L’avenir du monde.
Voilà ce qui allait se jouer à sa conférence. Océane fixait le mur pour l’instant nu. Elle était à la fois apeurée et déterminée. Comment allaient-ils réagir ? Les gens la croiraient elle ? Les preuves étaient là, irréfutables. Les faits scientifiques, irréprochables. Ils ne pouvaient donc en être autrement qu’ils la croient ; encore fallait-il maintenant les convaincre.
Le plus grand des amphithéâtres avait été apprêté pour cela ; pour l’instant il était vide, et Océane, Corentin et Ernest se chargeaient d’installer le rétroprojecteur et l’installation phonique ; des posters géants des différentes expériences seraient disposés des deux côtés de la scène, détaillant les expérimentations dans leurs moindres détails ; les résultats suivraient, avec les comparaisons entre les différents lots qu’Océane avait étudiés. D’autres précisions, par exemple les statistiques utilisées, seraient elles aussi à disposition.
Océane lisait et relisait sans cesse le discours qu’elle avait préparé ; elle ne pouvait se permettre de se tromper, car Ernest avait convaincu le gratin de la presse spécialisée de se déplacer ; ils avaient d’ailleurs des sièges de choix réservées aux premiers rangs par leurs soins, pour qu’ils soient placés aux premières loges ; il y avait bien entendu aussi des pontes des entreprises concernées par l’expérimentation, soit de hauts scientifiques venus de la MBE, de Phyteurope, mais aussi d’autres concurrents ; quelques politiques faisaient le déplacement, et il y avait aussi simplement des scientifiques du laboratoire et de l’université. Alors, autant dire que oui, la pression sur les épaules d’Océane était conséquente. Un peu trop même. Elle se voûta rien que d’y penser.
Elle plaça méthodiquement les posters, afin qu’ils soient parfaitement symétriques par rapport à la scène. La symétrie avait quelque chose d’inéluctable. La luminosité de la pièce était primordiale, et les faisceaux devaient éclairer parfaitement la scène ; les volets seraient clos dans l’immense amphithéâtre de 500 places pendant la présentation, pour que le public ne se focalise que sur elle. Cela permettait aussi d’éviter les regards curieux non invités.
La conférence était prévue pour 15h, et dès 13h30, les premiers invités entrèrent dans l’amphithéâtre. Ce fut d’abord la presse, qui s’installa devant pour la plus spécialisés, tandis que d’autres journaux plus locaux prirent place sur les côtés de l’amphithéâtre. Les représentants de Phyteurope arrivèrent ensuite, s’installèrent avec calme et professionnalisme ; ils furent suivis de près par les membres de la MBE, extrêmement ordonnées et d’une classe irréprochable, qui s’installèrent dans un silence remarquable ; Océane sentit sa poitrine se serrer, et le stress monter de plus bel dans sa gorge. Enfin, les autres scientifiques s’installèrent au milieu et au fond de l’amphithéâtre, avec autant de discrétion qu’un pachyderme dans un magasin de porcelaine. Le silence s’installa peu à peu dans l’immense pièce, et 15h arriva ; respirant un grand coup et prenant son courage à deux mains, Océane se présenta, elle, ses collaborateurs, le laboratoire, les sujets sur lesquels ils travaillaient. Vint alors le tour de l’expérience, ce qui assécha sa gorge. Pourquoi se sentait-elle coupable ? Pourquoi tant de pression ? Après tout, elle n’allait présenter que des faits.
Océane cala sa respiration, des mouvements fluides de sa poitrine pour retrouver la sérénité ; elle lança la première diapositive, dans le silence captivé de la salle. Plus aucun son ne se fit entendre durant l’heure que dura la présentation de l’expérimentation, de l’explication initiale jusqu’aux résultats finaux, mis à part quelques grattements de papiers et des frottements de cuir chevelu. Quelques soupirs de stupéfaction retentirent à la présentation des résultats, des visages s’horrifiants de ce que pouvait provoquer le super engrais de la multinationale. Océane en ressentit un soulagement grandiose.
Les membres de la MBE, pourtant pleinement concernés par ces résultats, restaient étonnement calmes. Les questions des journalistes commencèrent à fuser dès la fin de la conférence, bombardant Océane et ses collaborateurs de demandes, que la presse soit spécialisée ou non. Le message était bien passé, provoquant une soudaine prise de conscience des personnes dans l’amphithéâtre. Les membres de Phyteurope jubilaient, alors que les collaborateurs de la MBE restaient toujours muets comme des carpes, d’un calme de plus en plus pesant. Les questions plurent sur Océane pendant plus d’une heure trente, obligeant Ernest et Corentin à prendre parfois le relais, le temps qu’Océane récupère en avalant de grandes quantité d’eau. Elle ressentait autour d’elle l’odeur âcre de sa propre transpiration, mais la satisfaction d’avoir terminé un véritable marathon lui fit oublier l’impression de souillure de ses vêtements. Et quand enfin, plus personne ne sembla vouloir poser de question et que le silence retomba comme la poussière dans une tombe, une main se leva doucement, mais sans trembler. Le cœur d’Océane s’arrêta un instant. C’était la première intervention de la part de la MBE. Elle s’attendait au pire.
L’homme qui avait levé la main ne payait pas de mine, mais avait le regard intelligent et le visage impassible. Le cœur d’Océane se mit à résonner dans sa poitrine, son flux sanguin dispersant une chaleur bouillonnante dans ses veines. Elle s’approcha de son micro et demanda, la voix fluette et hésitante :
— Oui ? Monsieur ?...
— Jules Miasme, représentant de la section recherche scientifique sur les engrais de la MBE, répondit-il en se levant.
L’homme reboutonna sa chemise. Il parlait très clairement, la voix tranchante comme un roc, avec une distinction et un respect pratiquement palpable.
— Mademoiselle, je tenais à vous dire que votre conférence était extrêmement professionnelle, et les faits évoqués sont, évidemment, importants et difficilement réfutables. Je dois avouer moi-même que je ne m’attendais pas à de tels résultats, et j’en suis profondément désolé.
Il marqua une pause, attirant le regard des gens autour de lui. Océane resta bouche bée. Elle ne s’attendait pas a de telles paroles, connaissant la vindicative de la multinationale.
Ils acceptent la défaite ? J’ai réussi ?
Son cœur en explosa soudainement. Elle commença à répondre :
— Mr Miasme, je vous remercie de…
L’homme ignora totalement le début de sa réponse, et fit comme si Océane n’était pas dans l’amphithéâtre. Il l’interrompit avec une telle indélicatesse qu’Océane devint rouge de honte.
— Cependant, Mademoiselle Linné, je dois admettre que certains des résultats que vous avancez me paraissent… grossiers.
On y était ; le train diabolique de la MBE était lancé. Les veines d’Océane se glacèrent, ses mains se crispant sur le bureau de la scène.
L’homme démonta une a une les expériences d’Océane ; indiquant qu’une seule race d’abeille, spécifique à la science, avait été utilisé, et que cela ne représentaient pas ce que l’on trouvait dans la nature. Il fustigea aussi les cultures d’une seule espèce de plante, les surdoses d’engrais utilisées. Et, bien que tout cela soit en réalité totalement standard pour une expérimentation de ce type, l’homme se permettait de critiquer chaque élément devant le panel de journaliste, non rompus à la rigueur scientifique et à ses exigences, et donc facilement influençable. Tout ce qu’avait fait Océane était pourtant, d’un point de vue scientifique, totalement valable. D’un point de vue scientifique.
Enfin, il reprocha l’utilisation d’hormones, qui pouvaient interférer avec la solution chimique de l’engrais, et entrainer des conséquences désastreuses. Ceci était incorrect, bien entendu, puisque les phéromones avaient seulement été utilisées après l’expérimentation pour tenter de sauvegarder les naissains. Les différentes presses ne l’entendirent pas de cette oreille ; les médias aimaient les drames. Et alors qu’Océane avait été perçue comme une héroïne durant une poignée d’heure, le doute tomba dans la salle, comme un pavé dans la mare ; de plus en plus d’invités dans l’amphithéâtre acceptèrent le prêche de cet homme à la diction parfaite, véritable érudit du sujet à leurs yeux. Un orateur hors pair.
Océane sombra peu à peu. Seuls quelques scientifiques du fond semblaient eux, comprendre que l’homme de la MBE proposait une défense digne d’un gouvernement essayant de cacher une bavure. Ils ne représentaient qu’une infime partie de la pièce. Trop peu, surtout face à une armée de médias. Océane courrait à la catastrophe.
A la fin de cette très longue journée, Océane était démolie, aussi bien physiquement que moralement. A ses côtés, Ernest et Corentin fulminaient. La rage était palpable dans les veines gonflés du cou de Corentin, dont les yeux s’exorbitaient.
— Cet enfant de salaud ! s’invectiva Corentin en serrant les dents ; enfoiré de pseudo-scientifique payé par des corporations ! Est-ce qu’ils feront les malins quand on agonisera sur nos propres terres stériles ? Se rendront-ils compte de leur folie ?
— Calme-toi Corentin, dit Ernest sur un ton étrangement neutre, observant les derniers scientifiques sortir de l’amphithéâtre. Il ne sert à rien de s’énerver contre ce genre de type.
Il se tourna vers Océane, le regard dans le vide et les épaules abattues. Sa carrière pouvait être ruinée par cela. Ernest en avait conscience. En tant que son supérieur, il se devait de faire tampon.
— Océane, dit-il avec une voix paternelle. Rien n’est perdu. Rien ne nous dit que le domaine scientifique à été convaincu par le discours de ce type, et nous, véritables scientifiques, nous savons que ton expérience a donné les vrais résultats.
Océane esquissa un sourire dans sa moue, qui ressembla plus à une grimace. Il déposa une main sur son épaule.
— Va te reposer, demain sera un autre jour, et je t’assure que les gens se positionneront dans ton camp.
Océane soupira un merci, et s’en alla sans grande conviction, trainant des pieds. Corentin se tourna vers Ernest.
— Il y a peu de chance que les gens la croient fasse à ce rouleau compresseur qu’est la MBE.
— Je sais Corentin, je ne voulais pas qu’elle parte avec le moral abattu.
— Alors on ne va rien faire ? On a déjà perdu ?
Ernest se retourna avec un air malicieux vers Corentin, et esquissa un sourire glaçant.
— Si, on va faire quelque chose, bien entendu. Mais pas avec cette méthode.
Océane, les bras tombant de dépit, rentra dans son appartement en poussant mollement la porte. Marc l’attendait, assis devant la télévision. A son entrée, il se leva d’un bond et accouru vers elle. A la vue de sa promise les bras ballant, il l’entoura de ses biceps musculeux, sa barbe noire et broussailleuse se mêlant dans ses cheveux châtains.
Océane fondit en larmes, la tête contre son torse robuste. Un flot inarrêtable, inconsolable, qu’il tenta d’atténuer dans la tendresse de son câlin. Il caressa ses cheveux légèrement bouclé, posa sa main sur ses hanches larges. Elle pleura, blottie contre lui, incapable de parler. Ses bras enlacèrent fortement son homme, comme un rocher auquel elle devait impérativement s’accrocher, écrasant sa lourde poitrine contre lui.
— Ça s’est si mal passé que ça ?
Elle renifla, essuyant le surplus de larme avec sa main. Elle s’éloigna un peu de l’emprise de son homme, pour lui permettre de le regarder dans les yeux ; Marc était bien plus grand qu’elle. Les traits anguleux de son visage la réconforta ; chaque jour, elle se demandait comme un homme aussi beau pouvait s’enticher d’une potiche comme elle. Mais il lui décocha ce sourire et… dieu qu’il était merveilleux. Cela lui redonna le courage nécessaire pour lui expliquer.
— C’était horrible ! finit-elle par dire en hochant la tête. Ces assassins de la MBE ! Tous des pourris ! Tous des arrivistes qui ne veulent pas voir les faits mais seulement le profit !
Elle rageait, elle était rouge de colère, les joues mouillées par les larmes. Son homme garda un ton calme, tâchant de l’apaiser.
— Racontes moi, lui dit-il en l’invitant à s’assoir sur le canapé, ce qu’elle fit avec dévotion.
Océane expliqua le déroulement de la conférence dans le moindre détail. Elle s’allongea, posant la tête sur ses genoux alors qu’il lui démêlait les cheveux.
— Ce qu’il a dit ne prouve rien, dit-il d’un ton doux quand elle eut fini; toi tu as des faits scientifiques, et tu l’as dit toi-même, ses arguments sont bidons ! Une seule espèce d’abeille ? Mais si c’est celle utilisée par la communauté scientifique, son argument n’a aucun sens !
Il l’approcha de nouveau contre lui, lui caressant le bas des reins.
— Mon chat, dit-il avec beaucoup d’amour, tu es la seule maitresse de cette expérience ; tu es une experte ; tu ne dois pas te laisser abattre. Les gens se mettront de ton côté, c’est toi qui a raison. Et s’ils ont des doutes, renouvelle l’expérience ! Utilise même toutes les espèces d’abeilles du monde, le résultat sera le même, et tu lui mettras bien profond à ce scientifique !
Océane lui sourit. Ses larmes avaient séchées. Marc n’avait pas tord. Mais le temps lui manquait, l’engrais devait sortir très prochainement. Un an tout au plus, imagina-t-elle. Enlacée dans ses bras, elle observa sa belle barbe brune, qu’elle caressa, sa douceur chatouillant ses phalanges. Heureusement qu’il était là. Il était sa bouée de sauvetage. Même si elle en avait déjà une autour du ventre. Et c’est une des choses qu’il aimait chez elle. Il devait être aveugle.
Comment pourrais-je faire sans toi, hein ?
Elle lui décocha un large sourire, qu’il lui rendit, et ils s’embrassèrent.
— Et tu sais, même si ta carrière est fichue, ma réponse à ta demande tient toujours ; je compte toujours t’épouser et te faire un bébé à la fin de ta thèse, lui dit-il avec un sourire charmeur.
— Tu es complètement cintré.
— Oui je le suis.
Océane rougit de bonheur et d’hébétude. Oui, des projets, voilà qui était bien. Cela lui regonfla le moral à bloc. Elle réussira. Elle démontrera à tous la dangerosité de cet engrais.
— Il me semble qu’une jeune fille à été très tourmentée aujourd’hui, reprit Marc d’une voix moqueuse.
— Ce qui veut dire ? demanda-t-elle, sentant la bêtise arriver.
— Que tu shlingue à mort ! rigola-t-il.
Pour toute réponse, elle se releva et lui envoya un coussin en plein dans le visage. Ils se chamaillèrent, se pinçant, se chatouillant, se renvoyant tout les coussins du canapé, pour finalement finir par s’échanger des baisés langoureux et équivoques sur le canapé. Sans qu’elle ne sache vraiment comment, Océane n’eut soudain plus de pantalon, et sentit les mains de son homme qui caressaient son généreux postérieur.
— Tu veux t’entrainer ? murmura-t-elle.
— A quoi ?
— A me faire un bébé ? Tu as promis.
Marc eut un sourire qui s’étendit jusqu’aux oreilles. Sa chemise se déchira en éclat de bouton, les derniers vêtements d’Océane volèrent. C’était le meilleur des remontant, et c’était scientifiquement prouvé.
Océane se rinça abondamment à l’eau froide sous la douche. Sa mauvaise journée semblait enfin s’estomper. Elle sortit seulement vêtue d’une culotte et d’une chemise, ce qui ne déplut pas à Marc. Elle s’assit alors sur le canapé, observant son homme qui finissait de cuisiner. Les patates rissolées à la mexicaine frémissaient en échappant une odeur appétissante.
Evidemment que je vais t’épouser toi.
Elle zappa rapidement à la télévision et son cœur s’arrêta de battre dans sa poitrine. Sur une chaîne d’information continue, elle tomba sur un débat scientifique dont certains des individus étaient des membres de la MBE. Des indépendants opposés demandaient le véto concernant la commercialisation de l’engrais. Le cœur cogna alors fortement dans la poitrine d’Océane. Ils parlaient de sa conférence !
Quelques-uns des scientifiques approuvaient les travaux indépendants de la MBE, (un ramassis de connerie), fustigeant ses expériences à elle, piquant au vif son égo. Sa carapace de bien-être qu’avait installé Marc avec beaucoup d’efforts se brisa. Elle était humiliée à la télévision.
Et le pire était à venir ; la conférence fut suivit par l’annonce de l’ouverture de la prochaine usine de la MBE, à Caen !
— Putain de merde ! jura Océane en faisant un bond sur le canapé.
Marc, de surprise, laissa retomber lourdement la poêle. Des pommes de terre s’écrasèrent au sol.
— Qu’est ce qui se passe ?
— Les enfoirés ! Les enfoirés de capitalistes de la MBE ! C’est pour ça qu’ils voulaient absolument dénigrer mon expérience ! Je suis sûr qu’ils vont fabriquer leur poison ici !
— Mais de quoi tu parles ? lui demanda Marc qui ne suivait pas et qui tachait de ramasser les aliments échappés.
— La MBE va inaugurer sa dernière entreprise dans quelques semaines à Caen ! Tu te rends compte ! A Caen !
Marc reposa sa poêle et répondit tout en continuant de cuisiner :
— Tu ne sais pas ce qu’ils vont y faire, dit-il avec justesse. N’oublie pas que la MBE est une entreprise multi-domaine. Pharmacologie, phytosanitaire, électricité. Après tout, ils sont à l’origine de la plupart des cures contre les pagurus, qu’ils ont rendus gratuit, ce qui n’est pas rien. Peut-être que c’est leurs médicaments qu’ils vont fabriquer ? Et tu as dit toi-même qu’il faudrait encore au moins un an pour que leur engrais arrive sur le marché. Alors ça ne sera pas ça.
Il avait raison, mais Océane grinçait des dents. Au fond d’elle elle n’y croyait pas. De toute façon, le connaissant, elle ne pouvait argumenter contre lui. Elle était sûre que la MBE allait fabriquer son engrais ici, dans SA ville. Elle en mettait sa main à couper. Et elle n’allait pas les laisser faire.