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Par Dan

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27 février 2020

 

— Loin de moi l’idée de perturber votre méditation, grand maître, lance Edward depuis l’écoutille, mais un coup de main ne serait pas de refus.

Charles acquiesce sans détacher les yeux du tapis moucheté que les marais déroulent au-delà jusqu’aux horizons, bruns et rouille là où les épaves gisent dans leur lit de roseaux, gris et bleu là où les mares dessinent des motifs semblables à des fleurs de lotus séchées.

La plaine humide se brise au nord-est, au bout de deux pentes ascendantes qui pourraient passer pour le flanc d’une colline pointue si les vestiges de bateaux, d’avions et de statues brisées par les naufrages ne s’y dressaient pas à la perpendiculaire. Observer un sommet lui donne toujours un peu la nausée, même après tout ce temps sans admirer la courbe de la sphère depuis le cockpit d’un TBM-3.

Charles a perdu le compte de ses explorations de cette immense casse à ciel ouvert. Durant les premiers mois suivant son arrivée à la base, il a passé plus de temps ici qu’à l’aérodrome, et beaucoup plus que dans son petit pavillon vert. Parce que Sanderson avait besoin de matériel pour réussir la mission de l’U.S. Army – pour trouver un moyen d’ouvrir les portes en sens inverse et de faire transiter les hommes et les armes.

Charles se souvient clairement de l’époque où les rumeurs ont commencé à courir, au début des années 70 : Ivan tenait une piste solide, et les efforts collectifs redoublaient pour lui permettre de la concrétiser. Charles se souvient surtout de la nuit où ils ont tout perdu, quand Amelia et lui ont recueilli Jamal et ses étudiants à la porte des dolmens, quand la vague mauve a déferlé, quand leurs amis et leurs espoirs ont été balayés en même temps que Sanderson et ses projets trop audacieux pour Eux.

Et il ne veut pas l’avouer aux autres, surtout pas à Amelia, mais il a peur – non : il crève de trouille – à l’idée que l’histoire se répète et qu’ils échouent encore si près du but. À l’idée qu’ils déclenchent une nouvelle guerre.

Charles se détourne du paysage et traverse le pont pour replonger dans les entrailles oxydées du navire militaire. Échoué contre le monticule que sa coque a façonné en raclant la terre, la proue levée vers le ciel comme s’il se lançait à l’assaut d’une dernière vague, il constitue le point culminant à proximité de la porte du triangle ; l’équipement de sa timonerie en a fait le candidat idéal pour l’installation d’un avant-poste.

Du temps de l’armée, déjà, ces points névralgiques servaient à surveiller l’activité des vortex, et ils sont devenus de précieux atouts pour la communauté après la disparition des soldats : le conseil pouvait alors se baser sur des relevés précis et précoces plutôt que sur la seule observation du ciel pour anticiper l’ouverture d’un passage.

Charles entame l’ascension de la passerelle de commandement figée dans un éternel naufrage. Les mécaniciens de Sanderson y avaient greffé des joujoux autrement plus élaborés que des radiogoniomètres de bombardiers, et même après toutes ces années, cet avant-poste reste le plus perfectionné de leur arsenal.

Charles espère pouvoir en bloquer les transmissions vers le camp sans tout casser.

— Je crois que j’ai vu une famille de ragondins filer sous une épave d’hydravion, répond Charles au regard impatient d’Edward.

Le sien s’illumine aussitôt, avant de s’assombrir en revenant aux machines dont il vérifiait les branchements avant que Charles daigne enfin lui prêter main-forte.

— Allez, vas-y, lui glisse Charles sur le ton de la conspiration. Je prends le relais.

La gratitude dans les yeux du naturaliste dilate les soleils clairs à leur coin. Coupable, Charles s’efforce de sourire quand Edward le gratifie d’une tape sur l’épaule avant de s’échapper en fouillant ses poches à la recherche de son carnet à dessin. C’était tellement plus simple, avant, avec les apprentis-pilotes qu’il connaissait à peine…

Charles prend une profonde inspiration et entame son minutieux travail de sabotage. Après ça, il ne lui restera plus qu’à retirer les batteries des talkies-walkies.

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