Edmond descendit les quelques marches de marbre qui menaient à la porte. Dehors, sur le parvis de la galerie vitrée, l’été était tout proche et les rayons du soleil se reflétaient sur les pavés bruns. Il étira ses bras, respira un grand bol d’air. Sa tête était lourde, sa peau moite, des auréoles apparaissant sous les bras ; il était physiquement et mentalement exténué par ses examens de fin d’année.
— Enfin ! s’écria-t-il. C’est enfin terminé !
— Rooh ce sujet de génétique de fou ! continua George à côté de lui, tout aussi lessivé.
George frotta énergiquement ses yeux en passant les doigts derrière ses lunettes et faillit les faire tomber. Il les replaça sur son nez, remettant en arrière ses cheveux fins qui commençaient à devenir franchement longs.
— Mais au moins on est libérés !
— Oui, ça tu l’as dit !
Edmond souffla, s’étirant le dos en apposant ses mains sur ses reins. Ses vertèbres craquèrent dans un soulagement bienvenu.
— Il n’y a plus qu’à voir ce que ça donne.
Un autre groupe d’élèves arriva à leur niveau ; pratiquement tous dans la classe d’Edmond et de George, il était composé des jumelles Anaïs et Clémentine Ochaud, les deux têtes de classe ; grandes, châtain virant au roux et au physique passe-partout ; pourtant extrêmement studieuses, elles étaient les premières partantes pour faire la fête ; il y avait aussi William, qui lui faisait plus la fête qu’il n’étudiait, et Mathéo, un ami de lycée d’Anaïs et de Clémentine, qui s’était spécialisé dans la physiologie ; il avait passé le partiel de génétique avec eux en option. Il était petit, mais terriblement charpenté.
— Alors les gars, demanda ce dernier, ça l’a fait ?
— On verra, répondit George en regardant sa montre ; tout ce que je retiens, c’est que les partiels sont finis, qu’il fait beau et que ça donne envie d’aller boire une bonne bière !
— C’est une bonne idée, répondit Edmond, mais après mon sport ! J’ai besoin d’exulter là !
— Rooooooooo Ded ! s’offusqua faussement Anaïs. Le sport peut attendre ! Une petite binouze ?
— Ce soir les gars ! répondit-il en faisant un salut au groupe. Le devoir m’appelle !
Ne se faisant pas prier, il remit son sac en bandoulière, puis partit en leur faisant un signe qui signifiait « on s’appelle ». Le groupe le regarda partir, mi- moqueur mi- amusé.
— Il a changé depuis quelques temps ! remarqua Clémentine en croisant les bras.
— C’est depuis qu’il a rencontré cette fille je crois, répondit George qui le suivait du regard.
— Lucie ? demanda Anaïs. Lucie est gentille. Et elle ne dit pas non à une bière.
— Non, pas Lucie. Rose. C’est une prof d’histoire. Ils traînent souvent l’un avec l’autre. Edmond me dit qu’ils ont plein de points communs et ils passent beaucoup de temps ensemble.
— Ah ? Tu crois qu’il y aurait…
Anaïs leva les yeux au ciel sans finir sa phrase.
— Non pas du tout ! répondit George en rigolant. Rose aime les filles. Non, en vrai je ne sais pas ce qu’ils font.
Le regard de George se plissa. Mais que pouvaient-ils faire de si prenant ?
Samantha réajusta sa queue de cheval, la serrant fortement avant de laisser tomber les deux petites mèches de cheveux qui encadraient désormais son visage. La révélation de Samus sans son armure l’avait regonflé à bloc. Comme chaque matin depuis, elle enfila un short et un débardeur, lança le tourne-disque et fit ses deux heures de sport quotidiennes. Ce petit rituel était suivi d’un repas bien consistant (plus pulpeuse que la plupart des femmes ? Bah elle comptait bien le rester !), puis d’études sur le monde actuel grâce à internet ou les encyclopédies. A son grand étonnement, elle retenait très vite ce qu’elle apprenait. Le monde d’aujourd’hui en devenait… encore plus bizarre.
Devant l’ordinateur, Samantha attendait impatiemment 16h afin de s’entraîner avec Edmond ; Rose revenait ce week-end, et elle était déterminée à lui montrer ses progrès. Quand l’heure du goûter approcha, Samantha commença à s’échauffer en soulevant des poids, la musique en fond sonore. Avec la chaleur, de grosses gouttes commençaient déjà à perler sur son visage, et son débardeur colla rapidement à sa peau. La porte du hangar grinça sans qu’elle ne l’entende, et ce n’est que lorsqu’Edmond baissa le volume du tourne-disque qu’elle remarqua enfin sa présence.
— Mais c’est super fort ça ! se plaignit-il en tournant le regard dans sa direction.
— C’est parce que c’est ma chanson préférée ! se défendit Samantha en reposant ses haltères. Elle me représente !
— Fat Bottomed Girl ? s’étonna Edmond en penchant la tête.
Ah.
Samantha se releva et lui lança un bâton qu’il rattrapa au vol.
— Allez, allons livrer combat ! dit-elle avec un fort enthousiasme, se mettant directement en position d’attaque. Edmond la regarda avec de grands yeux étonnés.
— Wo-wo-wo ! répondit-il amusé. Attend deux secondes ! Je ne suis même pas échauffé et je sors tout juste de mon partiel, laisse-moi cinq minutes !
Edmond posa son sac, fit craquer son cou et commença à faire des moulinets avec ses bras. Samantha se détendit, reposa son bâton, et s’exerça à étirer son corps en des positions souples.
— C’est quoi un partiel ? demanda-t-elle curieuse, tout en se penchant et levant une jambe jusqu’à l’arrière de sa tête à la manière d’une danseuse classique.
— C’est un examen de fin de semestre, lui répondit Edmond qui retira son t-shirt.
Samantha le regarda en biais : il était assez mince pour un garçon, bien que ses muscles commençaient à se développer ; Sam releva son sourcil droit avant d’ôter son regard et de le reporter sur son arme.
— C’est pour savoir si on a bien assimiler nos cours, continua Edmond en enfilant sa tenue de sport.
Il exécuta quelques assouplissements supplémentaires, avant de s’emparer du bâton. Une drôle d’odeur titilla son nez.
— Ça sent encore le gaz ici ! dit il en agrandissant les narines. C’est tout de même bizarre !
— Cela n’avait pas l’air d’inquiéter Rose, répondit Samantha. C’est peut être le sol ? Avec cette chaleur. Moi j’y suis habituée.
— Peut-être, dit-il, circonspect.
Il se retourna vers son bâton, fit quelques prises en l’air pour se remettre dedans et se plaça enfin face à Samantha qui l’attendait, le fixant de ses yeux vermeil, utilisant le même type de bâton que lui.
— Allez, en garde !
Edmond se mit en position de défense. Ils entamèrent quelques joutes rapides, se rapprochant et s’avançant, sans être trop agressifs. Le but principal était d’essayer d’anticiper les attaques adverses. Edmond était supérieur sans son armure, mais depuis une semaine, Samantha avait fait des progrès phénoménaux : plus rapide, anticipant de mieux en mieux, et utilisant son surplus de force à bon escient ; elle était devenue en quelques temps plutôt coriace.
Les attaques commencèrent à fuser, dans un sens comme dans l’autre, et le combat gagna en intensité. La sueur recouvrit bientôt complètement leurs t-shirts, et Edmond commençait à reculer dangereusement.
La joute arriva à l’apogée de son intensité, leurs bâtons se choquant à maintes reprises dans un bruit sourd ; les coups s’enchaînaient, les esquives avec, Edmond se baissant, Samantha sautant, chacun parant coup pour coup ; la sueur ruisselait le long de leurs tempes, l’expression de leurs visages crispée de détermination.
Edmond fit une taillade rapide vers les chevilles de Samantha qui para le coup au sol. Elle leva sa jambe au dessus de sa tête, agrippa la nuque d’Edmond avec l’intérieur de son genou, et en un geste éclair se saisit du bâton d’Edmond de sa main gauche. Edmond eut juste le temps de lui lancer un regard stupéfait, ce à quoi elle répondit par un clin d’œil. Elle rabattit sa jambe avec force, entrainant Edmond la tête la première sur le tatami, qui s’écroula sur le sol, le pied de Samantha le bloquant désormais contre. Elle appuya les deux bâtons sur ses omoplates. Des gouttes de sueurs coulèrent le long de ses mèches de cheveux, s’écrasant à côté de sa victime.
— OK-OK, je suis vaincu ! supplia Edmond.
Samantha esquissa un sourire satisfait, et relâcha la pression qu’elle exerçait avec ses bâtons. Edmond se remit sur son séant, et Samantha lui tendit une main amicale. Les muscles des deux combattants tremblaient, tétanisés par l’effort.
— La vache ! s’exclama Edmond. Tu t’es carrément améliorée !
— Merci ! dit elle en lui montrant les dents les plus blanches qu’il n’ait jamais vu. Pour être tout à fait honnête, j’étais sur le point de craquer.
— Ça me rassure !
Samantha baissa la tête par honneur, satisfaite de la transpiration que lui avait imposé son compagnon d’arme.
— Tu es un bon combattant Edmond. C’est agréable de s’entraîner avec toi.
— Je te remercie Sam. Et je te retourne le compliment. Même si c’est relativement douloureux.
Elle rigola. Edmond se retourna pour enlever son t-shirt souillé, et récupéra une des serviettes de l’armurerie, sur laquelle il s’épongea. Sa nuque était reluisante de sel. Samantha détourna difficilement le regard de cette scène. La curiosité commençait à lui dicter de drôles de comportements. Elle revint à ses esprits lorsqu’Edmond reprit :
— Je pense qu’on a mérité une bonne douche !
Samantha s’observa à son tour. D’énormes auréoles couraient sous ses bras et entre ses seins, et elle collait de partout. Elle dégageait de surplus une odeur pas des plus agréables.
— Oh oui je le crois aussi !
— Cela ne te dérange pas que j’y aille d’abord ?
Samantha fit non de la tête. Edmond la remercia, et se dirigea vers la salle d’eau. A la porte de l’armurerie, il s’arrêta, et tourna la tête vers Samantha.
— Au fait, la semaine prochaine, on fête la fin des examens avec Lucie et mes potes de la Fac. On s’est dit que ça sera cool que tu viennes.
— Vous… m’invitez ?
— Oui.
— Moi ?
— Oui toi. Tu es notre amie !
Samantha rougit, puis baissa la tête, un peu dépitée.
— Je ne sais pas si… j’aurais ma place.
— Sophie vient aussi tu sais.
Les pommettes de Samantha reprirent une jolie couleur rosé.
— Sophie aussi ? répondit-elle timidement. Bon eh bien… d’accord.
Edmond lui sourit à son tour.
— Parfait. Tu viendras d’abord chez nous, Lucie t’aideras à te préparer. Jeudi, 19h ?
Samantha hocha la tête. Elle ne sut pas si elle ressentit de la joie ou de l’anxiété. Sûrement un peu des deux.
Le samedi qui suivit, Edmond croisa dans le couloir de son immeuble Sophie qui partait travailler, emportant avec elle un parfum floral des plus exquis. Rose, revenue depuis la veille, l’attendait dans la chambre d’ami, où elle s’affairait à déballer un de ses nombreux cartons. Les murs de la pièce étaient désormais parsemés de photos, dans des cadres plus ou moins grands.
Edmond passa sa tête dans l’encadrement de la porte, puis rentra d’un pas feutré dans la pièce, essayant de ne pas alerter Rose de son arrivée.
— Bonjour Edmond, lui dit-elle sans même se donner la peine de se retourner.
Edmond s’arrêta une seconde, puis s’approcha d’elle. Elle tenait une photographie sépia dans la main.
— Alors, ton voyage s’est bien passé ? demanda Edmond en zyeutant par dessus son épaule.
— Oui, très bien, répondit-elle avec bonheur. C’était très instructif. Et… calme.
Edmond hocha la tête, les bras dans le dos.
— Parfait alors. Tu as trouvé quelqu’un comme nous ?
Les pommettes de Rose se rehaussèrent.
— Oui, je pense qu’elle va te plaire.
Rose accrocha sa photo sépia parmi tant d’autre sur le mur, au dessus du piédestal où étaient toujours disposés les restes de l’épée batârde. La guerrière fit deux pas en arrière, observant le paysage d’argentique en face d’elle. Sa mèche de cheveux retomba mollement, et elle la replaça avec délicatesse sur son oreille. Puis, satisfaite de la disposition, elle retourna à son carton. Edmond remarqua alors qu’elle portait une ombre du parfum de Sophie dans ses cheveux.
— Comment se passe les entraînements avec Sam ?
Edmond massa machinalement ses épaules encore douloureuses.
— Plutôt bien, elle m’a mit une sacrée dérouillée. Bon, après, je t’avoue que dernièrement, j’étais plus préoccupé par mes partiels, s’excusa-t-il.
Rose pouffa.
— Ne t’inquiètes pas, c’est tout à fait normal.
Elle fouilla quelques secondes dans son carton, et n’y trouvant rien d’intéressant, le referma et le repoussa dans un coin.
— Il n’y a pas eu d’évènements anormaux durant mon absence ?
— Euh non, pas que je sache.
— Bien.
Rose se dirigea vers une armoire, y prit un journal qu’elle tendit à Edmond.
— Je vais avoir une mission pour toi.
Edmond attrapa le journal et lut l’article que Rose lui montrait.
— Ah ! Cette histoire ! C’est bien fait pour lui !
Rose garda un sérieux absolu, qui intrigua Edmond.
— Pourquoi me montres-tu ceci ?
— Je voudrais que tu enquêtes sur elle. Que tu trouves toutes les informations que tu peux.
Edmond la fixa.
— Elle est comme nous, comprit-il.
— Oui, je n’en émets aucun doute.
Edmond écarta les bras.
— Mais comment veux tu que je fasse ça ? Je ne suis pas enquêteur. Normalement c’est Pierre qui s’occupe de ces choses là non ?
— Oui, mais Pierre n’est pas là en ce moment. Ecoute, dit Rose en effectuant un mouvement de main apaisant, je ne te demande pas une enquête approfondie. Mais les gens vont en parler sur les réseaux, dans les journaux. Je veux juste que tu glanes le maximum d’informations afin de me faciliter la tache à mon retour.
— Tu repars déjà ?
— Oui, je repars dès demain. Pour un peu plus longtemps cette fois-ci. Nous allons en Irlande, puis en Allemagne et enfin en Norvège. Ensuite ça sera bon.
— D’accord, répondit Edmond un peu dépassé.
Il replaça ses bras croisés derrière son dos, s’approcha du mur de photographies, et les parcourut en diagonale. Il s’arrêta sur une première, qui l’intrigua légèrement. Rose se plaça à côté de lui.
Sur la photographie, il la reconnu, portant un jean taille haute délavé, ainsi qu’une veste couleur corail fluorescente. Un bandeau jaune phosphorescent égayait également ses cheveux bruns. A ses côté, un homme à la moustache iconique souriait au photographe. Edmond ouvrit de grands yeux incrédules.
— Attends-attends ! Tu as rencontré Freddie Mercury ?
— Oui ! répondit Rose qui avait du mal à cacher sa fierté. C’était après un concert. Il était vraiment gentil.
Edmond ne répondit pas, muet par l’envie.
— Et j’ai peut-être aussi fait un peu la fête avec lui.
Cette fois-ci, Rose ne put s’empêcher de sourire devant la mâchoire tombante d’Edmond.
— Waouh !
Edmond continua de promener son regard sur le mur. Une nouvelle photographie l’intéressa ; en noir et blanc, Rose était toujours dessus, mais cette fois-ci habillée d’une tenue de la Royal Air Force de la seconde guerre mondiale. Se tenait à sa droite une jeune fille blonde de la même taille qu’elle, aux yeux clairs et à l’air guilleret ; elle entourait le cou de Rose de son bras droit. Et à leur gauche, il y avait une femme bien plus grande, aux cheveux longs et noirs coiffés en une tresse interminable, aux yeux sombres et à l’allure fine et pincée. Enfin, à la gauche de cette femme, se tenait un homme, de la même taille qu’elle ; massif, les cheveux courts gominés en arrière, il arborait une fine moustache parfaitement taillée. Un sourire canaille lui donnait un charme certain. Fixant l’objectif, les quatre se tenaient devant un Spitfire noir avec une bande claire sur le fuselage, où apparaissaient en lettre de la même teinte le pseudo « Honeybadger ».
— Oh ! C’est toi là ? C’est une photo de la CASH ?
Rose observa la photographie avec mélancolie.
— Oui, c’est moi. A côté c’est Jeanne, puis Hilda et Luigi.
— Je ne savais pas que tu avais été pilote !
— J’ai été un tas de choses Eddy ! répondit-elle en rigolant.
— Ça n’en demeure pas moins impressionnant.
Elle ne s’en rendait même plus compte.
— Merci, répondit-elle.
— Pas de quoi.
Edmond fixa les autres protagonistes, comme s’il en connaissait déjà certain. Jeanne détonnait avec le reste de l’équipe.
— Elle avait l’air d’être jolie.
— Oh oui, elle l’était. Et si gentille, si joviale. Enfin, sauf si tu étais contre elle, bien entendu. Elle avait une aura fabuleuse. Elle me manque.
Une lueur sombre parcourut son visage.
— Où sont Hilda et Luigi désormais ?
— A Francfort. C’est eux que je vais voir en Allemagne ; ils y coulent une retraite paisible.
Même si les revoir lui réchauffait quelque peu le cœur, les boyaux de Rose se tortillèrent à l’idée d’observer une fois encore leur vieillissement.
Edmond ne s’était pas attardé sur la photo et elle reprit son cheminement ; il s’arrêta quelques instants sur une où il y avait Rose, Adélaïde et celui qu’il devinait être l’Enclume. Il s’arrêta enfin sur une des quelques photographies en sépia, où figurait une date en bas à droite, ajoutée au stylo plume : 1899. La photo représentait une forêt touffue, prise à hauteur d’une falaise qui surplombait l’ensemble, formant un paysage grandiose à l’aspect infini. Au bout de cette falaise, devant l’armée d’arbres, se tenait de dos une jeune fille sur son cheval, aux cheveux longs et au chapeau à bords larges, observant au loin l’horizon, à côté d’un homme lui aussi à cheval, les cheveux tressés en nattes recouvert d’une couronne de plume, qu’on devinait être un chef indien à sa tenue et à ses armes sacrées. Edmond pointa du doigt la jeune fille.
— Elle est de ta famille ?
Rose rigola.
— Je pense qu’on peut dire ça, puisque c’est moi.
Edmond déglutit bruyamment en rabaissant son doigt. Rose ne lui laissa pas le temps de digérer l’information.
— A côté de moi c’est Pluie-qui-tombe. Regarde comme le paysage était beau. Regarde comme la forêt est grande. A la place aujourd’hui, ce n’est plus que du bêton. Et le clan de Pluie-qui-tombe ne fait plus partie que de mes souvenirs.
La voix de Rose se fit plus serrée, plus rauque. Elle contempla l’ensemble des photographies en faisant un pas en arrière.
— C’est important de garder ses souvenirs, de savoir que le monde a pu être beau.
— Même si ça peut faire mal ? demanda-t-il en la voyant tiraillée.
— Même si ça peut faire mal, répondit-elle en souriant. J’ai aidé ce clan. J’ai aidé le père de Pluie-qui-tombe, Nuit-d’étoile, avant lui. J’ai vécu quelques années avec leur tribu. Je vais te révéler quelque chose que beaucoup ignore : ce sont eux qui m’ont trouvé mon surnom. La ratel. Honeybadger, où encore…
Elle voulut sortir un autre mot, mais devant sa mâchoire en souffrance, elle s’abstenue.
— Je n’arriverais pas à le prononcer correctement en indien ; il m’est un peu grippé. Ce qu’ils m’ont dit, c’est que comme le ratel est un animal combatif et increvable, ils m’ont attribué son nom.
Elle observa de nouveau la photographie, et retrouva d’un coup le sourire.
— Fulgence.
— Fulgence ?
— Oui Fulgence ! Regarde, c’était mon cheval ! Un Missouri fox-trotter. Je n’ai jamais retrouvé un cheval comme lui après. Je l’ai connu poulain, et j’ai gagné quelques courses avec. Un super compagnon, une de mes plus grandes fiertés.
Rose ouvrit sa poitrine en abaissant les épaules, émettant une longue respiration plaintive venue des entrailles.
— Beaucoup trop de souvenirs pour une longue vie.
Ils observèrent quelques secondes de silence devant la vie passée de Rose, avant que cette dernière ne reprenne la parole.
— Je ne t’ai même pas demandé, ça a été tes partiels ?
— Oui, ça la fait, merci de poser la question ! lui répondit Edmond. Résultats lundi, on va bien fêter cela jeudi prochain !
— Oui, Sophie m’a dit. Je suis contente que tu l’aies invité. Ça lui fait du bien de sortir. Je n’aime pas la savoir seule ici. A cause de la jalousie des autres, elle n’a jamais eu beaucoup d’amis. J’apprécie vraiment.
Rose déposa une main sur son épaule, et Edmond hocha la tête en retour.
On toqua à la porte de l’appartement et Rose partit ouvrir. Samantha entra, toute joyeuse de la revoir.