Elle était à bout. Pourtant, cette fois encore, Éliane se pencha pour ramasser la lourde épée d’entraînement qui avait volé de ses mains sous les coups du maître d’armes.
– Et voilà pourquoi ce n’est pas une discipline pour les femmes. Vous n’avez juste pas la force pour tenir votre arme.
Elle serra les dents et se remit en garde. Ce n’était pas la première fois qu’il disait quelque chose ainsi. L’homme lui avait semblé sympathique pourtant, de prime abord. Avait-il reçu ordre de son père de la décourager, ou bien ne dévoilait-il là que sa véritable nature ?
En soi, il n’avait pas tort. L’arme était trop lourde. Elle avait assimilé les mouvements qu’il lui avait enseignés et lisait parfaitement ses déplacements… Mais elle était trop faible. Après deux parades, son épée finissait invariablement à terre. Ce n’était cependant pas par ces remarques négatives qu’elle progresserait plus vite…
Le maître d’armes allait recommencer la série de coups qu’elle apprenait à bloquer, mais fit un pas en arrière et baissa son arme.
– C’est inutile.
– Vous vous rangez à mon opinion, alors ?
L’homme semblait hésiter entre la joie et la déception. Il allait falloir qu’elle ait une discussion avec son père. Il n’avait pas le droit de la saboter après qu’elle ait tant peiné à décrocher son assentiment.
– Je n’abandonne pas, maître Alvir. Je constate simplement que l’exercice que vous me proposez est inutile pour le moment. Vous avez raison, je ne suis pas assez forte. Alors il faut d’abord développer ma force.
Il la regarda un instant sans rien dire, puis, voyant qu’elle n’ajoutait rien, il lui demanda :
– Et vous pensez faire cela comment ?
Un sourcil levé, l’homme d’âge moyen l’observait, elle ne savait si d’un œil curieux ou réprobateur.
– Je ne sais pas exactement… Mais vous, vous devez savoir ! Ou alors je peux consulter un livre sur le sujet, il doit bien y en avoir !
Le maître d’armes ne savait trop que penser de l’enthousiasme de la jeune fille. Elle venait de passer un sale quart d’heure, et la voilà qui, au moment où il pensait qu’elle baissait les bras, cherchait une alternative. Cependant, il ne devait pas douter.
– Nul livre ne saura vous donner la force de tenir cette épée.
– Non, mais…
– Ne m’interrompez pas ! J’étais prêt à fermer un œil sur votre faiblesse, mais je ne saurais tolérer votre impertinence ! C’est en tenant une épée qu’on apprend à tenir une épée !
Éliane dut faire un effort pour se retenir de répondre. Il aurait pu utiliser l’expression quand même ! Mais cet homme était borné. Il ne voulait pas comprendre qu’il y avait de meilleurs moyens de renforcer ses muscles. Ce n’était qu’une… Non. Ce n’était pas qu’une brute. C’était aussi le chef des armées de Vallion. Un brillant esprit stratégique. Il devait parfaitement savoir où elle voulait en venir, alors… Soit il était aussi machiste que son père, soit il ne faisait qu’obéir aux ordres de celui-ci.
– Excusez-moi, seigneur Alvir. Je vous demande de bien vouloir m’accorder une pause le temps que j’aie une discussion avec mon père.
– Pause accordée.
Le maître d’armes sourit en regardant la jeune fille s’éloigner. Si elle réussissait à faire changer d’avis son père, il prendrait plaisir à la former. Ses mouvements étaient déjà excellents. Tout ce qu’il lui manquait, c’était de la force et de la pratique. Non seulement la petite apprenait vite, elle était également très perspicace.
La porte de la grande salle claqua. Ricardo se détourna du fermier qui se tenait devant lui pour voir sa fille dépasser le rang de plaignants qui attendaient leur tour de se faire entendre par leur seigneur.
– Un mot, père !
Tous s’étaient tus, attendant la réponse qu’il adresserait à sa fille impertinente. Il ne pouvait se montrer faible devant son peuple, ni trop dur. Un jour, elle serait à sa place, et il était important que tous aient une bonne image d’elle. La grande salle était le dernier des lieux pour une dispute. Mais il ne pouvait interrompre ainsi une séance de doléances sur un caprice de sa fille.
– Pas ici ni maintenant, Éliane. Je suis occupé et tu attendras ton tour comme toutes ces personnes.
– J’insiste.
Elle ne sonnait pas comme une petite fille qui fait la difficile. Impérieuse, elle se tenait droite, le menton levé. Un instant, elle lui rappela sa femme. Elle en avait tous les traits… Elle aussi lui tenait toujours tête. Seulement, sa fille n’était pas encore sortie de l’enfance. Il ne pouvait pas laisser passer son attitude, pas devant toutes ces personnes.
– Et tu insisteras en silence au bout de la file !
Elle continua de le fixer. Il craignit un moment qu’elle réplique, et il s’apprêtait déjà à faire signe à Alonso de l’escorter, mais finalement elle tourna les talons.
Elle parvint à garder une certaine dignité dans sa déroute. Elle fendit la foule et quitta la pièce dans un autre claquement de porte. L’interruption n’avait pas duré longtemps, mais elle serait très certainement le sujet de nombreuses discussions dans les heures, voire les jours, à venir.
Enfin, c’était peut-être un moindre mal, se dit-il en revenant à la question qui l’occupait avant. L’homme qui se tenait devant lui avait perdu du bétail. Quelques bêtes seulement, mais pour un pauvre paysan, c’était une perte considérable. Et il n’était pas le seul à porter de semblables nouvelles aux oreilles de son seigneur.
Il ne s’était pas encore prononcé sur la question, se contentant jusque-là de recevoir les différents témoignages et plaintes. Mais il faudrait bien qu’il agisse. Il avait bien compris ce qu’il se passait. Pardi ! Zang l’avait bien prévenu que cela risquait d’arriver. Sur le moment, il avait chassé le problème en se disant qu’une poignée d’équipes en viendrait à bout. Sauf que ces mêmes hommes qu’il pensait employer étaient à présent en route vers le sud et que les bandits s’étaient bien installés…
– ‘Jour M’sire, merci de m’entendre. À moi c’est des poules qu’i’m manque. Pas de sang, pas de bêtes mortes dans les champs. Z’ont juste disparu.
– Bien. D’autres personnes voudraient-elles reporter des disparitions d’animaux ?
Ricardo attendit un moment. Aucune autre voix ne s’éleva. Il n’était pas fier de ce qu’il allait faire, mais il n’avait pas vraiment d’autre choix. Il avait les mains liées tant qu’il ne disposerait pas de plus d’hommes. Or il fallait bien proposer une solution aux paysans…
– Des équipes de chasseurs disposeront des pièges à loups à l’orée de la forêt. Les Sarquiau m’avaient prévenu qu’une meute avait échappé à leur contrôle, nous en subissons probablement les conséquences.
– M’sire… Avec tout mon respect… C’était y pas une bête, osa timidement l’un des plaignants.
– Les chasseurs garderont les yeux ouverts et feront leur rapport directement à moi. Le nécessaire sera fait en cas de larcin. D’autres plaintes ?
Il aurait dû trouver une autre solution. Une meilleure. Il devait y en avoir. Il ne pouvait cependant pas perdre la face en attendant de la trouver. Peut-être qu’il pourrait profiter du passage des troupes en provenance du nord. Fayun avait dit qu’il enverrait tous les hommes dont il pourrait se passer…
La séance continua, mais Ricardo était perdu dans ses pensées, occupé par le problème qu’il avait si négligemment mis de côté. Les plaintes des mieux nantis étaient futiles à côté.
Alors que le troisième maître-artisan se plaignait de l’augmentation des taxes, Ricardo se mit à penser à Éliane. Il n’était pas content de son attitude dernièrement. Depuis l’incident avec Élisa, elle n’avait fait que le contrarier. Elle profitait de chaque occasion pour braver un autre interdit. Il n’avait su lui interdire la leçon avec Yvan, et il aurait ensuite été ridicule de lui interdire de voir le maître d’armes… Il avait d’abord protesté que cela nuirait à sa croissance, mais maintenant qu’elle avait treize ans, cet argument-là ne tenait plus. Il avait donc dû arranger des leçons. Pourtant, plus loin elle se tiendrait des armes, plus il serait rassuré. Elle semblait prendre très à cœur son rôle de future commandante des armées du Bien que lui promettait la prophétie, mais… C’était sa petite fille. Il n’avait pas envie de la perdre. Pourquoi les choses ne pouvaient-elles pas rester ainsi ? Il n’aurait bientôt plus d’autorité sur elle. Éliane serait bientôt une adulte, et déjà les nobles des différentes cours se disputaient sa main.
Ricardo souffla. Sa femme lui manquait. Il se sentait tellement seul devant tous les problèmes qui pesaient sur ses épaules. Sa relation avec Éliane et la situation à Vallion ne faisaient que se détériorer. Il agissait pourtant pour le mieux…
– Un problème, messire ? s’inquiéta le bourgeois en interrompant sa plainte.
– Oui, il faut que j’aille discuter avec ma fille. Merci pour votre récit, je tiendrai votre avis en compte.
Le maître-artisan comprit qu’il était congédié. Il n’avait pas l’impression qu’on l’avait écouté et était toujours mécontent. Cependant, en voyant les rides entre les sourcils froncés de son seigneur, il ne put s’empêcher de se demander : et qui s’occupait d’écouter ses problèmes à lui ?
– Bon courage messire, j’ai deux enfants aussi, ce n’est jamais facile à cet âge-là.
– Elle n’a rien d’une enfant normale, mon bon, répliqua Ricardo avant de se diriger vers la porte latérale.
La sympathie du maître-artisan s’était envolée, mais il se retint de répondre. Après tout, n’était-ce pas ce que pensaient tous les pères de leur progéniture ?
Je dois commencer par te présenter mes excuses car cela fait plusieurs jours que j’ai lu tous les chapitres disponibles de ce texte, mais j’ai beaucoup trop tardé pour laisser une trace de mon passage. Et ainsi, le commentaire que je voulais t’écrire avec mes impressions à chaud est passé à la trappe… je suis vraiment navrée ! ><
En tout cas, je peux te dire que je n’ai eu aucune difficulté à me laisser embarquer dans ton récit ! J’ai particulièrement apprécié les chapitres avec les points de vue d’Eliane et Will, deux personnages auxquels je me suis rapidement attachée.
Je dirais que les deux chapitres qui m’ont le plus marquée sont « Apprenti » et « La Croisée des chemins » : j’étais complètement prise dans les événements durant ma lecture, au point que j’avais l’impression de les vivre en compagnie des personnages, c’était assez intense !
Sinon, je trouve qu’on sent que ton histoire est riche de personnages et de détails. Tu as l’air d’avoir pensé à plein de choses pour la mise en place et le fonctionnement de ton univers et, pour tout ça, je te tire mon chapeau : c’est impressionnant et, personnellement, c’est toujours quelque chose que je savoure à la lecture !
Pour ma part, peut-être est-ce le fait d’avoir tout lu d’une traite, mais je n’ai pas eu trop de peine à suivre et comprendre ce qui se passait. Mais j’aurais tendance à penser que c’est le genre de récit dont il ne vaut mieux pas laisser passer trop de temps entre la lecture de deux chapitres. En tout cas, je suis contente d’avoir pu découvrir tous ces chapitres à la suite.
Il ne me reste plus qu’à te dire que je me réjouis de connaître la suite de cette histoire et à te souhaiter une bonne continuation en attendant ! ^^
Merci beaucoup pour ce commentaire ! Je suis ravi que le récit t'ait plu ! Vraiment, un tel retour est tellement encourageant ! :D
La Croisée des chemins est mon chapitre préféré ! (Enfin, pour le moment... J'ai la suite en tête et hâte d'en venir à certains événements.)
Ça fait un moment que je n'ai pas touché à ce texte. Ce n'est pas évident de se replonger dedans parce que je me mets pas mal de pression (particulièrement pour ce récit). J'ai vraiment envie de le reprendre, mais je pense que ça va encore attendre un peu (même si là tu viens de me donner un sacré boost au moral !)
Alors voilà, je ne sais pas quand elle arrivera, mais je promets qu'il y aura une suite ! (Ce serait dommage de ne rien faire de tous ces conflits et toutes ces scènes déjà prévus x) )
Merci encore pour ton enthousiasme !
Je te souhaite que l'inspiration soit au rendez-vous sans trop de pression pour autant, belle continuation !