16
1er mars 2020
Il peut s’écouler encore une semaine avant que le ciel s’enflamme, pourtant le passage au mois de mars semble avoir lancé le compte à rebours final. Frankie sursaute dès qu’un appel retentit à travers les ateliers et elle a si souvent les yeux sur l’épaule que ses travaux d’intérêt général n’ont aucun effet sur l’état du camp.
— J’ai activé les machines de la base selon tes indications, dit-il. Mais pour l’instant, personne ne peut encore nous dire ni quand ni par quelle porte les sandersoniens passeront. Il faut que tu te tiennes prête.
Il lui parle sans la regarder, tourné vers les séchoirs à noix pour que personne ne voie ses lèvres bouger. Ils n’échangeraient pas un sachet de cocaïne avec plus de précautions.
— Mon sac est fait et j’ai tout préparé aux écuries, répond-elle. Je pourrai seller un cheval et déguerpir avant qu’on sonne l’alarme et…
— Il faudra que tu sois prête. À tout. Je crois que Célestine se méfie.
— Sans déconner…
Sous sa désinvolture, Frankie éprouve une pointe d’appréhension. Elle aurait peut-être dû paraître plus inquiète face à leur astropsy de la garrigue – mieux jouer le jeu, comme Levi.
Sous prétexte de lui indiquer sa prochaine tâche, il l’entraîne d’ailleurs dans l’ombre des entrepôts ; une nervosité mêlée d’excitation saisit Frankie à la gorge, juste sous son collier.
— Alors ça y est ? souffle-t-elle. On y est presque ?
— J’espère.
— Tu sais ce que tu feras, quand on aura réussi ? Quand on sera repartis ?
Frankie a déjà tout planifié : elle commencera par rendre visite à son père – son pauvre père, dans quel état ces neuf années l’ont-elles laissé ? – et peut-être qu’elle profitera de son passage en Irlande pour régler ses comptes avec sa mère.
— Allez, t’as bien un plan, dit Frankie en lui décochant un petit coup de coude dans les côtes. C’est que t’as dû en rater, des trucs, depuis ton passage. Dubaï, l’Union européenne… Je dois avoir dix saisons de Game of Thrones en retard, moi.
Il ne dit toujours rien, et elle enrage, soudain. Elle n’en peut plus d’attendre ces rendez-vous secrets comme un matin de Noël, d’en ressortir déçue et écœurée par sa propre bêtise. Elle en a marre de l’entendre s’inquiéter de ce qu’il adviendra des autres et jamais de ce qu’elle ressent ni de ce qu’elle espère. Alors elle saisit sa main, avec une brusquerie qui le coupe aussitôt dans son élan. Quand il comprend qu’elle ne l’a pas retenu pour lui éviter de s’empaler le pied sur un clou rouillé, il murmure :
— Qu’est-ce que tu fais ?
Elle essaye de déglutir, avale de travers, tousse aussi discrètement que possible en espérant que les larmes qui lui montent aux yeux ne lui donneront pas l’air aussi émue et terrifiée qu’elle ne l’est réellement.
— Je te tiens la main, dit-elle quand elle a fini de suffoquer.
Il regarde leurs doigts noués comme s’il s’agissait d’une manifestation paranormale, et Frankie le laisse faire. Elle flotte loin au-dessus de la scène : son cœur, son ventre, tout s’est soulevé, comme si elle venait de rater une marche, et la chute libre n’en finit pas, parce qu’ils restent là, parce qu’il ne s’est toujours pas…
— Je t’ai déjà dit qu’on ne devait pas se laisser distraire.
Sa paume moite glisse contre la sienne et Frankie réprime un spasme pour l’attraper, ravale une supplique, serre les dents. Bientôt, pitié, bientôt, en vient-elle à prier.
Que tout soit bientôt terminé.
•
— C’est l’heure !
La lumière froide écorche les yeux de Frankie quand Kas tire les rideaux, et elle se redresse en sursaut. Elle ne se demande pas « L’heure de quoi ? » mais songe : « Ça y est ».
Le début de la fin.
— Oh, pardon.
— Y a vraiment pas de mal, grince-t-elle en remontant les draps sur sa poitrine.
— Petit-déjeuner dans dix minutes, départ dans une heure. Je te conseille d’enfiler un t-shirt avant de descendre.
Kas s’éclipse, un sourire gouailleur étirant son visage dans cet insupportable masque de clown, et Frankie renfonce la tête dans l’oreiller. Se calmer. Il faut se calmer. Mais comment ? Les taches d’humidité au plafond lui rappellent les flaques de boues qui minent les chemins, les voix dans la maison celles qui animent le camp au petit matin. Elle rêve toutes les nuits, désormais – ou plus exactement : elle se souvient de tous ses rêves. De plus en plus détaillés, de plus en plus menaçants à chaque excursion dans ce monde qui ressemble plus que jamais à l’icosaèdre de Levi.
Sors de ma tête, supplie-t-elle en basculant pour affronter la clarté du dehors. Clarté limitée, d’ailleurs : soit il est très tôt, soit il fait très moche, et un plissement de paupières confirme un combo gagnant pour parfait décor d’apocalypse. Quelque part derrière les nappes de neige que la tempête charrie en diagonale, l’horizon tente d’accoucher d’un soleil aussi blanc que la lune de Frankie, dont elle s’empresse d’emballer les croissants dans un jean.
— Oh, pardon, lâche Superman, qui a manqué de lui déboîter l’épaule en surgissant dans le couloir en même temps qu’elle.
— Vous me la chantez en canon ?
Perplexe, Superman s’excuse encore avant de reprendre sa course vers l’escalier. Frankie remarque qu’il a déjà enfilé un manteau – noir – par-dessus sa tenue du parfait petit sectaire. Des chambres voisines s’échappent des conversations pressées et, bientôt, trois autres recrues évacuent l’étage en transportant leurs valises.
L’étau se resserre, son pressentiment aussi.
— Qu’est-ce qui se passe ? lance vaillamment Frankie en arrivant dans la cuisine.
Elle s’immobilise presque aussitôt. Sabina, équipée de pied en cap pour une expédition polaire, lui sert une tasse de café sans la lâcher du regard ; ses derniers mots reviennent lui éperonner le cerveau avec la délicatesse d’un tisonnier.
Nombre d’épreuves vous attendent.
Qu’est-ce qu’elle a voulu dire, bon sang ? Les questions de Frankie se sont heurtées à un mur de mystère, de flegme calculé et de mauvais whisky lors de leur entrevue. Par la suite, ses tentatives d’extorsion pourtant très habiles se sont elles aussi soldées par un échec, et si Frankie a renoncé à obtenir une réponse, les prophéties de la vieille dame n’ont laissé aucun répit à son esprit défait.
Ses yeux la harponnent toujours derrière ses énormes lunettes, et l’appréhension mue en conviction : celle d’un désastre imminent vers lequel Frankie se rue sans rechigner. Et si une partie sensée de son cerveau lui souffle encore qu’elle est seulement victime de l’influence des fanatiques qui l’entourent, la peur est devenue bien réelle.
Peur de n’avoir toujours pas envie de leur échapper, même quand ils semblent sur le point de plier boutique. Peur de la perspicacité dans les yeux de la femme qu’un Sanderson mourant a jadis épousée. Peur de la confiance que Levi lui inspire et lui a toujours inspirée.
Levi qui n’a pas levé le nez de son assiette de toasts, dont il mâchouille un coin avec l’entrain d’un moine pénitent.
— On décolle, je t’ai dit, répond finalement Kas, occupé à remplir une collection de thermos.
Une dizaine de scénarios improbables défilent dans les pensées de Frankie. Le premier, qu’elle aimerait presque voir se concrétiser, implique une descente de police, une intervention du FBI ou la mission d’extraction recommandée par l’OZ dans son ultime rapport. Le dernier les conduit au plus profond de la forêt du New Jersey, où deux tombes fraîches se goinfrent de neige en les attendant.
Puis elle se remémore la discussion qu’elle a épiée : Levi a évoqué le 4 mars, la mission suivante, la nouvelle étape pour franchir la barrière entre les mondes. Est-ce qu’ils sont vraiment en train de se préparer au grand enlèvement ? Et prêts à offrir à leurs prisonniers une place VIP pour le clou du spectacle ? Frankie est presque impatiente de les voir se planter.
— Et on va où, exactement ? demande-t-elle avec tout le détachement que son état de renoncement constant lui confère.
— Rio de Janeiro.
— Suis-je bête.
Levi sourit à sa tartine et Frankie se réfugie dans son café. Les sandersoniens peuvent bien l’emmener sur Mars, après tout, qu’est-ce qu’elle en a à secouer ?
•
Le blizzard a cloué tous les avions sur le tarmac de Newark et les lignes ont viré au rouge sur le tableau des départs ; le Collectif a prévu large pour sa transhumance vers les tropiques, cependant, et personne n’a l’air trop inquiet à l’idée de prendre du retard.
Frankie a tenté de tuer le temps en jouant à Where’s Waldo? avec les sandersoniens éparpillés dans la foule, mais les distractions s’amenuisent et l’attente laisse trop de place à ses tergiversations ; elle préférerait embarquer, s’envoler, ne plus regarder en arrière, et la proximité des portes et de la liberté rend l’épreuve d’autant plus pénible. Ça serait tellement facile de courir et de bondir dans un taxi. Aucun sandersonien ne pourrait la retenir, peut-être même qu’aucun n’essayerait.
C’est justement cette nonchalance qui la dissuade : elle ne représente aucune menace pour eux. Parce qu’ils pourraient la rattraper sans se froisser un muscle et la faire taire avant qu’elle étale leurs secrets. Mieux : parce que personne ne la croirait de toute façon.
— Admettons.
Assis à sa droite, Levi pivote pour l’observer avec l’air de celui qui ne veut pas trop espérer, et Frankie doit fermer les yeux. Elle manque d’air, subitement ; un étrange fourmillement se propage de ses joues à son front derrière lequel même ses pensées paraissent crépiter. Ça ressemble au stress de l’entretien d’embauche et à l’excitation du matin de Noël, un genre d’angoisse pré-premier rencard que Frankie tente de refouler en enchaînant :
— Admettons que toute cette histoire d’icosaèdre soit vraie.
Quand elle rouvre les paupières, de petites paillettes argentées se confondent aux flocons qui tourbillonnent derrière les vitres.
— Que veux-tu savoir ? souffle Levi.
Rien, au fond. Elle a tenté par tous les moyens de se convaincre qu’il s’agissait d’abord d’un délire, puis d’une hallucination collective, et le simple fait de prononcer ces mots lui en coûte ; mais les avertissements de Sabina continuent à la persécuter, et si elle doit suivre les sandersoniens jusqu’à la base de lancement de leur expédition interdimensionnelle, elle préfère avoir toutes les cartes en main.
— Ça voudrait dire que là… on existe à deux endroits en même temps ? demande-t-elle.
— Oui. Jusqu’au 4 mars, date à laquelle ces sandersoniens rejoindront l’icosaèdre, nous existerons dans les deux dimensions. Et le 4 mars, quand ils basculeront, tu reviendras dans la sphère à l’instant où tu avais basculé. Le 15 mai 2011.
Sous les yeux de reptile d’un touriste collant.
— Tu profiteras du vortex qu’ils emprunteront pour revenir ici. Un vortex à double sens.
— La « connexion » dont tu parlais à Kas ? J’ai peut-être laissé traîner une oreille ou deux…
Mais Levi semble plus troublé que fâché.
— Heu… oui. La connexion.
— Mais alors… pourquoi je serais réapparue sur l’île de Pâques et pas près de Rio, si j’emprunte leur vortex ? Et pourquoi je serais revenue en 2011 ? Si j’ai soi-disant retraversé… Si je vais retraverser le 4 mars… Bordel, j’ai mal à la tête…
— Je ne sais pas pourquoi. À ma connaissance, nous sommes les seuls à avoir réussi à revenir, il n’y a pas de précédent sur lequel se baser.
— On serait pas les seuls, corrige Frankie.
Elle grimace ; Levi l’a remarquée aussi : la facilité avec laquelle le « nous » s’est imposé.
— Sanderson ? continue-t-elle. Il aurait peut-être atterri dans l’icosaèdre en 1937 en même temps qu’Amelia Earhart, mais il était revenu en 1972 pour écrire son article sur les vile vortices, et même avant ça, puisqu’il était aussi ici en 1967 pour fonder la SITU et pour vivre toutes les péripéties que Kas nous a racontées. Il aurait forcément réussi à repasser avant que la base américaine soit nettoyée, donc… il aurait regagné cette dimension en 1937.
Levi acquiesce sombrement.
— Il a dû perdre ses souvenirs, continue Frankie.
A-t-il éprouvé une sensation de devoir orpheline ? Gardé une motivation insaisissable qui l’aurait poussé à étudier les vortex sans réussir à mettre le doigt sur ce qui l’obsédait ? Si toutes ces divagations sont fondées… Sanderson a-t-il souffert comme Frankie souffre aujourd’hui ?
— C’est vrai, fait Levi, et si j’avais su que c’était ce qui attendait tous les échappés de l’icosaèdre, je n’aurais pas…
Elle se raidit : sortant des toilettes en agitant les mains pour les sécher, Kas avance maintenant dans leur direction, le sourire aux lèvres. S’il leur propose un Starbucks, elle n’est pas sûre de le supporter.
— Ils ont commencé à déblayer les pistes, indique-t-il en arrivant à leur hauteur. On va passer par Miami, alors changement de terminal.
Levi et Frankie suivent l’élan des sandersoniens, qui se rejoignent comme les affluents d’une rivière pour rallier l’autre branche de l’aéroport. Quand la troupe débouche d’un énième tapis roulant, les passagers se pressent déjà devant les portes d’embarquement. Le ciel accroche encore son ventre de nuages aux antennes de la tour de contrôle, mais il ne neige presque plus.
— Et toi ? relance Frankie quand ils sont enfin installés dans l’appareil. Pourquoi tu te souviendrais de l’icosaèdre, si t’as rebasculé ?
— Je n’en sais rien, répond Levi, qui fixe le plan de vol affiché sur l’écran de l’appui-tête.
Il paraît que Miami est l’un des sommets du triangle des Bermudes. Pourquoi le Collectif n’a pas choisi ce vortex pour traverser, Frankie l’ignore ; c’est pourtant le plus connu et le plus efficace si on en croit la liste d’avions et de bateaux disparus depuis des décennies.
Elle les imagine soudain aspirés dans un siphon spatio-temporel quatre jours avant la date prévue, leurs machines cadenassées en soute dans des malles de matériel musical décorées de faux stickers « Sanders & Sons », hors de portée et inutiles, et l’idée qu’elle se fait de la tronche de Kas devant ce cataclysme lui redonne presque le sourire.
— T’aurais basculé en 1990, à la base ? continue-t-elle. Pourtant, d’après ce que tu m’as raconté, t’étais là-bas en 1912, déjà, non ? Quand Edward Wilson est arrivé du Pôle Sud et que toute leur horde s’est fait tirer dans le lard par Eux ?
— Oui.
C’est tout. Levi ne semble plus si disposé à lui révéler les dessous de l’icosaèdre, et Frankie n’insiste pas – pas tout de suite en tout cas. Trois heures s’écoulent avant la Floride. Lorsqu’ils quittent la cabine, le soleil et la chaleur les repoussent comme des vampires dans leur cercueil avant que le personnel de bord ne les appâte avec la promesse d’une navette climatisée. Frankie pourrait encore partir. C’est encore les États-Unis, de l’autre côté des baies vitrées.
Un thé glacé et une correspondance plus tard, dans une énième file d’attente, elle repasse à l’attaque :
— Et pourquoi t’aurais jamais tenté de te rapprocher des sandersoniens si tu savais ce qui allait se produire avec eux ? T’aurais pu essayer de les empêcher de traverser, saboter la création du Collectif, pousser petit Santiago dans les escaliers, n’importe quoi.
Levi ne s’embête même pas à lui parler de paradoxe et de prédestination. En fait, il ne lui parle plus de rien. Qu’est-ce qu’elle a dit pour qu’il se ferme comme une huître, lui qui n’attendait qu’une chose : l’inclure dans ses fabuleuses aventures quantiques ?
Rio est encore plus étouffant et humide que Miami. Le Collectif a réservé une nuit dans trois hôtels disséminés le long la baie de Guanabara et, quand Kas lui remet les clés d’une chambre double avec un détestable demi-smiley, Frankie doit résister à l’envie d’appliquer les tutos de self-defense qu’elle a un jour envisagé de tester sur Levi. L’agacement ne supplante pas l’anxiété mêlée d’excitation qui l’envahit brusquement, cela dit, même si Frankie préférerait se torcher au papier de verre que de l’avouer à qui que ce soit, et à elle la première.
— Tu veux quel pieu ? demande-t-elle quand ils investissent leurs pénates, impatiente de se glisser dans le sien.
Elle n’est plus certaine d’avoir quitté le New Jersey hier ou ce matin et le changement de climat lui a coupé les pattes. Un soir de plus, qu’est-ce que c’est ? Avec un peu d’efforts, elle pourra toujours s’enfuir demain. Avec un peu de chance, Levi lui adressera de nouveau la parole.
— Allô ?
Si elle espérait lui arracher un mot en optant pour des platitudes, c’est raté : debout devant la fenêtre ouverte au large, Levi observe l’horizon. Un orage roule sur l’Atlantique, encore trop lointain pour couvrir le tapage de la rue, mais assez menaçant pour jeter des ricochets de foudre entre l’eau et les nuages. Le vent le ramènera bientôt vers la côte : les palmiers penchent déjà la tête dans un bruissement cadencé et la poussière se lève en rubans qui fouettent les toits-terrasses déroulés jusqu’aux plages.
Ça doit lui rappeler la maison, songe Frankie avant de se ressaisir : la maison, pour Levi, c’est au mieux la Nouvelle-Zélande, au pire l’asile psy.
— Je crache pas sur un accès direct au pipi-room, pour être honnête, insiste-t-elle puisque Levi ne dit rien. Alors… non, tu sais quoi ?
Elle suspend son geste au-dessus de son sac, à demi renversé sur le lit qu’elle a choisi.
— Je t’ai laissé rentrer chez moi. Je t’ai écouté. J’ai accepté que tu me suives et je suis arrivée jusque-là. J’essaye de jouer le jeu, maintenant, et j’ai encore des questions, alors toi qui tenais tant à m’expliquer, tu vas le faire. Déjà : pourquoi moi j’aurais vieilli, et pas toi ? Tu devrais avoir quoi… soixante-dix ans, si t’étais revenu en 90, non ?
Frankie songe soudain aux Experts de la police de Grenoble et aux fibres de laine. Sans lui laisser le temps de réagir, elle rejoint alors Levi, saisit ses poignets osseux, retire les gants que même l’écart de température ne lui a pas fait enlever et retient son souffle : sa peau n’est ni fripée, ni tachée par l’âge, mais couverte d’un eczéma étrange et extrême qui lui donne un relief d’écailles.
— Qu’est-ce que…
Levi reprend ses mains puis ses gants, et Frankie se surprend à fixer ses propres paumes, persuadée un instant d’y avoir vu se délier un tatouage aux allures d’attrape-rêves. « Un témoignage », souffle une voix inconnue revenue des tréfonds de ses rêves. « On prétend que l’envers fait affleurer notre nature profonde, comme s’il nous retournait en même temps que le monde. »
Arrête, arrête, arrête, hurle son cerveau avec la voix de Sabina. T’es pas prête pour ce qui t’attend.
— Peut-être que je fais fausse route, lâche raidement Levi, dissipant l’illusion du même coup. Peut-être qu’il n’y a pas de règle absolue concernant le retour. Concernant quoi que ce soit.
Le pouls de Frankie lui bat les côtes, les tempes, l’aine, jusqu’au bord des ongles. Tout lui échappe. Elle n’aurait pas dû relancer le sujet. Pas dû se ruer sur Levi. Elle l’a blessé, vexé ; brusqué, en tout cas : il fixe ses doigts craquelés comme s’il s’agissait de monstruosités, et Frankie se déteste bien avant que ses lèvres articulent :
— Ou peut-être que toute ton affaire est qu’un gros flan, parce qu’il y a vraiment rien qui tient debout.
— Frankie…
L’orage s’est rapproché derrière Levi, qui l’observe, les bras ballants. Sous l’impatience, l’affection refoulée n’est plus si difficile à entendre, même si elle n’a jamais été moins méritée.
— S’il te plaît. Je sais que c’est dur, mais si tu pouvais simplement… ne pas te débattre, l’espace de quelques minutes ? Ne pas faire semblant, ne pas jouer le jeu, mais écouter ce qui importe vraiment ? L’échéance se réduit et on doit se préparer à la suite.
Comme Frankie reste muette, il continue d’une voix pressée, inquiet peut-être qu’elle se rétracte avant qu’il ait pu tout déballer :
— Je ne peux rien faire pour empêcher notre retour du 4 mars, celui qui déchirera la réalité. Mais une fois que la boucle sera bouclée, j’aurai besoin de ton aide pour mettre un terme à tout ça. Pour refermer la brèche. Je n’ai qu’une vague idée de la marche à suivre, mais j’imagine que la première étape sera de retourner dans l’icosaèdre.
— Eh ben retournes-y, renvoie-t-elle d’une voix aigre, puérile, qu’elle ne reconnaît pas. Je vais pas t’y catapulter moi-même. T’as qu’à demander à ton grand copain Kasper de te glisser dans les bagages des sandersoniens, puisque tout le monde y va, dans ce putain d’icosaèdre.
Absurde, insensé, ce sentiment d’abandon – non, de trahison – qui lui leste la poitrine ; mais qu’est-ce qui a encore un sens, aujourd’hui ?
Levi hausse des sourcils suppliants, et c’est pire, c’est insoutenable, mais Frankie est trop fière, trop peureuse ou trop bête pour s’excuser. Même s’il délire, et alors ? Il est là. Il est toujours là, peut-être pas pour elle, mais au moins avec, et si elle finit par le chasser à force de se montrer fière, froussarde et stupide, elle ne se le pardonnera jamais.
Mais il reste, encore une fois.
— J’ai besoin de toi. J’ai besoin que tu me croies.
— C’est tout le problème, tu comprends pas ? Je sais plus ce que je dois croire. Je sais plus à qui faire confiance ni même si je peux me faire confiance à moi-même…
Sa vision se brouille, sa gorge se noue, et plutôt que de laisser les larmes couler, Frankie évacue les mots :
— Je sais que je suis chiante et bornée, mais j’y arrive pas. J’ai appris à croire seulement ce que je vois, et y a des choses… Des choses que je peux pas accepter, même si je les ai sous le nez.
Comme toutes les choses que Levi connaît à son sujet et que même un stalker premium ne pourrait pas avoir devinées, auxquelles Frankie a préféré ne pas réfléchir. Des choses aussi aberrantes que celles qu’elle éprouve en le regardant, en lui parlant, en touchant ses mains rêches, et qui lui sont plus insupportables encore que les secrets découverts par l’action du Saint-Esprit.
— L’insubmersible canard en plastique.
Frankie pourrait croire qu’il a définitivement fondu un plomb, mais elle a trop souvent entendu cette expression pour s’arrêter à son apparente absurdité. Ça la choque, pourtant.
— Quoi ? fait Levi. Après trente ans à t’attendre et trois à t’observer dans ton nouvel environnement, il semble normal que j’aie intégré quelques principes, non ?
Normal, non ; rien n’est plus normal. Mais il a raison : les zététiciens utilisent une ribambelle de métaphores pour illustrer les schémas de pensées et les raccourcis sémantiques des adeptes du paranormal. Frankie les liste comme on se chante une berceuse, soulagée d’en revenir à des notions qu’elle maîtrise : effet cerceau consistant à admettre au départ ce qu’on cherche à démontrer, effet cigogne conduisant les Elena de ce monde à confondre corrélation et causalité, effet puits utilisé dans des discours creux et vagues auxquels n’importe qui peut s’identifier – un classique parmi les voyants et les rédacteurs d’horoscope.
Le canard en plastique correspond à un autre phénomène courant : la résolution hâtive de dissonance cognitive. Confronté aux preuves les plus irréfutables, le paranormaliste préférera les nier en bloc ou les remodeler à sa façon plutôt que d’admettre la vérité – aussi souvent et aussi profondément qu’on enfonce le canard en plastique dans l’eau du bain, il remonte toujours à la surface.
Frankie a souvent été confrontée à ce comportement, même si elle n’a pas cherché à le corriger : le but de l’OZ n’est pas de mener des croisades. Elle n’a jamais envisagé qu’elle puisse être tombée dans le piège, cependant ; qu’elle puisse avoir si ardemment refusé les faits qu’on lui présentait, non pas parce qu’ils invalidaient l’existence des complots ou des dimensions parallèles, mais au contraire parce qu’ils la rendaient possible.
— Je crois que je t’ai observé aussi, murmure Frankie, qui s’entend à peine.
Une partie de sa détresse a succombé aux formules magiques des sceptiques comme un mauvais esprit. Elle a posé un diagnostic : cas aigu d’obstination. Son formatage psychologique lui interdisait de remettre en question des principes aussi indubitables que ceux de l’astronomie ou de la mécanique quantique, et l’idée d’un monde à vingt faces accessible par des vortex d’énergie lui était tellement inconcevable qu’elle n’y aurait peut-être même pas cru en s’y promenant.
Tout est beaucoup plus simple en acceptant d’élargir ses perspectives. Tout est possible.
— Ou quelqu’un qui te ressemblait vraiment beaucoup, dans mes rêves, pendant neuf ans, continue-t-elle sans oser regarder Levi. Le premier dont je me souviens clairement, c’était en 2011, je crois. On fêtait mon anniversaire, il y avait de la musique, du punch, plein de gens qui me faisaient plein de cadeaux. T’étais là, mais tu me faisais un peu peur, au départ.
« Il y en a eu beaucoup d’autres ensuite. Et depuis le début de l’année, ça se multiplie. C’est toutes les nuits maintenant. Y a mon ancienne voisine de vacances, dedans.
Frankie essaye une dernière fois de rationaliser, réflexe indécrottable, rechute : rien d’étonnant à ce que son subconscient intègre Célestine Londo en découvrant qu’elle fait partie des disparus du Kahana. Mais rationaliser, c’est mentir : cette femme au visage saupoudré de taches de rousseur s’est invitée dans ses nuits avant qu’elle lise son nom dans le manifeste, et le reste bien avant que Levi lui livre ses fantasmes.
— Toi, par contre, t’y es tout le temps.
Un flash, puis un rugissement. L’orage est là, et Levi s’avance en disant :
— Tout ce que je t’ai raconté, chez toi… Ton premier anniversaire dans l’icosaèdre, le vol MH730, notre plan concernant les machines de Santiago, Célestine… Comment j’aurais pu deviner le contenu de rêves datés de neuf ou six ans, ou même de trois semaines avant notre premier échange dans ton appartement ?
La réponse est simple : il n’aurait pas pu. Deviner ses goûts, apprendre ses habitudes, à l’extrême limite ; mais connaître sur le bout des doigts des épisodes que Frankie n’a jamais relatés à personne ?
— Si j’ai pu te raconter ça, c’est parce que ce ne sont pas vraiment des rêves, continue-t-il. Même pas des souvenirs. Plutôt… des échos. Des répliques de ce qui t’arrive au même moment dans l’icosaèdre.
« Je les ai vus aussi, en dormant, pendant ces trente dernières années : des bribes de ce qui se produisait là-bas au même moment, mais que moi, je me souvenais avoir vécu. J’ai vu tout ce que mon autre version faisait, en bien et en mal, en sachant sur quelle voie chacune de ses décisions le mettait, en sachant que la voie aboutissait à sa traversée, son retour en 1990, mon arrivée, et à mon interminable attente.
« Tous les matins en me réveillant, je songeais à ce que j’aurais pu et dû faire autrement, et que je ne pouvais plus changer, car on ne change ni le futur ni le passé. Peut-être que je te faisais peur, le soir de ta fête, mais moi je ne savais pas comment t’aborder, comment te faire comprendre que tu étais en sécurité et à ta place parmi nous. Pourquoi m’ont-ils fait chef ? Je n’ai jamais su dire les choses essentielles, à personne. Et tous les secrets que j’ai gardés…
Frankie se hisse sur la pointe des pieds et ses lèvres heurtent celles de Levi au moment où le déluge s’abat sur la ville. Ce n’est pas un baiser, au mieux une maladresse, au pire un carambolage, du moins c’est ce qu’elle se répète alors que son cœur tambourine dans ses oreilles et que son ventre se creuse.
— Qu’est-ce que tu fais ? souffle Levi contre sa bouche.
— Je sais pas.
Frankie a renoncé au contrôle et à la certitude. Parfois, elle se demande même si ce qu’elle vit est réel. L’adrénaline n’aide pas et le martèlement de son sang épaissit le voile qui est tombé sur le monde depuis longtemps. Tout ce qu’elle sait, c’est que dans ses songes au goût de rhum et de fruits, elle aurait suivi Levi à travers toutes les dimensions parallèles.
Son bras frémit, comme un geste qu’il refrène, et Frankie attrape la main rugueuse qu’il n’a pas osé fermer sur la sienne.
— Tu ne devrais pas faire ça…
Mais est-elle vraiment la seule à le faire ? Les doigts de Levi se crispent, la retiennent. Quand elle dresse de nouveau le visage dans sa direction, elle n’a plus besoin de se grandir.
— On a… On a déjà… ? Je veux dire, là-bas…
Il scelle ses lèvres en l’embrassant. Elle suppose que c’est un « oui ». Quelle importance, en réalité ? Tout ça, c’est une autre vie.
Dans celle-ci, Frankie le bouscule jusqu’au lit où il s’écrase en grimaçant.
— C’est pas le moment de critiquer mon tour de hanches, menace-t-elle sans le libérer de son poids qui le maintient au tapis.
— Non, j’ai failli m’empaler sur un ressort.
Lequel proteste en grinçant quand il se contorsionne.
— J’espère que Kas a pas pris la chambre d’à côté…
— Je vais arrêter de bouger. De toute façon… disons que je connais la théorie, mais…
Frankie ajoute au supplice du matelas en basculant sur le côté et, la joue dans la main, elle souffle :
— Allons, une très vieille âme bien conservée comme la tienne ?
— Je n’ai pas… Ça n’est pas… Disons que ça ne fait pas partie de mes centres d’intérêt, en général.
— Oh. Mais on n’est pas obligés, hein ? On peut juste…
— Non, je… J’en ai envie.
C’est un soulagement : Frankie palpite partout où il faut et elle aurait eu du mal à justifier une douche de vingt minutes avant d’enchaîner sur de chastes câlins devant la télé brésilienne. Un coup d’œil en contrebas finit de la rassurer et elle s’allonge contre son flanc, la tête sur son bras replié, incapable de réprimer son sourire.
— Quoi ? fait Levi. Tu te moques d’un vieux puceau ?
— Pourquoi je me moquerais ?
— Tu ne souris jamais, d’habitude.
— Ah bah merci !
Les rides se creusent au coin de ses yeux et Frankie plisse les paupières. Elle voudrait le remercier sincèrement, parce qu’elle a moins peur de le malmener, de le blesser ou de se tromper, maintenant. Elle n’a jamais échangé de vannes pendant les préliminaires, encore moins imaginé que l’asticotage puisse être aussi excitant. Quand elle se penche vers Levi, elle ignore si elle préférerait qu’il louche ou qu’il l’embrasse à pleine bouche.
— Alors, première leçon, enlever ses vêtements, dit-elle. Conseil : enlever les vêtements de l’autre, c’est mieux.
— Bien, professeur.
Ça ne devrait pas la mettre dans un tel état, mais quand il finit de retirer son t-shirt humide de transpiration, elle n’a plus du tout envie de rire. Elle se cambre, se tord, brasse l’air lourd du parfum de la pluie sur le bitume, de l’électricité de l’orage et de leurs respirations heurtées. S’arracher à cette étreinte pour fouiller son sac à la recherche d’un préservatif lui coûte d’immenses efforts et, quand elle y revient, toutes leurs empoignades et toutes leurs caresses ne lui suffisent plus : les quelques millimètres qui séparent leur peau nue paraissent contenir des univers entiers et chaque frottement de genou râpeux ou de paume calleuse la blesse d’une manière inédite.
— Dépêche-toi, rauque-t-elle en se cramponnant à sa nuque et à ses reins.
Il siffle, s’enroule comme un serpent, se glisse contre elle, sur elle. En elle. Deux dimensions parallèles en collision.
Ma lutte pour retrouver goût à la vie (j'exagère) me conduit à me reconnecter avec ce qui fait éprouver des émotions, perdu d'année en année. La lecture en faisant partie, me voici ici, doucement. Chaque chapitre est une victoire. Merci d'y contribuer <3.
J'aime ce titre. "Souvenirs" c'est aussi léger (doux ?) que quand on rapporte un souvenir de voyage à quelqu'un, et aussi crucial que les souvenirs de Francis qui lui échappent. (Il faut que je l'appelle Francis, tu te doutes bien.)
Je voudrais savoir si tu as dessiné un plan de l’Icosaèdre et de ses faces qui ont l'air si différentes (et folles) ? C'est accessible quelque part ?
Hey... Ouaho. C'est à deux chapitres de la fin - de ce que tu as actuellement posté - que j'ai fait le rapprochement Célestine/céleste/constellation... xD Sh*t, je me pensais plus vive que ça !
T'as peut-être d'ailleurs fait d'autres clins d'oeil avec d'autres noms.
On prend Pooja, au hasard. (Non pas au hasard...) Elle est terrifiante. Pas tant parce qu'elle tue des adultes à mains nues, mais son fanatisme me met les poils. Clairement, à une autre époque, elle aurait conduit elle-même les sorcières jusqu'au bûché, celle-là. Une telle inflexibilité, c'est flippant.
J'ai été surprise que tu décrives aussi, euh... crument ? Le crash de Malaysia airline. Parce que c'est pas si vieux et que y a peut-être des gens qui ont perdus des proches qui, sait-on jamais, peuvent tomber sur ton histoire ? Bon après c'est qu'une question de sensibilité (on sait du coup où la mienne se range), et ça sert à ton récit de citer des éléments véridiques. Ceci dit ça m'a sorti de la fiction, c'était peut-être un peu tandax à lire. Ce serait un vol inventé ce serait passé crème. C'est bête quand même le cerveau.
A force de rappeler que Levi a une tronche de lézard je commençais sérieusement à envisager la piste des reptiliens ; attention l'OZ, tenez-vous prêt, vous avez pas idée de qui débarque dans vos locaux pour enquêter.
Tant de temps passé avec lui et on sait encore si peu de choses à son sujet. D'où qu'il vient. Est-ce que son aspect lézard découle du temps passé dans l'icosaèdre (genre... sang de glace, cœur de pierre, tu seras un lézard mon frère (non pas que j'imagine que les Eux ou que ce monde parle en formule magique... La rime est fortuite)), où est-ce qu'il est à la base déjà comme ça. Et comment est-ce qu'il se balade dans la temporalité. Est-ce qu'il vient d'ailleurs. Est-il seulement de la sphère. Peut-être vient-il de la forme-géométrique-contenue-à-l'interieur-de-l'Icosaèrdre et dont je ne sais plus ce que c'est. Un carré ? Han. Si on peut passer de sphère à Icosaèdre, ou peut certainement passer de Icosaèdre à autre chose.
Bon là j'ai trop de temps pour parler seule avec moi-même dans les coms et je peux continuer comme ça longtemps si je ne m'arrête pas.
C'était le traditionnel commentaire patch-work. En espérant qu'il ne te désespère pas trop. Ready pour la suite lorsqu'elle arrivera. (A mon rythme. C'est à dire limite en marche arrière ?)
Je te fais plein de gros bisous <3