Cara, juillet
Je n'ai pas compris quand Ophélie a raccroché le téléphone et s'est élancée hors de la maison sans un mot. Je n'ai pas compris pourquoi elle ne nous disait rien, à part "tout va bien" - ce qu'il pouvait y avoir de si important pour que la nuit ne lui fasse pas peur. Mais quand elle est revenue, elle n'était pas seule, et j'ai su que rien n'importait plus que ça - le groupe enfin réuni.
Ève était là, avec ses cheveux bruns, sa petite valise, les cicatrices sous sa jupe, et sa canne aux motifs fleuris. Elle arborait son éternel sourire gêné, celui qui ne sait pas trop où se mettre ni si c'était une bonne idée de venir. Milo l'a enlacée le premier, puis Léandre lui a fait signe de loin. Et moi, parce que tout le reste semblait déplacé, j'ai lancé Ève, tu nous as manqué.
Ophélie avait raison. Tout allait bien.
Ève, juillet
Ève était assise au beau milieu de l'aéroport, sa valise à côté d'elle, le regard dans le vide. Elle réfléchissait, un stylo à la main, un carnet sur les genoux, comme s'il suffisait d'écrire pour aller mieux - longtemps, cela avait suffi. Mais il était temps de faire face.
Il lui suffisait de monter dans un bus pour rentrer chez elle. Il lui suffisait de prendre un avion pour retrouver ses amis.
Trois semaines plus tôt, elle s'était défilée au dernier moment. Elle avait écouté la douleur dans son corps, le poids sur son coeur et les larmes dans ses yeux, les photos sur le mur du salon qui lui répétaient qu'elle n'y arriverait pas. Tu t'es reconstruite durant des années, Ève. Ce n'est pas le moment de tout laisser tomber. De te laisser tomber. Mais rester à distance, c'était laisser tomber ceux qu'elle aimait, et elle s'était promis que ça n'arriverait plus jamais.
Ophélie lui avait tout raconté - le festival, la relation entre Cara et Léandre, mais aussi celle qu'elle débutait avec Amélia, le regard d'un dénommé Andreas posé sur Milo, les silences de Cara, les mots de Léandre, et les larmes de Milo, qu'elle avait surprises un matin, près du buffet. Peu à peu, ses amis tentaient de se retrouver, brisaient les silences, se préparaient à abattre les non-dits. Et, parmi ces secrets, il y avait tous ceux qu'elle connaissait. Ève savait. Il fallait qu'elle soit là.
Elle referma doucement son carnet et le glissa dans son sac, inspirant profondément. Après avoir jeté un regard au panneau des départs, elle saisit sa canne, prit sa valise, et s'avança vers le tarmac. Elle quittait sa falaise pour quelques temps, mais elle la retrouverait avec joie, elle en était certaine - que ce soit en raison d'une violente implosion ou de retrouvailles salvatrices. Alors elle monta dans l'avion et regarda la terre s'éloigner, devenir minuscule depuis le hublot. Elle douta des dizaines de fois. Pourtant, elle ne se retourna pas.
Il était vingt heures quand elle franchit les portes de la gare où l'avait déposée le train dans lequel elle était montée à l'aéroport. Pour s'éclaircir les idées, respirer, retarder le moment des retrouvailles, elle prit la direction de la plage. Elle s'inquiétait, craignait la réaction des autres, les reproches, la surprise, le manque de joie peut-être. Peut-être étaient-ils mieux sans elle, après tout. Personne, mis à part Ophélie, ne lui avait demandé de venir.
Ophélie lui avait confié qu'ils avaient craint de la brusquer. Qu'ils s'étaient dits qu'elle ne voulait plus les voir. Qu'ils avaient cru comprendre. Mais Ophélie, comme les autres, ignorait ce qu'elle ressentait, et il n'y avait que la mer pour apaiser ses doutes. Alors Ève déposa sa valise sur le sable, plongea les pieds dans l'eau et leva la tête vers le ciel bleu, sa jupe voltigeant autour d'elle.
Elle se demanda à quoi elle ressemblait de loin. À un fantôme, probablement, une image sortie d'une vieille histoire poussiéreuse - une jeune femme, seule face à la mer, malmenée par le vent, s'appuyant résolument sur sa canne. Mystérieuse. Intrigante. Belle, peut-être.
Elle tourna à peine la tête quand quelqu'un s'avança pour se poster à ses côtés. Un inconnu, de son âge à peu près, aux cheveux blonds flamboyants sous le soleil tardif, qui serrait contre lui un ouvrage abîmé par le temps. Il semblait rêveur, un peu triste, du genre à s'asseoir sur le sable et à y inscrire des mots empreints de mélancolie. Du genre auquel on pouvait faire confiance.
"Cette vue a tout d'apaisant, n'est-ce pas ?"
Elle acquiesça doucement, encourageant l'inconnu à continuer à parler. Parler, écrire - théâtre, littérature -, quelle différence ? Au final, il s'agissait toujours de faire du bruit pour briser le silence. Et ce silence-là était bien trop pesant pour qu'elle puisse le briser seule. Elle ne négligerait pas cette aide impromptue.
"Je ne me sens jamais aussi bien qu'ici, là où il n'y a que la mer pour me faire face. Quand on s'y baigne, le contraste avec le monde extérieur est encore plus frappant."
Ève ferma les yeux. Au-dessus d'elle, les étoiles semblaient la protéger.
"D'ailleurs, ma meilleure amie partage cet avis. Hier encore, on s'est baignés ici après minuit, rien que pour le plaisir de voir la lune au-dessus de nous, d'entendre la mer qui nous enlace."
Ils s'avancèrent lentement dans l'eau, se mouillant progressivement les mollets. Ève remonta sa jupe pour éviter qu'elle ne soit mouillée, et en profita pour déchiffrer le titre du livre que tenait l'inconnu. Il lui sembla reconnaître son livre préféré, dont elle avait tendu un exemplaire à Cara dix ans plus tôt. L'inconnu croisa son regard et sourit.
"Vous connaissez ? Ça parle d'amour et d'amitié, de jeunes gens qui apprennent à vivre avec le poids des erreurs, d'un héros qui laisse son passé derrière lui. C'est écrit pour les jeunes ados, collège, début lycée peut-être, mais c'est joli. Innocent. Ça nous laisse croire qu'on a toujours le contrôle sur notre vie, alors que c'est faux. La vérité, c'est qu'un jour on le perd, ce contrôle, et puis c'est tout. Vous avez l'air de le savoir aussi bien que moi."
Elle savait, en effet, qu'un jour on oubliait à quel point la liberté se chérissait.
"L'un de mes amis - enfin, j'aimerais qu'il soit davantage que ça, mais voilà - l'un de mes amis est venu ici, chez ses parents, pour essayer de réunir son groupe du lycée, les gens qu'il a connu quand il était en internat loin d'ici. Ils se sont éloignés à cause des aléas de la vie, comme tout le monde après le bac, je crois. Mais j'ai l'impression qu'ils vont réussir à se dire les choses qui importent. À passer au-dessus de leur ressentiment. Ils ont compris que leur amitié vaut la peine de se battre un peu pour elle."
Ève sourit. Sans elle, ils s'en étaient bien sortis. Elle avait bien fait de ne pas venir, voilà : elle dormirait dans un hôtel et, le lendemain, elle rentrerait chez elle. C'était mieux comme ça.
"Ils parlent beaucoup d'une de leurs amies, une certaine Ève. Elle n'est pas venue cet été, probablement parce qu'elle, elle n'a plus la force de se battre. Ou peut-être qu'elle a jugé que ça n'en valait la peine, je ne sais pas. Mais elle leur manque. De ce que j'ai compris, c'est avec elle qu'a commencé leur amitié, et c'est aussi avec elle qu'ils ont réalisé qu'ils ne pourraient jamais se sauver les uns les autres - qu'ils peuvent simplement essayer d'être là. Ce serait beau si c'était avec elle, aussi, qu'ils parvenaient à recommencer à zéro."
Ève se retourna doucement pour se diriger vers la plage, et jeta un regard à l'inconnu. Sur sa peau, l'eau faisait de minuscules vagues, tendres, douces, innocentes elles aussi.
"Vous ne me connaissez pas. Pourquoi me dire tout ça ?
- Parce que vous semblez avoir besoin que quelqu'un vous raconte une histoire. Vous avez l'air très seule."
Elle sourit à nouveau. Elle comprenait mieux pourquoi Milo revenait ici, dans sa ville natale, quand la vie lui semblait trop lourde à porter - avec une telle tendresse à ses côtés, il ne pouvait que retrouver espoir.
"Je m'appelle Andreas.
- Enchantée, Andreas."
Il fallait probablement qu'elle voie ses amis. Qu'ils se disent les choses. Qu'elle essaie de mettre ses doutes de côté, pour se lancer. Qu'elle arrête de fuir, pour une fois. C'était aussi ce que Jonas, son voisin, lui avait dit. C'était ce qu'Ophélie pensait, et ce qu'elle-même ressentait au fond de son âme, là où la vérité se cache toujours sans qu'on la remarque.
Une fois sur la plage, ils remontèrent vers la digue, Andreas saisissant sa valise pour l'aider. Ève garda ses chaussures à la main, pieds nus sur le bitume froid. L'ami de Milo désigna une direction avec un sourire bienveillant, après avoir posé un regard sur sa canne.
"Je pars par là. Vous voulez que je vous appelle un taxi ?"
Elle secoua la tête et le remercia. Après avoir déposé la valise sur le macadam, Andreas lui tendit la main.
"C'est un plaisir de vous avoir rencontrée. D'ailleurs, je ne connais pas votre nom."
En lui serrant la main, elle hésita. Ferma les yeux. Prit une décision. Et, d'un ton résolu, elle lança au vent, à la mer tendre et à cet inconnu qui en savait tant :
"Je suis Ève."
Mon commentaire ne sera sans doute pas plus constructif que les précédents, mais il m'a tellement émue, c'était obligé que je te le dise !
Merci beaucoup pour ton commentaire, il me touche beaucoup !
Bonne lecture à toi.
Je suis contente de voir que ça progresse ! ça m'a fait rire, ce quiproquo avec Andreas. Il lui raconte l'histoire comme si elle n'en savait rien... Et, roooh, j'aurais tant aimé connaître la réaction sa réaction en comprenant qu'il parlait à Ève !
Quelques détails :
- « Je n'ai pas compris pourquoi elle ne nous disait rien, à part "tout va bien" - ce qu'il pouvait y avoir de si important pour que la nuit ne lui fasse pas peur. » --> Cette phrase m’a un peu fait buggé… Peut-être que je répéterais le « je n’ai pas compris ». Donc quelque chose comme « Je n’ai pas compris pourquoi elle ne nous disait rien, à part « tout va bien ». Je n’ai pas compris ce qu’il pouvait y avoir de si important pour que la nuit ne lui fasse pas peur. » Ou alors. « … « tout va bien ». Ni ce qu’il pouvait… » Mais ce ne sont que des propositions ;-)
- « Il était vingt heures quand elle franchit les portes de la gare où l'avait déposée le train dans lequel elle était montée à l'aéroport. » --> euh… elle prend un train dans un aéroport ? Ce ne serait pas plutôt une gare ?
- « Qu'ils s'étaient dits » --> Qu’ils s’étaient dit (car s’ est CVI, ils avaient dit à qui : à eux-mêmes)
Enfin, voilà voilà, à bientôt <3
Libre à toi d'imaginer si Andreas conserve une attitude posée, s'il n'en revient pas, ou encore autre chose ! Pour ma part, j'ai ma petite idée haha
Merci beaucoup pour tes remarques !
Concernant les modes de transport, il est possible, de ce que j'en sais, de prendre des trains dans les gares intégrées à certains aéroports (par exemple, l'aéroport Charles de Gaulle). Mais, j'en conviens, ce n'est pas très clair dans cette phrase !
Merci encore, et bonne lecture à toi.
Je suis surpris que tu annonces la fin de la 1ère partie, car je m'attends ici à un dénouement en 2-3 chapitres. Mais du coup je me demande ce que tu nous mijote :D
A bientôt!