14. La poudre d'escampette

Eugénia mettait du cœur à l’ouvrage. Elle avait toujours été douée pour instaurer entre elle et son public une parfaite connivence, ce qui se révélait un talent redoutable lorsqu’il s’agissait de laisser transparaître l’ironie d’un texte. Les éclats de rire du parterre parvenaient jusqu’aux oreilles de Viya.

Les poings de la jeune fille se serrèrent dans les poches de sa redingote. Le muscle contracté de son poignet appuya contre quelque chose, à l’intérieur de sa manche.

La Poudre d’Escampette.

Dans le public, les rires redoublèrent et Viya leva sur celle qui se plaisait à l’humilier deux yeux brûlants de ressentiment.

Le sourire éclatant d’Eugénia s’élargit. Elle n’avait pas aperçu la jeune Légendière et savourait l’hilarité de son public.

Le ressentiment de la jeune fille se transforma en haine.

Elle vérifia que sa capuche dissimulait bien son visage, décrocha d’un geste vif son insigne pour ne pas être reconnue et s’avança vers la fontaine. Les doigts de sa main droite s’étaient refermés sur la cordelette qui maintenait la bourse de Poudre d’Escampette en place à l’intérieur de sa manche. Le nœud qui la retenait était conçu pour se défaire en tirant sur un seul brin.

Elle ne l’avait jamais utilisée, mais Fid lui avait longuement décrit ses propriétés et elle ne doutait pas d’y parvenir.

Lentement, elle gagna le cœur de la foule. Elle était fluette et discrète, personne ne la remarqua alors qu’elle s’approchait de la margelle, vers sa cible. Eugénia elle-même ne prêtait pas attention au très léger remous qui se créait au fil de sa progression.

Les oreilles de Viya pulsaient au rythme de son sang dans ses veines. Les gloussements étaient étouffés par le grand tambour de son cœur battant. La capuche soigneusement rabattue sur sa tête, elle ne lâchait pas sa rivale des yeux, se délectant par avance de sa surprise. Sans doute tomberait-elle dans le bassin.

Viya s’était glissée au deuxième rang des lignes vagues formées par la foule. Un homme aux épaules solides la dissimulait. Le corps de ce dernier était secoué d’un perpétuel hoquet d’amusement, alors qu’Eugénia poursuivait sa lecture.

La Légendière glissa sa main gauche dans sa manche droite et tira sur le cordon. Le nœud se détacha et la bourse tomba dans sa paume.

Lorsque la foule fut secouée par un nouveau rire, elle plaqua sa main libre sur sa bouche et lança la Poudre d’Escampette devant elle.

L’effet fut immédiat et d’une ampleur imprévisible.

Un épais nuage noir, terriblement opaque, se forma autour de l'Oratrice et ondula jusqu’au premier rang. Viya fuit avant qu’il ne l’atteigne, au milieu des hurlements. Lorsqu’elle eut atteint les abords de la place, il s’était déposé sur un rayon de cinq bons mètres autour de la fontaine, semant la panique.

Elle entendit quelqu’un tousser et cracher de l’eau. Eugénia était tombée dans la fontaine. Elle en ressentit une joie malsaine, même lorsqu’elle réalisa que nombreux étaient ceux qui expectoraient à s’en déchirer les poumons.

« À utiliser avec parcimonie », avait dit Fid.

Viya faillit ressentir de la pitié puis elle se ravisa. Ces gens s’étaient moqués d’elle.

C’était peut-être la substance qu’elle avait inhalée par mégarde, ou l’adrénaline, toujours fut-il que la tête lui tourna légèrement. Elle se glissa dans une des rues adjacentes à la place.

Lorsque le chaos de la place disparut à ses yeux et à ses oreilles, elle se sentit mieux et elle s’autorisa enfin à savourer son triomphe.

Une poigne de fer se referma sur son bras.

– Viya !

Elle blêmit en reconnaissant la voix et se retourna. C’était Archie.

Avant qu’elle n’ait pu esquisser le moindre geste, le Légendier lui retourna le poignet avec une force surprenante et plongea sa main dans sa manche droite, d’où il extirpa le sachet de Poudre d’Escampette. Vide.

– C’est bien ce que je pensais.

– Je ne vois pas de quoi tu veux parler.

Elle réalisa au moment où ses mots franchissaient ses lèvres que sa défense n’était pas la bonne. La petite bourse vidée de son contenu l’accablait.

– On m’a attaquée, se rattrapa-t-elle.

Des regards curieux se posaient sur eux. Archie relâcha son poignet et posa une main dans son dos pour la faire avancer.

– Je doute que quiconque t’ait attaquée place des Orpailleurs, mon cœur.

Le surnom affectueux qu’il employait d’ordinaire sonna froidement. Il l’avait percée à jour.

Elle se résolut à demeurer silencieuse pour ne pas aggraver son cas, puis son regard se posa sur une affiche qui la représentait et elle explosa :

– C’est juste qu’elle était en train de lire ce maudit…

– Économise ta salive pour Fid, la coupa-t-il avant d’ajouter d’un ton qui la fit frissonner : Tu vas avoir besoin d’argumenter.

Il n’avait plus rien du garçon rieur et affable qu’elle connaissait. Elle se dégagea brusquement.

– Est-ce que tu as la moindre idée de comment je me sens en ce moment ? siffla-t-elle. Cette… garce a sans doute écrit ce ramassis de moqueries ! Et elle l’a lue à voix haute.

– C’est ce que font les Orateurs. Ils lisent les textes. Quelqu’un le lui a demandé, elle s’est exécutée. Non, écoute, l’arrêta-t-il alors qu’elle ouvrait la bouche pour répliquer. Ce tract est déplaisant, mais tout à fait légal. Ton geste lui, ne l’est pas et retombe sur nous tous. Il n’y a rien à ajouter.

Il lui demanda de se remettre à marcher. Elle oscillait entre le soulagement de sa vengeance et la crainte de ses conséquences.

Lorsqu’ils parvinrent devant le 12 Dreamyard Alley, ce fut cette dernière qui l’emporta tout à fait.

– Tu ne dois rien à dire à Fid. Il est souffrant.

Il gravit les marches.

– Archie…

Elle avait prononcé son nom comme une supplique. Il soupira.

– L’équilibre entre les corporations est fragile. Il ne faut pas le menacer.

– Je sais, je suis désolée.

Il la dévisagea quelques secondes depuis le seuil.

– Tu n’es pas si désolée que ça, mon cœur, et tu le sais très bien. Même si tu l’étais, ça ne suffirait pas. Je crois que tu ne réalises pas l’ampleur du problème.

Il poussa la porte. Le hall d’entrée de l’hôtel particulier parut à Viya plus sombre et froid que jamais. Au bout du couloir, la porte vitrée de la cuisine laissait filtrer une lumière jaune, vers laquelle Archibald se dirigea d’un pas résolu.

Viya, elle, se rua à l’étage. Dans la précipitation, elle faillit oublier d’enjamber la troisième marche pourrie de l’escalier, mais se rattrapa de justesse. Archie ne chercha pas à la retenir. Il devait juger préférable qu’elle ne soit pas dans les parages quand il expliquerait la situation.

La jeune fille s’enferma à double tour dans sa chambre et se jeta sur le lit. Libérée du regard accusateur du rouquin, sa panique retomba peu à peu. Elle n’était pas fautive. N’importe qui aurait perdu son sang-froid, dans cette situation. Eugénia avait commencé la première.

De toute façon, elle appartenait à la Confrérie. Peu importe ce qu’il se produirait, on ne la mettrait pas dehors. Fid râlerait un peu, elle plaiderait le désespoir et la colère, il lui dirait qu’il comprenait et passerait l’éponge.

Au moins, Eugénia n’oserait désormais plus s’en prendre à elle.