L’odeur des corps carbonisés était si forte, que Mélusine avait du mal à se retenir de ne pas vomir. Ils étaient à Luctès, et Mélusine fixait la nuque d’Ephrem, se demandant comment il pouvait être si calme, si détaché, devant cette scène de désolation ! Celui-ci se remit en marche, se dirigeant vers la zone où la fumée la plus épaisse montait vers le ciel. En traversant ce village presque détruit par les flammes, une chose frappa Mélusine. Elle s’attendait à trouver des corps sans vie ici et là, mais Luctès était étonnamment vide. Où étaient donc passés les corps des villageois ? Soudain, elle comprit.
— Ephrem, l’interpella Mélusine, nous ne sommes peut-être pas seuls.
— Je sais. Quelqu’un s’est donné la peine de bruler les corps. On doit le voir.
— Le voir ! s’écria Mélusine en retenant Ephrem par un bras. Qui te dit qu’il n’y a qu’une seule personne ?
— Une personne nous renseignera, répondit-il sans se retourner. Allons-y.
Il se dégagea de la prise de sa sœur et continua son chemin. Ne voulant pas rester seule, l’Elfe le suivit en courant.
Leurs pas les conduisirent vers un gigantesque bucher en bois. Mélusine plaqua ses mains sur sa bouche en voyant que plusieurs centaines de corps y avaient été rassemblaient, et brulaient au milieu des flammes. Ephrem avançait lentement. Il ne regardait pas les flammes. Il recherchait quelque chose ou quelqu’un. Étouffant à cause de la fumée, Mélusine quant à elle s’était effondrée sur ses genoux, qui refusaient de la porter plus loin. Elle essayait d’appeler Ephrem, mais aucun son ne voulait sortir de sa bouche. Elle avait remarqué ce qu’Ephrem était sans doute en train de rechercher : comme Mélusine l’avait craint, pas un, mais plusieurs Humains étaient debout face au bucher. En n’en faisant le tour, Ephrem les aperçut également. Une Vingtaine d’hommes ! Ils portaient tous une armure d’un bleu électrique. Des formes ondulées y étaient dessinées, donnant l’impression qu’ils étaient parcourus par de longs serpents argentés. Toujours pétrifiée, Mélusine observait l’avancement d’Ephrem, qui s’approchait toujours plus des soldats du royaume d’Isbergue. L’un d’eux se rendit enfin compte qu’une personne s’approchait. Il avertit ses compagnons, qui s’empressèrent d’encercler le nouveau venu. Au centre du cercle, Ephrem ressentit la haine, le dégout, l’injustice, mais aussi beaucoup de tristesse. Un bel homme musclé se détacha des autres, et s’approcha d’Ephrem d’un pas léger.
— Qui es-tu ? questionna le soldat avec un sourire bienveillant.
Ephrem ne répondit pas tout de suite. Il observait les décorations de l’armure de l’homme qui se trouvait face à lui : alors que toute la surface de l’armure était bleu électrique, les dessins quant à eux étaient d’une belle couleur argentée. Sur le torse, deux épées se croissaient de sorte à former un x. À leur point d’impact, un serpent ailé aux écailles bleuâtres finement dessinées était enroulé. Ephrem remarqua alors que tous les soldats sans exception étaient équipés de deux épées, une à chaque hanche, et qu’aucun d’eux ne possédait de bouclier ou même de casque. Il reporta son attention sur le soldat face à lui. Il était le seul dont l’armure était complétée par une longue cape, bleu. Il supposa qu’il devait être leur chef. Ephrem lui répondit donc :
— Je m’appelle Ephrem.
— Ephrem ! répéta le soldat qui se tenait bien droit. Moi c’est Odran. Je suis le général de l’armée du roi Giull, souverain du royaume d’Isbergue. Les hommes que tu vois là sont sous mes ordres. Maintenant que les présentations sont faites, je voudrais savoir ce que tu es venu faire ici ?
— Je devais venir à Luctès. Pour des raisons personnelles ! précisa Ephrem. Et ma sœur m’accompagne.
Odran fixa l’un de ses hommes, qui quitta tout de suite le cercle. Celui-ci contourna le feu et vit Mélusine, toujours assise par terre. Se sentant au bord de l’évanouissement, elle laissa le soldat Humain la relever sans aucune résistance. Dans son peuple, on n’avait rarement l’occasion de voir la mort en face, et elle était convaincue que cette odeur ainsi que cette vision de corps carbonisés l’accompagneraient éternellement ! Tant bien que mal, le soldat tira Mélusine vers son général... Ephrem l’aida à s’assoir près de lui, et lui souffla quelques mots pour la rassurer. Il lui dit également qu’ils n’avaient rien à craindre, qu’ils pourront bientôt repartir, sain et sauf. Mélusine l’avait entendu, mais elle demeurait sceptique. Ses expériences face aux Humains n’étaient décidément pas une réussite !
— Bien, reprit Odran. Que faites-vous ici et avez-vous été témoin de ce qui s’est passé ici ? Savez-vous qui sont les responsables de ce carnage ?
— Nous venons juste d’arriver, lui répondit Ephrem. Je venais voir mes parents.
— Je suis désolé, répondit le chef des chevaliers après un instant de silence, mais j’ai bien peur que tes parents soient morts, au mieux, prisonniers. Certains de mes hommes ici présents ont également perdu des proches, avoua-t-il en montrant ses soldats, qui fusillaient Ephrem du regard.
— J’ai l’impression qu’ils nous tiennent responsables de ce massacre ? dit Ephrem d’une voix égale.
— Nous avons relevé de profondes empreintes de roues un peu partout dans le village. Ce qui est étrange, c’est qu’elles disparaissent aussitôt qu’on en sort. Nous avons aussi trouvé des traces de pas… qui n’appartiennent pas à des Humains. Les massacres et les enlèvements qui ont eu lieu ici sont donc dus à des non-Humain, affirma Odran, son expression devenant plus grave.
Il marqua une courte pause, scrutant Ephrem du regard avant de reprendre :
— Puis-je te demander le nom de tes parents ? ajouta-t-il, le ton chargé d’une curiosité pesante. Tu ne sembles pas si bouleversé par leur disparition.
— Mes parents se nomment Joch et Trud. Et vous vous trompez sur mes sentiments.
Odran observait avec intensité ce drôle de personnage. Il n’arrivait pas à le cerner. Pourtant !
— Laissez-les passer ! ordonna-t-il à ses hommes.
Une vague de contestation se fit entendre dans les rangs, puis un soldat à l’air particulièrement féroce, une main sur chacune de ses épées, prit la parole.
— Général Odran, puis-je dire quelque chose ? demanda-t-il.
— Vas-y Kleds, l’encouragea le grand soldat au large épaule.
— Nous ne devrions pas les laisser partir, gronda-t-il. Nous ne savons rien à propos de ces deux-là, et ils me semblent suspects, surtout celle-là avec ses habits étranges, précisa-t-il en désignant Mélusine d’un mouvement de tête. Et celui-là, cracha-t-il en dévisageant Ephrem, il est trop calme, c’est bizarre, général.
— Général ? hésita un autre soldat à qui il manquait un œil.
— Nayagi ? lui répondit le général sans se retourner.
— Je suis du même avis que le lieutenant Kleds. Ces deux-là sont bizarres. Et d’abord, ces personnes qu’il dit rechercher, est-ce qu’elles existaient vraiment ?
— Ezïole, appela le général d’un ton calme, tu connais toutes les personnes de ce village, n’est-ce pas ? interrogea Odran. Ces noms te disent-ils quelque chose ?
Un soldat, le dos vouté, plus âgé que les autres, fit un pas en avant. Avec ses yeux rouges grand ouverts, il semblait en état de choc. Il fixait le sol pendant qu’il recherchait dans sa mémoire les noms donnés par Ephrem.
— Joch et Trud, répéta le vieux soldat en se mouchant d’un revers de main.
Ses noms lui disaient réellement quelque chose, mais il avait du mal à rassembler ses souvenirs. Il repensait aux personnes qu’il connaissait et qu’il ne reverrait sans doute plus jamais : sa famille, bien sûr, mais également des amis et des voisins. Chaque nom et visage qui passaient dans son esprit lui causaient toujours un peu plus de souffrance. Finalement, il se rappela de ces noms, et de curieuses histoires les concernant.
— Je me rappelle avoir entendu ces noms, général Odran, souffla Ezïole sans enthousiasme. Joch et Trud étaient des gens très âgés. Je ne suis pas sûr qu’ils étaient encore vivants avant…, ça, dit-il avec difficulté. Ils étaient très discrets. J’ai entendu dire qu’ils auraient eu un enfant. Un petit garçon. Ça a fait le tour du village, car ils avaient à peu près soixante-dix, ou soixante-quinze ans, le mari comme la femme, ce qui est normalement trop âgé pour avoir un enfant. On racontait qu’il se passait de drôles de choses chez ces gens-là. Des bruits et des lumières étranges la plupart du temps ! On voyait parfois l’enfant jouer dehors. Toujours pendant un court moment, et toujours sous la surveillance des deux vieux. Ils avaient constamment l’air fatigués et inquiets d’après ce qu’on racontait sur eux. Mais un jour, la maison était devenue calme. Trop calme ! Et puis, on ne voyait plus du tout l’enfant à l’extérieur de la maison. Certains racontent tout simplement que le garçon est mort, le vieux couple étant incapable de le nourrir correctement. Les mauvaises langues disent que c’est deux-là jouaient avec des forces obscures et maléfiques !
— Ils m’ont tout simplement confié aux Elfes, avoua Ephrem.
Tous, y compris Mélusine, furent surpris par cet aveu. Elle le fixait d’un air ahuri, n’en croyant pas ses oreilles. Elle retrouva ses forces, ainsi que la parole.
— Mais tu es complètement fou ! cria-t-elle en se relevant. On n’a eu de la chance dans cette auberge de malheur, mais cette fois ce sont des soldats, et ils sont également beaucoup plus nombreux.
Ephrem garda le silence, conscient que la seule option viable était d’être honnête. Autour de lui, les murmures enflaient, se répandant comme une traînée de poudre. Certains le traitaient déjà de fabulateur, tandis que d’autres suggéraient de l’enfermer, lui et sa complice, pour les interroger sur la disparition des habitants de Luctès et la destruction quasi totale du village.
— S’il dit la vérité ! pensaient certains soldats. Il n’était pas impossible que les Elfes aient préparaient quelques sombres stratégies pour se débarrasser de nous, les Humains, devenus trop présent sur Legnister.
Odran, quant à lui, restait mué. Il continuait à jauger Ephrem. Il ne ressentait aucune colère, aucune haine en lui. De plus, il appréciait le fait qu’il ait été franc. Il appréciait également le courage et le self-control dont ce jeune garçon faisait preuve.
— Certains de mes soldats devraient en prendre de la graine, pensa-t-il en continuant à sourire.
— Que fait-on d’eux général ? chercha à savoir Kleds.
— Laissez-les passer ! ordonna Odran d’un ton ferme et autoritaire.
Les murmures incessants prirent fin immédiatement.
— Avant de partir, je voudrais vous poser une question, demanda Ephrem.
— Je t’écoute, lui répondit le général.
— Avez-vous trouvé les corps de mes parents ?
— Ezïole ! appela une nouvelle fois le général.
— Eh bien, répondit-il tristement, la plupart des corps récupérés et brulés pour éviter la propagation de maladie étaient des personnes âgées ou malades. Des personnes affaiblies. Les plus jeunes, les plus forts, ont sans doute été faits prisonnier. Je n’ai pas vu tous les corps, mais je crains que tes parents aient subi le même sort que les miens, dit-il les yeux embués.
Ephrem sentit comme si son cœur chutait dans un trou sans fond. Il s'en était fallu de peu pour qu'il puisse enfin revoir ses parents. Malgré toute sa douleur, il se força cependant à garder espoir.
— Je suis sûr qu’ils sont toujours vivants ! déclara-t-il, les yeux fixés sur le sol à ses pieds.
Odran et ses soldats furent témoins de l’étrange changement d’expression d’Ephrem. Ils remarquèrent même un changement dans l’atmosphère autour de lui ! Mélusine de son côté pensait qu’il n’y avait aucune chance que les parents d’Ephrem soient toujours en vie. D’après les constatations faites par le dénommé Ezïole du moins ! Elle prit Ephrem par les épaules et le conduisit dans la direction opposée. Il était temps de rentrer à Yggdol.
Le général Odran attendit que Mélusine et Ephrem soient hors de vue pour appeler un autre de ses soldats.
— Méo, approche ! ordonna le général.
Un soldat particulièrement petit, chétif, s’avança. Il était complètement chauve et n’avait ni barbe ni moustache. Même ses sourcils étaient si fins qu’on avait du mal à les distinguer ! Son armure, plus petite que ceux des autres, semblait avoir été faite sur mesure, tout comme ses deux courtes épées.
— Général ? dit-il d’une petite voix grêle.
— Tu sais ce que tu as à faire !
— À vos ordres mon général ! répondit-il en s’inclinant légèrement.
Aussitôt la tête relevée, le petit homme se hâta dans la direction de Mélusine et d’Ephrem. Ses frères d’armes le regardèrent disparaître.
Un vent violent souffla, emportant les cendres du bucher, les élevant toujours plus haut dans un ciel empli de nuages grisâtres. Odran leva la tête vers ce ciel orageux, et demanda à Origine d’accepter les âmes de ces innocents auprès d’elle !