Naïra
Pendant ce temps à la Porte d’Argent, la Gardienne croulait sous les nouveaux arrivants à l’inverse de Pakhémetnou à l’entrée du Sphinx. À ce rythme, dans quelques mois elle ne pourrait plus gérer seule la gare de l’Entre-Deux. Il lui fallait former quelqu’un qui l’aiderait, sinon elle n’arriverait pas à faire correctement son travail. Et Naïra aimait sa fonction de réceptionniste et les responsabilités qui y étaient associées. Elle était heureuse d’offrir son plus beau sourire et des paroles apaisantes dans le but de faire passer la mort comme une formalité. Ce n’était qu’un renouveau, une opportunité de se réinventer ou de poursuivre ses rêves. Presque tout était possible dans ce monde. C’était tout du moins ce que la femme à la chevelure noire voulait faire passer comme message.
Mais avec l’augmentation du nombre d’Occupants, la jeune Maghrébine ne pouvait plus offrir autant de temps individuel pour chaque personne. Elle essayait alors de les rassembler en petits groupes pour les recenser plus rapidement et leur donner les explications basiques, ne pouvant plus s’étendre et répondre aux curieux. La Gardienne considérait qu’il était tout de même important, pour quelqu’un qui venait d’être mis face à sa propre mort, d’avoir un contact humain et amical à son arrivée. Cela avait toujours fonctionné ainsi et Jeanne aurait été d’accord avec elle.
Jeanne… Naïra avait été la première informée du départ de la grande femme. Cette dernière le lui avait annoncé en personne et la jeune Maghrébine avait détesté l’idée de ne plus jamais la revoir, encore plus de la laisser se faire enlever par les griffes du Bien. La Gardienne était tombée amoureuse de cette douce Créatrice au cœur pur, emplie de sagesse, d’intelligence et de bonté. Elle n’avait pas eu le temps de le lui avouer et elle regrettait d’avoir manqué tant d’occasions. Les journées étaient si longues à présent, si seulement elle avait pu garder la dirigeante au regard gris auprès d’elle. Alors elle n’aurait pas eu à ressentir cette forte tristesse qui l’emprisonnait encore ni à l’annoncer à la Princesse.
Louise s’était écroulée en l’apprenant. Elle n’avait pas voulu comprendre tout de suite les raisons du départ de Jeanne. La décision de l’Être Supérieur ne pouvait pas être si définitive. Si Naïra avait perdu une amie ou peut-être un peu plus, la jeune Créatrice avait dû renoncer à une alliée, sa bienfaitrice depuis tant d’années, sa sœur de cœur. Dans les jours qui avaient suivi la fin de la Grande Bataille, la brune aux yeux émeraude s’était enfermée dans son château. La Gardienne aurait voulu elle aussi s’isoler pour faire son deuil. Elles avaient toutes les deux peu d’espoir de revoir un jour la femme élancée au chignon parfait. Et même si le portrait de l’imposant escalier la représentait, leur permettant de ne pas l’oublier, Jeanne ne pouvait être remplacée.
Le son habituel de la cloche résonna dans l’immense hall de la gare, ramenant Naïra au présent. Elle avait attaché ses larges boucles noires dans un foulard en wax aux motifs pigmentés et portait une longue jupe couleur caramel surmontée d’un haut brun assez simple. Le tout faisait ressortir le teint hâlé de sa peau. La Gardienne s’approcha de la Porte d’Argent et glissa sa clé du même métal dans la serrure.
Le battant se déplaça lentement de lui-même, remuant de la brume blanchâtre. De petits tourbillons de fumées s’élevèrent jusqu’au plafond de verre. La nébulosité se dispersa sur les veinures de fer qui marbraient le vitrage. Derrière le seuil se trouvait une femme, elle avait un air fou dans le regard. Machinalement, elle traversa la limite faite avec un bel argent brillant et pénétra dans l’Entre-Deux. À l’instant où le portail se referma, la nouvelle Occupante hurla en fixant son estomac. Dans une crise incontrôlable, elle s’agitait faisant des gestes désespérés. Soulevant son pull en laine, elle se touchait le ventre, le griffait, le tâtait.
Heureusement pour la Gardienne, ce jour-là son ami Tyméo était présent. Le jeune homme l’aidait de temps à autre, accompagnant les personnes au dortoir tout en leur expliquant les règles de ce monde lorsqu’ils étaient trop nombreux. Il lui tenait également compagnie quand il y avait un creux, ce qui était plutôt rare ces dernières semaines. Il était un soutien moral pour Naïra et lui permettait parfois d’oublier sa peine pour Jeanne.
Le garçon s’empara alors des poignets de la femme atterrée et la maîtrisa sans la blesser. L’Occupante regardait ses plaies qu’elle venait de s’infliger avec un air de plus en plus ahuri. Les entailles se refermaient lentement tandis qu’elle recommençait, grattant la surface de sa peau comme pour aller y chercher ce qui se trouvait en dessous avec la force du désespoir. Tyméo dut la maintenir plus fermement afin de l’arrêter dans son automutilation.
— Madame, calmez-vous, s’il vous plaît, pria Naïra en récupérant sa clé qu’elle glissa dans une poche de sa longue jupe. Nous ne vous voulons aucun mal.
— Mon bébé ! glapit-elle. Où est mon bébé ?
À présent immobilisée par le jeune homme, la femme pleurait. La détresse habitait toujours ses yeux.
— Où est mon bébé ? répétait-elle.
Naïra connaissait ce comportement pour l’avoir déjà vu. Si le nombre d’Occupants augmentait, il était logique que ceux étant effrayés par la Mort crûssent également. Pourtant, ce jour-là la Gardienne était assez étonnée. La dernière personne aussi affolée à son entrée dans l’Entre-Deux était arrivée deux ans auparavant, lors de la Grande Bataille. Le délai diminuait de plus en plus, nota la jeune Maghrébine.
« Tadjou ? appela-t-elle à l’aide de sa bille de télépathie. J’ai besoin de toi, pour... Peux-tu être à la gare rapidement ? »
Elle était peu précise dans sa demande, mais elle ne savait jamais comment nommer ces hommes et femmes si différents. Ayant déjà bénéficié de l’aide du garçon originaire de la République Dominicaine, elle se tournait avec plus de facilités vers lui que vers d’autres. Les Créateurs avaient bien trop de travail et ce n’était pas dans leurs fonctions. Quant aux conseillers, Naïra ne connaissait pas encore très bien les nouveaux et les anciens étaient les moins à même de l’aider, considérant leur vieil âge physique. De plus, Tadjou avait insisté plusieurs fois pour qu’elle ait recours à lui sans que cela ait à la gêner.
— Où est mon bébé ? couinait la femme comme un disque rayé.
Tyméo l’avait assise par terre dans ses bras. Il la berçait pour qu’elle se calme. La nouvelle Occupante soufflait fort et tenait son ventre comme si elle avait peur que quelqu’un le lui prenne. Le jeune homme faisait attention à ce qu’elle ne s’égratignât plus. Il lui caressait les cheveux avec pudeur, pour l’apaiser, gardant une distance confortable tout en étant prêt à gérer une nouvelle crise. Les paupières closes, l’apeurée continuait de marmonner :
— Où est mon bébé ?
« Je ne suis pas loin, j’arrive. », répondit la voix juvénile du Dominicain.
Naïra soupira de soulagement. Elle n’eut pas plus le temps de se réjouir que la cloche sonnât de nouveau.
— Laisse-moi devenir Gardien, lâcha subitement Tyméo.
La jeune Maghrébine se tourna vers son ami, la clé dans la porte. Interdite, elle tenta de décrypter le regard vert du garçon. Était-il sérieux ? Elle n’eut pas la possibilité de le lui demander, le battant d’argent s’ouvrait et son travail continuait. Lorsqu’elle en eut fini avec trois nouvelles personnes qui s’étaient présentées à seulement quelques vingtaines de secondes d’intervalle, elle eut un léger répit.
Tadjou était arrivé avec Gabie. Elle semblait aller mieux depuis son trépas deux ans plus tôt, remarqua la Gardienne. Elle choyait l’Occupante terrorisée, tandis que Tyméo discutait avec l’adolescent à la peau ébène. Naïra les rejoint.
— Elle était enceinte lorsqu’elle est décédée, expliquait Tadjou. Son enfant a dû mourir lui aussi, mais comme il n’y a que les bambins d’un an ou plus qui sont reçus dans l’Entre-Deux d’après ce que nous avons constaté, elle s’est retrouvée ici sans lui.
— Quelle horreur, hoqueta la jeune Maghrébine.
Même si elle n’avait jamais eu d’enfants, Naïra n’osait pas imaginer la souffrance que cette femme pouvait éprouver. Perdre son nourrisson et sans connaître son sort devait être effroyable. Personne ne savait ce que devenaient les bébés qui ne passaient pas la Porte d’Argent. Allaient-ils au Paradis ? Obtenaient-ils la possibilité de recommencer leur vie en se réincarnant dans un nouvel embryon ?
Laissant ces questions de côté, la Gardienne observa un instant Tyméo. Sa proposition trottait dans son esprit et elle espérait plus d’explications. Ce n’était pas rien ce qu’il avançait. Il ne pouvait pas faire une telle offre à la légère. Son ami croisa son regard et d’un signe de tête il lui montra le jeune Dominicain, mettant de nouveau fin au fil de ses pensées.
Naïra se concentra alors silencieusement sur Tadjou. Son comportement avait complètement changé. Il avait à présent les joues humides et se tenait les bras, comme s’il était frigorifié. Son corps frêle tremblait légèrement tandis qu’il avait les yeux dans le vide au-dessus de Gabie. La condition de la nouvelle Occupante semblait l’accabler plus que de raison. Était-il si sensible que cela ? Y avait-il autre chose derrière ces larmes ?
« Tadjou, tout va bien ? », s’inquiéta la jeune Maghrébine.
Elle avait préféré passer par sa bille de télépathie pour ne pas alarmer Gabie ou la femme dans ses bras qui ne s’étaient rendues compte de rien. L’adolescent leva la tête vers Naïra, surpris, comme se réveillant d’une transe désagréable. Son visage se ferma tandis qu’il lui répondait oui par le même support. La Gardienne voulut insister, mais la cloche résonna de nouveau. Lorsqu’elle revint, l’Occupante était debout, soutenue par l’ancienne ingénieure et Tadjou qui paraissait avoir repris ces esprits.
— Nous allons l’emmener à la Grande Académie, décida le garçon. Elle semble s’être habituée à la présence de Gabie, c’est bon signe. Nous allons prendre soin d’elle, la rassurer et lui faire accepter sa condition ainsi que celle de son enfant. Nous lui trouverons un lit au dortoir.
— Elle peut prendre celui de Gaum, proposa la petite femme à la peau aussi hâlée que la Gardienne. En attendant de le retrouver, ajouta-t-elle dans un souffle tout en baissant les yeux vers sa comparse qui semblait à présent apaisée.
Tadjou posa une main sur l’épaule de Gabie, acquiesçant son altruisme. L’adolescent était si mature pour son âge physique. Naïra appréciait énormément ce garçon au cœur généreux. L’intéressé dut sentir son regard appuyé. Il lui fit un sourire bienveillant et la Gardienne ne put que le lui rendre, oubliant son désarroi quelques instants plus tôt.
La jeune Maghrébine accueillit alors deux nouveaux Occupants que Tadjou entreprit de guider jusqu’au dortoir avec la femme qui serrait fort la main de Gabie. Lorsque tout ce petit monde quitta la gare de l’Entre-Deux, le hall parut bien silencieux. Seule la brume blanche se mouvait doucement entre les colonnes de plâtre. Elle semblait danser dans ce grand espace vide, voluptueuse et envoûtante. Naïra se souvint de nouveau des paroles de son ami.
— C’est non, Tyméo, déclara-t-elle.
Le garçon la regarda avec un air intrigué. Il avait un visage joliment dessiné. Sa bouche fine était souvent allongée dans un sourire coquin et ses yeux clairs pétillaient de gaieté. Pourtant, il portait le même tee-shirt froissé depuis plusieurs jours et ses cheveux étaient en bataille. Son allure ajoutait à la décision de la Maghrébine. L’intéressé souleva un de ses sourcils broussailleux.
— De quoi parles-tu ? s’étonna-t-il.
Naïra se mordit la lèvre inférieure. Il avait peut-être oublié sa proposition ou il n’avait pas été si sincère lorsqu’il avait suggéré son aide. Elle ne savait pas toujours sur quel pied danser avec cet Américain d’une autre époque que la sienne. Le regard vert de Tyméo s’éclaira soudainement.
— Oh ! Mon offre pour devenir Gardien, énonça-t-il doucement. J’étais sérieux, Naïra. Je le suis. Je veux pouvoir te prêter main-forte. Quand je t’ai rencontrée, j’ai vu un soleil. Tu scintillais avec une joie de vivre qu’on remarque chez peu de personnes, tu rayonnais de curiosité et d’envie de faire découvrir un monde que tu aimes tant.
Il fit une pause. Son regard transperçait l’âme de la jeune femme.
— Je sais que tu as perdu Jeanne et que tu tenais beaucoup à elle, poursuivit-il en s’approchant imperceptiblement. J’ai vu le changement, même si je ne suis arrivé que peu de temps avant, et j’ai également conscience du fait que je ne peux pas la remplacer. Mais je peux t’alléger d’un poids. À deux, nous pourrions accueillir les nouveaux Occupants comme il se doit, avec de la bonne humeur et de la compassion. C’est ce qu’ils méritent et ce que toi aussi tu mérites.
Naïra était bouche bée. Tyméo avait dû préparer son discours depuis un long moment, à moins qu’une éloquence si parfaite soit innée chez lui. Ses arguments étaient si justes et convaincants qu’elle ne savait pas comment elle pouvait lui dire non. Pourtant…
— Tim, commença-t-elle. Tu ne veux pas devenir Gardien. Cela va te pourrir la mort. Profite pour l’instant, tu es si jeune.
Un voile de déception passa sur les iris verts du garçon de 26 ans. Il tourna la tête, comme pour cacher ses émotions. Naïra se mit alors à culpabiliser. Ce n’était pas son intention que de chagriner son ami, mais il ne savait pas dans quoi il s’engageait. Ce travail était parfois éprouvant, surtout depuis les vingt dernières années. Toutes les personnes se présentant à la Porte d’Argent n’étaient pas toujours polies ou réceptives aux différentes règles et recommandations. La jeune Maghrébine avait déjà été accusée de meurtre, rendue coupable de l’état de certains nouveaux qui ne semblaient pas trop saisir ou accepter leur situation.
— Et puis, il n’y a jamais eu deux Gardiens, continua Naïra à voix haute. Je ne crois même pas que ce soit possible.
Le silence de son ami commençait à peser. La femme ne savait plus où se mettre et elle espérait presque que le carillon annonce l’arrivée d’un nouvel Occupant. Cela aurait peut-être réchauffé l’atmosphère qui devenait de plus en plus glaciale. C’était comme si un répit leur était laissé le temps de leur conversation. À sa plus grande surprise, un petit sourire mutin avait pris place sur le visage de Tyméo.
— J’ai déjà consulté Louise, révéla-t-il tout fièrement. Elle m’a donné son accord et va voir avec Lucas pour me fabriquer une clé comme la tienne.
Il ne laissa pas la jeune Maghrébine répliquer.
— Concernant mes activités dans ce monde, persévéra-t-il. Sache que je m’ennuie à mourir au dortoir, si je puis dire. J’ai passé du temps dans les souterrains, c’est vrai qu’il y a des choses sympas à faire, mais c’est ici que je me plais le plus. J’ai un frère jumeau sur Terre, j’espère de tout cœur qu’il vivra le plus longtemps possible et qu’il atteindra le Paradis. Mais sans lui, je ne trouve pas ma place dans ce monde. Excepté lorsque je t’aide en offrant un regard optimiste sur la Mort à d’autres que moi. Ça me permet d’oublier ma propre vision plutôt pessimiste. J’ai besoin de faire quelque chose de mon temps et épauler quelqu’un que j’aime me semble être une belle occupation, tu ne crois pas ?
Il accompagna ses dernières paroles d’un clin d’œil qui eut pour effet d’étirer les lèvres de Naïra. Une petite boule de chaleur se diffusa alors dans le ventre de la jeune Maghrébine. Cependant, elle ressentait la peine du garçon à travers ses propos. Sa sincérité était touchante, elle ne pouvait le nier.
À cet instant, Naïra ne pensait plus à Jeanne et à la tristesse que son absence avait laissée. Elle voyait une once d’espoir se profiler. Si elle avait attendu l’amour pendant un peu plus de deux cents ans, elle pouvait patienter encore un moment. La grande femme au chignon noir reviendrait ici, elle en était à présent persuadée. Pendant ce temps, la Gardienne se concentrerait sur son travail et en n’étant plus seule, elle arriverait sûrement à sortir la tête de l’eau.
À cet instant, la cloche tinta dans la gare de l’Entre-Deux, concluant leur accord. La pause était terminée, mais Naïra était sereine. Elle prit son futur collègue dans ses bras et lui déposa un baiser sur la joue.
— Merci, chuchota-t-elle, avant d’aller ouvrir la Porte d’Argent d’un pas léger et avec son plus beau sourire, inconsciente du teint rosé qui parsemait les pommettes du garçon.
***