12. Julius Van Helsing

Lorsque Julius eut entendu parlé de la soirée entre amis qu’Elijah avait proposé, il était arrivé comme un cheveu sur la soupe. Les trois amis n’avaient pu cacher leur gêne et s’étaient sentis obligés de l’inviter. Julius avait accepté, un peu vexé, mais il ne voulait pas se mettre plus à l’écart qu’il ne l’était déjà. Comme le souhaitait sa grand-mère, il faisait un effort pour s’intégrer.

Cette soirée était donc prévue après le service du soir d’Elijah et Shiloh. Julius demeurait admiratif de cette amitié qui durait depuis – presque – toujours. Rien ne semblait entacher leur camaraderie. Daniel connaissait les deux compères depuis aussi longtemps que lui mais il avait réussi à s’intégrer plus facilement.

Elijah surprit tout le monde en désirant passer la soirée à l’extérieur. Ça ne lui disait rien de sortir en ville, il souhaitait se rendre ailleurs. Il n’avait pas d’idée précise, il voulait juste se vider l’esprit avait-il dit d’un air détaché.

Shiloh et lui avaient proposé de se déplacer avec la voiture de Daniel, avec l’accord de celui-ci. Son lieu de travail se trouvait dans la banlieue de Londres, il était le seul de la bande à posséder – et surtout utiliser – une voiture, les autres préférant les transports en commun ou la marche. Quant à Julius, issu d’une famille relativement aisée, possédait un chauffeur. Était-ce peut-être pour cette raison qu’il était mis de côté, probablement considéré comme trop différent à côté d’eux.

 

 

Les garçons firent la fermeture du bar qu’ils avaient squatté toute la nuit. Ils avaient enchaîné les pintes de bière sans se soucier de comment rentrer ensuite.

Ce soir-là fut un des rares soirs où Julius ne se sentait pas exclu du groupe ; ils parlaient de tout et de rien. Pas de sujets qui ne concernaient que le trio infernal ni de plaisanteries qu’eux seuls pouvaient comprendre. Julius lui-même raconta quelques blagues qui firent rire toute la bande. Il put ainsi oublier son statut de mouton noir au sein du groupe.

L’heure de la fermeture vint plus vite qu’ils ne l’eurent pensé, le barman fut dans l’obligation de les mettre dehors. Il ne proposa pas de leur appeler un taxi ; il faisait partie de ceux qui estiment qu’un adulte est responsable de ses actes.

Légalement, aucun d’entre eux n’étaient aptes à prendre le volant mais il fallait bien un élu pour conduire. Malgré la dose d’alcool ingurgité, les quatre amis avaient étrangement gardé les pieds sur terre. Ils désignèrent donc celui qui avait le moins bu : Elijah.

— Hors de question, j’ai bu deux pintes, protesta-t-il.

— C’est toujours moins que nous, répondit Shiloh.

Elijah et Daniel le considérèrent un instant. Il tenait difficilement sur ses deux jambes, sa voix lente et très sonore trahissaient son mal en point. Daniel exprima sa réticence de faire monter Shiloh dans sa voiture.

— Je ne veux pas qu’il vomisse sur ma banquette arrière, ajouta-t-il.

Julius observait la scène dans un coin, les mains dans les poches. Il attendait le dénouement final. Daniel et Elijah s’accordèrent alors sur une petite balade histoire de s’aérer. L’air frais de la nuit et la marche aideront Shiloh à aller mieux pour le trajet retour.

— Mais non, protesta-t-il mollement, ça va aller. Faudra juste faire doucement dans les virages, c’est tout. T’inquiète Dani, ta voiture ne risque rien.

Il secoua la main comme pour dire « c’est bon, laisse tomber », ce qui le fit chanceler.

Daniel l’observa, dubitatif. Il finit par céder. Elijah s’installa au volant de la voiture et Daniel au côté passager. Shiloh et Julius se retrouvèrent à l’arrière. Le premier s’affala sur le siège derrière Elijah ; le second, derrière Daniel, en prenant soin de laisser le siège du milieu vide. Prudence est mère de sûreté, aucun vomi ne sera toléré.

Par précaution, Elijah emprunta les petites traverses de campagne pour éviter tout contrôle de police ou d’écraser quelqu’un.

Elijah prenait ses virages assez raide, comme à son habitude. À dire vrai, il n’avait jamais eu une conduite douce et fluide. Julius s’était toujours demandé s’il savait vraiment conduire.

Le pauvre Shiloh n’appréciait pas du tout être balancé d’un côté à l’autre de l’habitacle et fit rapidement savoir son état.

— Ouvre la fenêtre arrière s’il te plaît, murmura-t-il à l’intention du conducteur.

Il s’enfonça un peu plus dans la banquette arrière, la tête renversée sur le repose-tête. Julius s’écarta encore un peu plus de lui, jusqu’à s’écraser contre la portière, et lui donna une petite tape amicale sur l’épaule.

Elijah s’exécuta.

— Je te jure que s’il gerbe dans ma bagnole, ça va mal aller, siffla Daniel.

— Doublement mal, renchérit Julius. Je suis juste à côté.

— Je te rappelle que je t’ai forcé à rien, répliqua Elijah. À la base, on devait le faire dessaouler. C’est toi qui t’es laissé convaincre de rentrer de suite.

Daniel ne répondit rien, son ami avait raison.

— Ça va mieux ? demanda Elijah.

La réponse de Shiloh fut incompréhensible mais après un coup d’œil furtif dans le rétroviseur, Elijah en conclut que son meilleur ami se portait bien mieux qu’à la sortie du bar.

Ensuite, plus aucun mot ne fut prononcé. Les quatre amis ne distinguaient plus que le bruit du moteur.

Elijah se concentrait sur la route. Il détestait conduire de nuit, facilement ébloui par les phares ou n’importe quelle autre source de lumière. Daniel s’endormit et Shiloh était bien parti pour faire de même. Julius, lui, resta éveillé et regarda le paysage défiler par la fenêtre.

La route se trouvait en pleine campagne. Grâce à l’absence de pollution lumineuse, il pouvait relativement bien voir les étoiles devant lui.

Julius était ce qu’on appelle un oiseau de nuit. Bien sûr, pendant cette période, le fonctionnement biologique de son corps ne lui permettait pas de vivre comme il le faisait le jour. Il avait toujours préféré l’obscurité et le silence feutré à la clarté qu’offrait le soleil. Durant la journée, le monde est en action, il y a du bruit partout ; difficile pour quelqu’un comme Julius de s’y retrouver. Mais dès que le soleil se couche, le moindre bruit, le plus infime changement de lumière se remarque. Tout est amplifié.

La nuit, une autre vie prend forme.

Une silhouette grossière et indéfinie surgit soudainement de la lisière de la forêt, à droite, pour traverser la route. Elijah donna un coup de volant brusque en freinant de toutes ses forces, ce qui ne manqua pas de réveiller Daniel et Shiloh. Les pneus crissèrent et la voiture fit deux ou trois zig-zag avant de s’arrêter mais Elijah avait tout de même percuté l’animal – ou la personne ? – à l’arrière-train.

Pendant ce court laps de temps, la chose avait poussé un cri déchirant au moment l’impact et avait roulé jusqu’à l’autre côté de la route avant de repartir en courant dans la forêt. Julius avait collé son nez contre la vitre pour mieux voir ce qui venait de sortir des bois et suivit des yeux la forme jusqu’à ne plus pouvoir la distinguer, ce qui fut laborieux.

La voiture se trouvait à présent au milieu de la chaussée, les pneus fumants. Elijah fixait la route devant lui, les mains crispées sur volant. Il tremblait.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? s’inquiéta Shiloh.

— On a failli écrasé une bestiole, répondit Julius d’une voix monotone.

Ce dernier trouva qu’il avait répondu d’une manière un peu trop calme ; les autres allaient encore plus le trouver bizarre.

— Je roulais tranquille, se justifia Elijah. C’est sorti de nulle part. Le truc a carrément bondi en travers de mon chemin !

Pas de réponse. Malgré le ronron du moteur qui tournait encore, le silence se fit pesant.

Silence brisé par la voix à peine audible d’Elijah.

— Putain, je l’ai tué, murmura-t-il d’une voix chevrotante.

Julius, sincèrement touché par la détresse de son ami, tenta de le rassurer en évoquant le fait que la bête s’était réfugiée dans les bois sur leur gauche. Elle n’était donc pas morte. Elijah ne réagit pas, surpris de recevoir une once de sympathie de la part du dernier venu dans la bande.

— Tu veux que j’aille vérifier ? demanda Daniel.

— Non mais sors pas tout seul. Il fait nuit et on est dans un trou paumé, objecta Shiloh.

— Tu regardes trop de films d’horreur, soupira Julius.

Elijah hocha la tête sans tenir compte de la remarque de son meilleur ami. Il venait de percuter quelque chose, il l’avait peut-être tué. Il devait en avoir le cœur net mais il n’était pas assez courageux pour aller vérifier de lui-même.

Julius y serait bien allé mais Daniel lui avait coupé l’herbe sous le pied. Et puis, s’il y avait eu un problème, comment s’en serait-il sorti ? Il savait qu’en restant dans la voiture, il ne risquait rien.

Il ne ressentit aucune culpabilité à sacrifier un de ses… Non, pas « proche ». Car ils ne l’étaient pas et ce fut pour cette raison que Julius n’éprouva aucun remord.

Daniel sortit de sa voiture et fit le tour par l’avant. Il examina le pare-choc en plissant les yeux, gêné par la lueur des phares. Il secoua la tête avant de remonter dans la voiture côté passager.

— La carrosserie n’est pas abîmée. Y a pas de signe de choc ni de trace de sang. Y a strictement rien sur le capot. C’est comme si rien ne s’était passé. T’es sûr que tu l’as percuté ?

Elijah était sur le point de répondre lorsque Shiloh se mit à hurler et jeta un regard fou vers l’endroit où la chose s’était enfuie. Il recula pour s’éloigner de la fenêtre.

— Putain, c’est quoi ça ? cria-t-il.

Elijah et Daniel se retournèrent, intrigués et apeurés à la fois.

Shiloh avait les yeux rivés vers la forêt sur leur gauche. Julius se mouva sur la banquette arrière pour se rapprocher de la vitre.

— Quoi, « ça » ? interrogea-t-il.

Ce dernier fut tiré par le col de sa chemise et se retrouva à deux doigts d’avoir le visage écrasé sur le carreau.

— Tu les vois pas, là, les points blancs ? On dirait des yeux.

Julius ne les vit pas immédiatement, mais ces deux points qui effrayaient tant Shiloh étaient bien là, flottant dans l’obscurité.

— Hein, quoi ? Où ça ? Je vois rien, déclara Daniel en se tordant pour essayer d’apercevoir ces fameux points.

— Je ne vois rien non plus, mentit Julius.

S’il disait la vérité, s’il disait qu’effectivement il y avait deux points blancs qui semblaient les fixer, comment expliquer qu’il soit si calme ?

Il aurait bien souhaité mettre ça sur le compte de l’alcool mais le coup de volant d’Elijah les avait tous fait décuver. Donc, il avait choisi l’option du mensonge.

— C’est bon, y a rien, ça doit être des lucioles, voilà tout, supposa Julius.

Il voyait du coin de l’œil qu’Elijah commençait à paniquer. Il ne tenait plus en place et il avait le regard fuyant, comme une bête prise au piège.

Julius posa une main réconfortante sur l’épaule d’Elijah. Il ouvrit la bouche mais fut interrompu par Shiloh qui lui tira le bras.

— Y a un truc qui nous observe là-bas et il a des yeux blancs, articula-t-il.

À cet instant précis, le regard de Shiloh fut indescriptible. De la folie à l’état pur. S’il savait…

Julius ouvrit sa portière et sortit de la voiture. Tout ce qu’il ne voulait pas faire.

— Eh, où tu vas ? demanda Daniel.

Julius fit un signe vers la forêt.

Les trois compères restés dans la voiture ne purent dissimuler un regard complice. Ils le prenaient pour un fou.

Daniel le suivit peu de temps après. Ils se tenaient côte à côte, la voiture dans leur dos. Julius s’approcha, Daniel ne bougea pas.

Un bruissement se fit entendre au cœur de la forêt, à l’endroit où se trouvait les deux points blancs. Julius sourit furtivement et les fixa intensément.

Les petites lueurs blanches se rapprochèrent, des bruits de pas martelaient le sol comme un cheval au galop, mais il ne lâcha pas le regard, il défiait quiconque accourrait vers lui. Les points oscillèrent et disparurent. Puis, résonna un son de bois arraché, comme si un animal grimpait à un arbre.

Il entendit un cri étouffé. Ah, Shiloh les avait rejoints et avait également été témoin de la petite scène.

Daniel saisit Shiloh et Julius et les tira vers la voiture. Décidément, son bras était sollicité ce soir…

Le premier ordonna à Elijah de sortir. Comme il était sonné, ni Daniel ni Julius ne prit la peine de lui raconter ce dont ils venaient d’être témoins.

Il sortit sans demander son reste et s’installa sur le siège passager, au grand soulagement de Daniel qui ne souhaitait pas rester « sur cette putain de route une minute de plus ». Ce dernier prit la place d’Elijah.

— On doit partir, maintenant, décréta-t-il en démarrant en trombe.

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