Quelle ne fut pas la surprise lorsque Shiloh découvrit que son meilleur ami s’était rendu sur son lieu de travail en bonne compagnie.
Il devint livide à l’approche des deux personnes. Éirinn l’étripait du regard. Elle ne dit rien, cependant, il eut la certitude qu’elle venait de lui ordonner de l’attendre avant de quitter le restaurant. Il n’eut aucune putain d’idée de comment elle avait su qu’il était de fermeture, Elijah ne l’ayant sûrement pas renseignée sur la question. Mais, le fait était qu’elle le savait. Et elle avait des choses à dire.
À la fin du service, Elijah rentra chez lui tandis que Shiloh traînait de la patte pour ne pas sortir. Il vérifia chaque table pour le soir, remplit chaque salière et poivrière et, chose qu’il ne faisait jamais, il prit une douche sur son lieu de travail. Il espérait qu’Éirinn finisse par perdre patience et partir.
Perdu. Elle l’attendait de pied ferme.
Il soupira et prit le plus de temps possible avant d’ouvrir la porte. Main sur la poignée, une bourrasque de vent manqua de lui arracher le bras.
— Il me semblait avoir été claire, tonna la jeune femme tandis que Shiloh tournait la clé dans la serrure.
Il ne répondit pas à la remarque et s’apprêta à quitter le Manicomio. Bien qu’Éirinn lui barrait le passage, il l’ignora et la bouscula pour pouvoir passer. Il lui était rentré dedans mais l’impact eut l’effet d’un effleurement pour elle. Lui, il eut l’impression de s’être prit une pierre dans le bras. Il avait déjà ressenti cette sensation lorsque le type à la veste en cuir l’avait percuté à la première soirée au Sangtuaire.
Le petit corps frêle de la jeune femme se mouva dans l’air avec une souplesse que Shiloh n’avait jamais vu.
Elle l’intercepta et lui saisit le poignet. Shiloh voulu se dégager de son emprise mais la poigne était si puissante qu’il lui était impossible de s’en libérer.
En l’espace de quelques secondes, le temps s’était gâté. Le vent soufflait encore plus fort et un ciel de plomb était sur le point de leur tomber sur la tête.
— Il ne fallait pas qu’il le sache, gronda-t-elle.
Shiloh soupira, las.
— C’est reparti, souffla-t-il. Tu peux pas changer de disque ? Ça change quoi qu’il soit au courant ?
— Tu n’as pas respecté ma demande.
L’air se fit plus lourd. La peau claire d’Éirinn contrasta avec la noirceur du ciel, comme si elle était mise en valeur par la violence de l’orage qui se préparait.
— C’est si difficile pour toi de prendre en compte ce que je te dis, de l’assimiler et de le respecter ? Ce n’est qu’avec moi que tu es comme ça ou c’est le sort que tu réserves à chaque personne que tu fréquentes ?
Shiloh fut déconcerté par la question de la jeune femme. Elle avait un sérieux problème avec ça.
— Mais c’est toi qui ne respecte pas les gens ! s’écria-t-il. Tu pars, là, sans rien dire et tu reviens comme si de rien n’était ! Quand t’as un minimum d’estime pour les gens, prévenir est la moindre des choses, il me semble.
La mâchoire d’Éirinn se crispa et elle remua à peine les lèvres en prononçant ces mots :
— Tu n’avais pas à le lui dire.
Shiloh fut irrité au plus haut point.
— Mais pourquoi, putain de merde ? s’époumona-t-il. Pourquoi ?
— Parce que je ne suis pas censée être là ! rétorqua-t-elle.
Était-ce un aveu ?
Le vent s’engouffra dans ses cheveux, les soulevant dans une tornade de feu et un éclair frappa le sol à seulement quelques mètres d’eux.
Shiloh sursauta, d’autant plus que les yeux d’Éirinn ressemblaient eux-mêmes à des éclairs. Apeuré, il s’éloigna d’elle. Il ne saurait pas expliquer le pourquoi du comment, mais il avait l’intime conviction qu’elle était à l’origine de cet incident.
— Disons que certaines personnes ne doivent pas savoir que je suis ici, se reprit-elle.
Le jeune homme fut mal à l’aise à l’entente de cette phrase en n’ayant toujours aucune idée d’où ce sentiment venait.
Elle soupira.
— Mais tu as raison, ça ne change rien au final parce que c’est trop tard.
Shiloh n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche pour répliquer qu’elle s’enfuit sans demander son reste. Il se pétrifia aussitôt le son des pas de la jeune fille arrivé à ses oreilles. Il lui rappelait l’épisode de Hyde Park avec Elijah lorsqu’ils eurent été poursuivis par ils ne savaient quoi.
Sur le chemin du retour, après le départ d’Éirinn, le ciel s’éclaircit et le vent se calma. Shiloh sourit à l’idée qu’elle déclenchait littéralement des tempêtes, au sens figuré comme au sens propre. Il se trouva idiot de le penser réellement, conscient que c’était impossible.
Bah non, personne ne pouvait contrôler le temps. La météo anglaise est plutôt du genre capricieuse, tout ceci n’était que coïncidence. Cependant, en son for intérieur, il n’était pas convaincu.
Il fit un détour par la rue où habitait Elijah et trouva ce dernier immobile devant chez lui, la tête baissée. En avançant un peu, il découvrit que son meilleur ami lisait le journal et qu’il était, d’ailleurs, aussi pâle que le papier.
— Elijah, ça va mec ? s’enquit-t-il.
Elijah tourna lentement la tête vers lui, les yeux fous, et lui tendit le journal. On pouvait y lire qu’un nouveau cadavre avait été découvert dans un bois jouxtant la ville de Londres. Il fut inutile d’en dire plus, les deux garçons savaient très bien qu’ils pensaient à la même chose. S’il y avait un miroir en face de lui, Shiloh aurait juré qu’il était devenu aussi blanc que son meilleur ami.
— Daniel et Julius doivent être au courant aussi, murmura Elijah.
Shiloh hocha la tête.
— Tu penses qu’on devrait aller voir la police pour leur raconter ? demanda-t-il.
— Leur raconter quoi ? Ça s’est passé tellement vite que c’est comme si j’avais rien vu. Je sais pas ce que j’ai percuté, si c’était une ou plusieurs choses… je sais pas, conclut Elijah en levant les bras.
— Et ce que j’ai vu… avança Shiloh.
— Ils vont dire que c’était des lucioles ou quelque chose du genre.
— Hum…
Shiloh s’abstint de raconter ce qu’il s’était passé avec Éirinn et ce dont il s’était souvenu. D’ailleurs, Elijah n’avait pas eu l’air de s’être aperçu qu’un orage avait éclaté une dizaine de minutes auparavant.
S’il gardait la visite d’Éirinn secrète, Elijah, lui, ne s’empêcha pas d’aborder le sujet.
— Elle s’est excusée, déclara-t-il. Elle m’a dit qu’elle n’avait pas eu l’intention de me faire de la peine. Elle m’a aussi expliqué qu’elle évitait la police parce qu’elle vendait de l’alcool illégalement.
Elijah reçut pour réponse le silence de son ami, trop fier pour reconnaître ses torts et s’excuser.
En effet, Shiloh n’était pas du genre à présenter ses excuses – ou alors que rarement – lorsqu’il causait du tort. Il préférait faire profil bas et laisser l’eau couler sous les ponts, ce qui ne réglait pas toujours le problème. Parfois, ça l’empirait carrément. Mais, il répondait à ça qu’il avait toujours était comme ça, que les gens devaient l’accepter tel qu’il était et qu’il ne changerait pas. Il se contenta donc d’un « tant mieux », salua son ami et repris chemin jusque chez lui.