s’était accrochée à la jambe de son pantalon. De nouvelles griffures avaient apparu sur ses mains. Il les voyait sans les sentir vraiment, le froid lui engourdissait les doigts. Dans cette forêt aux grands troncs serrés, le soleil peinait à faire pénétrer ses rayons : pas de chaleur, pas de lumière. La pénombre étouffante d’Auël les entouraient constamment.

Et comme si ce n’était pas suffisant, une quantité désespérante d’obstacles encombrait le chemin. On aurait presque dit que la forêt se mobilisait délibérément pour ralentir les voyageurs et retarder le moment où ils pourraient enfin s’extirper d’entre ses doigts crochus. En tout cas, c’était tout à fait l’impression qu’avait Beherzt en regardant Nesli se dépêtrer tant bien que mal pour avancer, quelques pas au-devant de lui.

Ses beaux vêtements de nymphe, aux tons roses et violets comme des pétales de fleurs translucides…n’étaient clairement pas faits pour ce genre de randonnée en forêt. Sa tenue ample empêchait Nesli d’enjamber correctement les troncs qui barraient régulièrement le chemin. Pour ne rien oublier, sa longue chevelure verte s’accrochait dans les branches, le lierre et les toiles d’araignées.

Nesli ne cachait pas son agacement. Beherzt n’aurait jamais cru l’entendre un jour proférer autant de jurons. Comme quoi même les nymphes pouvaient perdre franchement leur sang-froid. Enfin, celle-ci, oui, en tout cas.

Cela dit, même si les rugissements excédés de Nesli lui semblaient ceux d’une toute autre personne, il fallait bien admettre qu’elle restait fidèle à elle-même : loin d’abandonner, Nesli continuait de se battre vaillamment contre la forêt. Même les sourcils froncés, elle continuait de dégager cette espèce d’enthousiasme qui la poussait en avant.

Un bruit de déchirure se fit entendre et juste après la voix de Nesli :

− Rah c’est pas vrai !

Elle se laissa tomber assise sur une vieille souche avec un soupir fatigué. Beherzt sortit une gourde de son sac et la lui tendit.

− Regarde-moi ça, bougonna Nesli avant de se désaltérer à petites gorgées.

− C’est que du tissu, je suis sûr que tu trouveras un moyen de la rafistoler.

Elle acquiesça mollement. Peut-être que Beherzt avait surestimé son entrain, tout compte fait.

− Pense à ce qui nous attend après ce calvaire, lui rappela-t-il avec un sourire encourageant. Dans la Plaine, il n’y aura plus que l’herbe et le ciel à perte de vue.

− J’ai hâte.

− Moi aussi. Tu verras, on y sera bientôt.

− Mais dis, Beherzt, tu ne m’avais pas parlé d’un gouffre à traverser au milieu de la forêt d’Auël ?

− Si.

− On ne l’a toujours pas traversé, si je ne m’abuse.

− Non, admit Beherzt en souriant à l’idée saugrenue qu’on puisse franchir la vallée du Juge sans s’en rendre compte.

− Alors on n’est même pas encore à la moitié de cette foutue forêt…

Beherzt hocha la tête, puis but lui aussi un coup avant de ranger la gourde.

− Je me demande si le suiveur est entré lui aussi dans la forêt.

Il se posait sincèrement la question, et espérait aussi distraire un peu Nesli. Même s’ils n’en parlaient pas souvent, elle aimait bien évoquer ce fantôme qui marchait dans leurs pas. Elle avait l’air de le considérer comme une sorte d’animal de compagnie, mais pas très bien apprivoisé.

− Si c’est vraiment un enfant, et qu’il nous a suivis jusqu’ici, alors il est bien plus courageux que moi.

Comme si cette idée lui donnait un regain d’énergie, Nesli se leva de la souche et se remit en marche. Elle avait l’air d’avoir oublié complètement la déchirure au bas de son beau vêtement.

Après un regard en arrière, Beherzt lui emboîta le pas. Le silence se fit, rompu seulement par le bruit de leur progression.

Les grommellements de Nesli se firent plus distants au fur et à mesure qu’elle prenait de l’avance sur lui. La tenue de Beherzt avait beau se prêter beaucoup mieux à leur périple, ses jambes restaient deux fois plus courtes que celles de la nymphe. Au moins, Nesli n’entendit pas le gargouillis disgracieux que son ventre laissa échapper sans prévenir.

Oh, il était si tard que ça ? Dans cette forêt, où il était difficile de se fier à la lumière, Beherzt écoutait sa faim pour mesurer un peu le temps qui passait. Son estomac grondant lui signalait en l’occurrence que la soirée s’amorçait.

S’ils n’atteignaient pas bientôt la vallée du Juge, Beherzt commencerait à redouter sérieusement qu’ils ne se fussent égarés. Et alors, qui savait combien de jours ils passeraient encore dans cette forêt ?

En essayant de ne pas se laisser distancer par Nesli, Beherzt continua de batailler sur le sentier, tandis que son ventre affamé n’en finissait plus de grogner, et que la forêt s’assombrissait toujours plus.

– Beherzt ! l’interpella tout à coup Nesli. Viens voir ça !

– Quoi ? On y est arrivés ? Tu vois la brèche ?                                 

Beherzt s’empressa d’escalader l’énorme tronc d’arbre tombé sur le chemin et qui lui dissimulait la nymphe. Les branches cassées lui plantèrent des échardes dans les mains tandis qu’il s’y agrippait pour franchir l’obstacle. Une fois hissé sur le tronc d’arbre, il aperçut enfin la nymphe.

– Oui, je la vois. 

Et comment ne le pourrait-elle pas ? À une jetée de pierre devant eux, le confus désordre de ces bois plein de piques et de brumes désagréables s’interrompait brusquement.

Il glissa péniblement à bas de l’arbre déraciné et rejoignit Nesli.  Elle s’était figée sur place, perdue dans la contemplation du gouffre. Beherzt ne la comprenait que trop bien, il avait eu exactement la même réaction lors de son premier passage.

On aurait dit que cette immense crevasse naturelle s’était ouverte un beau jour, séparant en deux la forêt d’Auël, et formait depuis un armistice au milieu de ce chaos de bois mort et de racines épineuses.

– La vallée du Juge, murmura-t-il à Nesli d’un ton faussement lugubre.

 Puis Beherzt lâcha un rire qui se voulait un peu moins nerveux qu’il ne le laissa entendre.

– Pourquoi ce nom ? demanda Nesli.

– Il vient d’une légende absurde destinée à décourager les curieux. Selon la légende, les voyageurs ayant commis un crime sans en avoir payé le prix et qui traverseraient ce gouffre, étaient condamnés à y tomber. Le châtiment d’une justice sans visage.

Une grimace un peu effrayée passa sur celui de Nesli.

– Ne t’inquiète pas. Je l’ai franchie plusieurs fois. En réalité ce n’est qu’un trou sombre.

Ce n’était pas tout à fait vrai. D’un point de vue territorial, le rôle de cette vallée n’était pas négligeable : elle démarquait la frontière entre Helmer et Galfinir. Elle était la démarcation naturelle, et perdue dans la forêt d’Auël, qui séparait de son vide immense les royaumes humain et hybride. Ou plutôt, la vallée en était une petite partie. La véritable frontière d’Helmer, qui s’étendait d’un bout à l’autre du continent, c’était le Qjar.

Ce fleuve prenait sa source au mont Tahaapl, en Lignum, et courait se jeter dans la mer Narda au niveau du delta de Lasserre. Et entre temps, il descendait tranquillement jusqu’à la vallée du Juge, où ses flots chutaient pour suivre un moment leur cours cachés aux yeux de tous, au fond de cette large crevasse.

Quiconque voulant pénétrer en Helmer, devait donc passer un pont au-dessus du fleuve, ou de la vallée qui l’abritait dans l’ombre d’Auël. La dernière solution était d’y accoster directement du côté de la mer. Quand on y réfléchissait, la nature prévenait bien ce royaume humain de toute invasion de masse.

Les ponts larges et solides qui traversaient le Qjar étaient soumis à des contrôles et une organisation bien précise. Quant à la traversée de la vallée…et bien, non seulement il fallait d’abord se frayer un chemin dans la forêt, pour y accéder, mais ensuite se débrouiller pour dénicher un de ses rares ponts, tous construits tant bien mal avec les moyens du bord.

Mais il n’allait pas embêter Nesli avec tout ça.

– Où est le pont ? demanda-t-elle en tendant le cou d’un côté et de l’autre.

C’était justement la question qu’il se posait à présent. Ils avaient dû se détourner du bon chemin : normalement, le pont aurait dû apparaître devant eux en même temps que la vallée.

− Je ne sais pas, on le cherchera demain.

Le brouillard cachait leurs pieds toute la journée, mais bientôt, l’obscurité nocturne occulterait également le reste. Il était impensable de circuler à l’aveugle dans ces bois. Ils avaient trouvé la vallée, ils n’étaient pas perdus, c’était le principal.

− Oui, décida-t-il. Il vaut mieux dormir ici et on se séparera à la lumière du jour pour le trouver : je partirai d’un côté, toi de l’autre, et le premier à voir le pont préviendra l’autre. Tu sais siffler ?

Comme il ne recevait aucune réponse, Beherzt se tourna vers Nesli et la découvrit en train de marcher vers la falaise.

− Nesli, tu m’as entendu ?

− Oui, oui. On dort ici et on traverse demain.

− Alors qu’est-ce que tu fais ? Ne t’approche pas trop du bord, hein ? De toute façon, il n’y a rien à voir, c’est complètement noir là-dedans.

– Je ne veux pas regarder l’intérieur du trou, lui répondit Nesli sans s’arrêter d’avancer. J’ai une idée pour nous faire gagner du temps et sortir plus rapidement de cette maudite forêt.

− Ah oui, laquelle ?

− Il suffit que je me penche un peu, et je devrais apercevoir le pont, non ? Il ne doit pas être bien loin… En plus cette grosse fissure va tout droit. Impossible de le rater.

L’idée de Nesli n’était pas si absurde que ça, mais quand même très stupide. Malgré ce qu’elle affirmait, la vallée n’était pas tout à fait rectiligne mais agrémentée de quelques courbes. L’idéal serait de se placer au centre du précipice. C’est-à-dire qu’à moins d’avoir la capacité de marcher dans le vide sur une cinquantaine de pas, elle n’avait aucune chance d’apercevoir ce fichu pont.

Il le lui fit bien savoir, mais Nesli n’en démordit pas. Beherzt n’allait pas se battre avec elle pour quelque chose d’aussi bête. Autant la laisser essayer, échouer puis se raviser. De son côté, il comptait bien leur faire un feu pour se réchauffer cette nuit et tenir d’éventuelles bêtes sauvages à distance.

– Et tu vas simplement te pencher ? lui demanda-t-il une dernière fois en mettant dans sa question tout le scepticisme dont il était capable.

– Absolument !  affirma Nesli.

Sitôt dit, sitôt fait : elle se mit lentement à genoux au bord de la falaise. Beherzt se serait bien détourné d’un haussement d’épaule pour commencer l’installation de leur bivouac, mais Nesli aimantait son regard.

− Sois prudente…

Ses longs doigts blancs agrippèrent la bordure rocailleuse. Puis son buste se pencha, ses cheveux glissèrent de ses épaules pour pendre dans le vide.

– Tu aurais dû attacher tes cheveux, lui fit-remarquer d’un air faussement détendu.

En réalité, il s’était rarement senti aussi crispé. Tout en se forçant à respirer normalement, Beherzt commença à défaire son paquetage. Du coin de l’œil, il surveillait Nesli, prêt à bondir si jamais elle faisait mine de perdre l’équilibre. Mais non. Tout se passerait bien. Il devait lui faire confiance.

–  Je crois que je vois quelque chose…

Le tronc de son corps incliné au-dessus du vide ne pouvait tout simplement pas suffire à voir le pont.

– Nesli, tu ne vois absolument rien. Reviens maintenant.

– Non, il y a vraiment quelque chose…Je ne suis pas sûre mais…Si je pouvais mieux voir…

– Laisse tomber pour le moment, Nesli. On verra ça demain, éloigne-toi du bord maintenant. S’il-te-plaît.

Mais elle se pencha davantage, sûrement persuadée d’être sur le point de voir le pont. Beherzt hésitait sérieusement à aller la ramener lui-même par ici, mais il avait peur de provoquer un accident en la prenant par surprise. Puis tout à coup, comme au ralenti, il vit la silhouette de Nesli basculer dangereusement.

Beherzt se précipita en avant, son pied ripa sur la pierre, il tomba sur un genou, se releva en s’aidant des mains, trébucha jusqu’au gouffre et jeta un bras devant lui au moment où Nesli disparut brusquement dans un cri.

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Notsil
Posté le 06/06/2020
Décidément ces deux-là sont adorables. Et il semble que monsieur le nain ait donc aussi eu un souci avec une Révélation inadaptée :) Alors on a eu miss l'elfe pour le feu, la nymphe pour le métal... si l'ailé n'est pas celui de l'air, ça laisserait l'air pour le nain.
Vu que Nesli vient de chuter dans le vide, c'est le bon moment pour tester un pouvoir :p
Oui le suiveur / la suiveuse va faire son apparition.
C'est bien vu, en tout cas, de terminer les chapitres sur ce suspens ^^
Hinata
Posté le 08/06/2020
Héhé, tu m'as l'air fort perspicace comme lectrice ^^ Mais peut-être pas encore tout juste dans tes suppositions à ce stade de l'histoire haha, à voir à voir ;)

Cool que le cliff-hanger ait ton approbation héhé ^^
_HP_
Posté le 05/06/2020
Non mais non mais non MAIS NON !!!! Nesli t'es sérieuse ??!!! 😲😭😆
Beherzt est un personnage très intriguant, à plusieurs endroits il parle de quelque chose... mais sans aller au bout ! C'est assez frustrant... Mais c'est ton but, n'est-ce pas ? 🙄😂😢
J'ai hâte d'en apprendre plus sur le suiveur, il m'intrigue pas mal 😄 Et j'ai hâte d'en apprendre plus tout court 😜
Hinata
Posté le 06/06/2020
Aaah haha je retrouve HP qui pète un câble à cause des perso qui font n'importe quoi haha XD XD
Je te comprends, on lui mettrais des baffes à Nesli T^T

Eeeh oui, c'est complètement mon but de laisser une belle nappe de mystère planer autour de Beherzt, et encore estime toi heureuse, y avait encore moins d'indices dans la première version (mais du coup on se doutait même pas qu'il cachait quoi que ce soit haha, donc c'était pas ouf d'apprendre des trucs qui tombaient de nulle part XD)

T'inquiète mon ptit, promis que si tu lis, tu vas apprendre pleins de trucs haha ^^
_HP_
Posté le 06/06/2020
C'est positif, si je pète des câbles, ça veut dire que j'aime les personnages et l'histoire 😜
Par contre je sais pas si le "je retrouve HP qui pète un câble à cause des perso qui font n'importe quoi haha XD XD", je dois le prendre comme un compliment ou pas 🤔😂😂😂😂😜
Hinata
Posté le 06/06/2020
Haha, et c'est positif aussi de mon côté, je suis la première à perdre toute constructivité (voire toute intelligibilité due à une tendance exacerbée à l'onomatopée sous toutes ces formes) donc ça me fait très plaisir de susciter ce genre de réactions haha ^^
Alice_Lath
Posté le 30/04/2020
Mais, mais, mais, il ne faut pas se pencher au-dessus d'un précipice comme ça, Nesli! Voyons, mais non! Bon, j'espère qu'elle aura pu se raccrocher à quelque chose au moins, parce que sinon, ça sera une sacrée sortie de route pour ce début d'aventure haha Et Beherzt en mode: "allez, fais lui confiance", naaan, fallaaait pas! En tout cas, mon hypothèse sur le suiveur s'avère donc faussée. Je me demande bien de qui il s'agit dans ce cas alors.
Hinata
Posté le 30/04/2020
Ah ça, elle le refera pas deux fois c'est clair XD
Oui pauvre Beherzt :')
Tu auras la réponse un jour sur le suiveur, promis ! ^^
Xendor
Posté le 08/02/2020
Ah bah bravo Nesli ! Voilà ce qui arrive quand on écoute pas les conseils des gens ! Ah les gosses de nos jours xD. C'est quand même chaud qu'elle n'ait pas voulu écouter le nain. Il faut qu'elle se reprenne parce que là c'est que de sa faute
Hinata
Posté le 08/02/2020
Haha on est bien d'accord XD
Merci pour ta lecture ;)
Xendor
Posté le 08/02/2020
Mais d'ailleurs justement je ne comprends pas pourquoi elle a fait ça. Elle devait bien le savoir pourtant que c'était dangereux. C'est le fait que c'est une nymphe qui la rend aussi inconsciente ?
Hinata
Posté le 08/02/2020
Hum, non, plutôt une cumulation de fatigue/frustration/impatience/témérité ajouté à un caractère légèrement inconscient par nature...
Hésite pas à me dire à la fin du prochain chapitre (quand je serai arrivée à le remanier) si ça pose un problème dérangeant de vraisemblance ^^
Xendor
Posté le 08/02/2020
Pour l'instant je ne sais pas. J'ai été surpris, c'est tout 🙂 parfois l'inconscience fait faire beaucoup de choses folles. J'en sais quelque chose 😅
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