– Si tu ne retournes pas au Prieuré, si tu ne vas pas à la source, si tu ne bois pas son eau, tu mourras.
Un tremblement parcourut l’adolescente.
– Vous mentez…
– Je ne mens jamais. Tu sais que j’ai raison.
La Légendière serra les dents.
– Je refuse de servir une montagne qui voudrait me mener à ma mort parce que je refuse de lui obéir.
– Ce n’est pas la montagne qui te fait dépérir, mon enfant. C’est toi. Tu nies ta nature profonde et en la niant, tu te détruis.
Elle avait entendu mille fois ce discours.
– Tu seras heureuse avec nous, ma chère. Je te l’ai dit : tu trouveras là-bas la raison de ta présence sur cette terre. Tu seras reliée au monde, à tous les mondes, tu déterreras les trésors venus de l’Ailleurs et tu veilleras sur eux, entourée de tes Sœurs. Tu sens que c’est ton destin. Nous t’avons élevée, nous sommes ta famille. Je conviens que le Prieuré n’était pas l’endroit idéal pour une enfant, mais tu étais heureuse avec nous. Souviens-toi…
Viya serra les poings. Il n’y avait au Prieuré qu’une existence morne, parmi des recluses qui se pensaient investies d’une mission sacrée. Rien de dangereux n’avait jamais franchi la faille et personne n’avait tenté de s’en emparer.
– Les Légendiers sont ma famille et le conte est mon destin.
Sœur Helena l’observa intensément.
– Si tu persistes, cette supposée famille pleurera très bientôt sur ton corps et ton destin sera aussi fugace qu’une étoile filante.
– Vous mentez, répéta-t-elle d’un ton qu’elle ne parvint pas à garder ferme.
Elle se leva.
– Je veux sortir d’ici.
– Viya…
– Je veux sortir ! tonna-t-elle.
– Juste un instant. Nous avons eu un précédent. La source pourra te sauver tant que ton cœur battra. Mais s’il s’arrête avant que l’eau n’ait agi en toi, il n’y aura plus rien à faire. Tu dois aussi savoir qu’à partir du moment où tu devras demeurer alitée, il ne te restera guère plus d’une semaine à vivre. Ce sera alors trop tard pour te rendre au Prieuré depuis Hydendark.
– Taisez-vous !
Sœur Helena saisit une délicate clochette posée sur la table basse et la fit tinter. Le majordome apparut moins de cinq secondes plus tard devant la porte de la verrière. Cinq secondes durant lesquelles Viya observa cette femme qui l’avait en partie élevée. Elle paraissait sincèrement peinée pour elle.
– Tu peux t’en aller, ma fille. Je ne te retiendrai pas.
Viya ouvrit la porte d’un geste vif et la claqua derrière elle sans jeter à la Sœur un regard de plus.
– Madame, si vous voulez bien me suivre, fit l’homme d’un ton d’une neutralité exemplaire, même s’il était clair qu’il avait perçu sa colère.
Elle acquiesça avec sécheresse et resserra les pans de son manteau autour d’elle en se glissant dans son sillage. Le trajet jusqu’à la porte d’entrée lui parut interminable. Elle baignait dans un brouillard poisseux.
« L’Intermonde a déjà commencé à se rappeler à toi. »
Elle repensa au vertige qui l’avait saisie après son conte au Palais. À ce jour où elle était arrivée épuisée en haut de l’escalier de la bibliothèque.
« Si tu ne bois pas son eau, tu mourras. »
Elle eut envie de pleurer.
Lorsque la porte cochère se referma derrière elle, sa tête se mit à tourner. Un filet de sang coula de sa narine droite.
« À partir du moment où tu devras demeurer alitée, il ne te restera guère plus d’une semaine à vivre. »
Son souffle s’emballa. Elle pressa sa manche contre son nez. Alors que le monde devenait blanc, elle héla un fiacre de sa main restée libre, dans un dernier sursaut. Alerté par sa pâleur, le cocher s’arrêta immédiatement et sauta à terre.
– Madame ? Vous êtes souffrante ?
– 12 Dreamyard Alley, s’il vous plaît
Il lui ouvrit la porte et l’aida à monter dans l’habitacle.
– Vous ne voulez pas que je vous emmène chez un médecin ?
– Non. 12, Dreamyard Alley. Rapidement si possible.
Il n’insista pas.
– Je vais faire au plus vite.
La voiture s’ébranla quelques instants plus tard et la jeune fille s’écroula en larmes silencieuses.
Elle bascula la tête en arrière et contempla le plafond tendu de velours rouge. Elle s’apaisa un peu.
Elle n’avait pas pu prendre soin de sa santé, chez les Orateurs. Elle avait dû économiser sur tout et avait travaillé nuit et jour. Il était normal que cinq ans de privations et de labeur laissent des traces. Sœur Helena le savait et avait décidé d’en jouer, voilà tout. Elle se raccrocha de toutes ses forces à cette idée.
Le saignement à son nez se tarit. Elle prit une lente inspiration. Elle allait mieux. Beaucoup mieux. Désormais, tout irait bien.
Mais son cœur continuait à battre à une allure folle dans sa poitrine, un poing terrible lui broyait l’estomac. Affabulations ou pas, Sœur Helena l’avait enlevée en pleine rue. La Sororité fondait toujours des espoirs sur elle. Voilà qu’elle devait affronter, en plus de la haine d’Eugénia, les femmes du Prieuré.
Sa gorge se serra. Elle étouffa un sanglot dans sa paume et prit sa tête entre ses mains. Là, elle resta immobile à fixer le plancher, plongée dans une torpeur angoissée.
– Cela fera deux pièces d’or et dix d’argent, fit le cocher lorsque le fiacre s’arrêta devant l’hôtel particulier des Légendiers.
Elle expira profondément pour se reprendre.
– Est-ce que je peux vous demander un instant ? Je n’ai pas cette somme sur moi.
L’homme poussa un grognement que Viya interpréta comme un oui mécontent.
Alors qu’elle gravissait les marches, la porte du bâtiment s’ouvrit sur Véra. La jeune fille était trop bouleversée pour avoir des scrupules ou craindre des reproches.
– J’ai besoin de deux pièces d’or et dix d’argent. Je vous expliquerai.
L’agacement qu’elle s’attendit à voir sur le visage de la vieille femme ne se manifesta pas. Au contraire, une expression de franche inquiétude le traversa. Viya se rappela qu’elle était maculée de sang séché et que si ses traits reflétaient un tant soit peu son état émotionnel, elle devait faire peur à voir.
– George, amène-moi de quoi payer le fiacre, s’il te plaît. Viya, est-ce que ça va ?
Le timbre de la Légendière était le plus doux que la jeune fille ait entendu dans sa bouche, mais il ne la poussa pas à se confier pour autant.
– Oui. Fid est là ?
Ce fut George qui répondit, depuis le couloir :
– Il se sentait mieux, il est parti conter… Oh, nom d’un livre mal relié ! s’exclama-t-il en surgissant sur le seuil avec les pièces demandées. Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? Tu as l’air d’avoir vu un fantôme. Et ce sang…
En bas des marches, le cocher s’impatientait. Véra ôta d’un geste vif l’argent des mains de l’intendant pour aller le remettre au conducteur, puis revint auprès d’eux à une vitesse stupéfiante.
Elle leur enjoignit ensuite de rentrer à l’intérieur et referma la porte. La cheffe de l’Ordre des Légendiers semblait préoccupée.
– Désolée pour le fiacre. Je sais que c’est une grosse somme pour la Confrérie. Ça ne se reproduira pas.
– Que s’est-il passé ? l’interrogea la vieille Légendière. Tu peux tout nous dire, ma chère.
– Rien de grave, j’ai fait un petit malaise.
– Tu as pleuré, remarqua George. N’essaie pas de le cacher.
– Écoutez, je suis fatiguée. J’ai vraiment besoin d’aller me reposer.
Sur ces mots, elle s’engagea dans l’escalier. George fit un pas pour la retenir, mais Véra le stoppa en lui agrippant le bras.
Des larmes muettes la submergèrent à nouveau alors qu’elle atteignait l’étage. Un sanglot irrépressible menaçait de sortir de ses lèvres et elle courut s’enfermer dans sa chambre avant qu’il n’éclate.
Elle se débarrassa de son manteau et de ses bottes, avant de se pelotonner sur son lit. Pendant une longue minute, son esprit ne pensa plus à rien. Puis la voix de Sœur Helena revint la hanter.
« Si tu ne bois pas son eau, tu mourras. »
« Tu mourras. »
Une larme perla à nouveau, puis une seconde.
Viya poussa un gémissement et pleura sans pouvoir s’arrêter
Ce chapitre est très émouvant et riche en tensions. La confrontation entre Viya et Sœur Helena est particulièrement poignante. Viya montre sa force et sa détermination face aux menaces et manipulations, ce qui la rend très attachante.
Les dialogues sont bien construits, révélant les conflits intérieurs de Viya et sa lutte pour affirmer son identité et sa liberté. La description de son état physique et émotionnel ajoute une profondeur supplémentaire à son personnage.
Excellent chapitre, qui montre la réaction logique de Viya après son entretien très traumatisant avec sœur Héléna. Franchement la pauvre, je trouve ça d'autant plus dur qu'elle refuse de se livrer, ce qui aurait pu crever l'abcès. Elle se retrouve face à un dilemme impossible puisqu'elle est obligée de revenir chez les Soeurs si elle veut survivre alors qu'elle en a fait un interdit absolu...
Je suis très curieux de voir ce qu'elle envisagera une fois le choc de la révélation passée, si elle acceptera d'en parler à quelqu'un. Fid sûrement... Que lui répondra-t-il si elle se confie à lui ?
En tout cas, les prochains chapitres risquent de ne pas être les plus joyeux avec son dépérissement à venir. Mais l'histoire devient de plus en plus passionnante !
Mes remarques :
"Les Légendiers sont ma famille et le conte est mon destin." super phrase !
"Viya poussa un gémissement et pleura sans pouvoir s’arrêter" c'est voulu qu'il n'y ait pas de point final ?
Un plaisir,
A bientôt !
Je suis ravie que tu aimes cette phrase ! ^^
Quant à ta deuxième remarque il manque en effet un point final !
Voilà bisous ! J'espère que de ton côté ça va bien :)
En tout cas, j'aime beaucoup ce format court de chapitre ! C'est très propice au suspens, on est en haleine et ça incite vraiment à lire le chapitre d'après (d'ailleurs la preuve est là : j'ai lu 2 chapitres ^^) :D
À bientôt ;)
La réponse au "pourquoi elle" devrait se dévoiler petit à petit !
On comprend, on ressent même, la colère de Viya et son envie de pleurer (je suis émue !). C'est merveilleux. Merveilleux dans le sens que le lecteur.ice peut projeter sa situation dans la sienne et panser les plaies de son cœur. C'est ce qui m'émerveille dans l'écriture/lecture : ce partage qui traverse les mots, plus fort que les mots eux-mêmes, je dirais.
Viya ne fais vraiment confiance qu'à Fid, c'est touchant. Sa réplique reste dans ma mémoire.
Tout est cohérent, coule de source ! C'est fou ! Les informations sont super bien réparties et organisées, et cerise sur le gâteau : on veut la suite xD
(j'espère que mon commentaire ne te met pas trop la pression ^^')
Au prochain chapitre ^^
Ton commentaire ne me met pas la pression, il me touche ! J'espère que la suite sera à la hauteur de tes attentes, mais je déjà heureuse de savoir que les premiers chapitres te plaisent... si je devais me planter pour la suite... ma foi, ça se retravaille ! ;-)
Mais ce n'est pas forcément conscient, ou magique, simplement, ça agit sur l'individu et son environnement