Rester là, inutile et immobile, représentait la pire des options envisageables. Aussi, Astrée se mit immédiatement en mouvement. Elle pressa le pas jusqu'à la cuisine pour mettre la vieille théière sur le feu, puis traversa en sens inverse et dépassa l'escalier jusqu’à la buanderie au fond du couloir. Deux serviettes dans les bras, elle lui en offrit une avant de disparaître dans le petit salon, le seul doté d'une cheminée fonctionnelle. Certes, il ne faisait pas froid, mais la vieille bâtisse était si humide qu'ils risquaient d'attraper la mort s'ils ne se réchauffaient pas rapidement. Elle n'y connaissait peut-être rien en mécanique ou en bricolage, mais faire un feu, elle savait. Quelques bûches plus tard, à quatre pattes, elle soufflait sur les braises, désespérant que les flammes se décident à jaillir un jour.
— Est-ce qu'elle a été ramonée ? demanda la voix dans son dos.
Toujours boitillant mais les mains chargées d'un plateau, il observait la cheminée avec suspicion.
— On le saura bien assez tôt, rétorqua-t-elle en se relevant, relativement satisfaite de son feu, pour aller lui prendre le plateau des mains.
S'il y avait bien la théière fumante en son centre, il n'avait disposé d'une tasse et qu'une cuillère. Un jour, il allait falloir qu'il s'explique sur sa capacité à connaître l'emplacement de chaque chose de son côté de la maison. Elle aurait souhaité qu'il comprenne de lui-même qu'il était convié à rester un peu. Au vu du volume d'eau qu'elle avait mit à bouillir, elle avait prévu pour minimum deux tasses. Mais la communication n'était pas leur point fort. Aussi, elle reposa le plateau sur la table basse, s'installa maladroitement sur le vieux canapé au velours vert, et attendit en silence qu'il prenne congé. Et l'abandonne désespérément seule en tête à tête avec l'orage du siècle. Toujours debout, immobile, les mains dans les poches et tête basse, il prenait son temps. Il s'attardait comme en attente de quelque chose. Un merci peut-être ? Encore des excuses ? Ou tout autre chose ?
— Ne partez pas.
Contre toute attente, cette demande qui aurait pu s'échapper de sa propre bouche, émanait de lui. Visage incliné vers le sol, il la regardait par en-dessous, comme un enfant aurait quémandé une faveur.
— Je veux dire, ne quittez pas Beynac, précisa-t-il en jetant malgré lui un regard en direction des deux sacs entreposés dans un coin. Enfin, pas à cause de moi. J'ai conscience d'avoir été un parfait connard et, si je ne peux pas vous promettre de ne plus l'être, je peux au moins faire en sorte de rester dans mon coin et d'essayer de faire quelques efforts quand nous serons amenés à nous croiser... Mais ne partez pas.
— D'accord.
Elle ne sut rien dire de plus, rien ajouter. Elle n'avait plus envie de partir, de toute manière. Pas après ce soir. Elle n'aurait su l'expliquer, mais les faits étaient là. Elle était dans l'incapacité de se projeter ailleurs qu'ici. Rien n'était réglé pour autant, elle ne comprenait toujours pas les deux tiers des phénomènes étranges qui se produisaient lorsqu'ils étaient ensembles. Mais peut-être que son rôle était justement de découvrir le comment du pourquoi ? Et pour cela, elle devait rester. Si ce n'était ici au moins auprès de lui. Ou pas trop loin. Cela sonnait comme une excuse, mais, pour l'instant, son cerveau semblait s'en satisfaire. Et le danseur également.
Après l'avoir contemplé avec surprise, certainement due à la rapidité avec laquelle elle s'était rendue sans se battre, il hocha la tête et pivota sur ses talons en direction de cette porte. Celle qui faisait la jonction entre la zone libre et la zone occupée. Celle contre laquelle Astrée avait entreposé bureau et buffet en chêne massif. Par mesure de précaution. Alors qu'elle s'était épuisée pendant une bonne heure pour bouger ne serait-ce qu'un seul de ces deux meubles, il ne lui fallu que quelques secondes pour déloger le tout et ouvrir la porte.
— Bonne nuit, expira-t-il doucement, son visage tendu vers elle mais le regard ailleurs.
Alors qu'une main sur la poignée, il faisait un pas en avant, un nouvel éclair troua l’obscurité. Immédiatement suivi par le grondement sec d'un coup de tonnerre qui fit tressauter chacun des organes d’Astrée, dont son cœur qui martela sa cage thoracique.
— Attendez ! s'exclama-t-elle précipitamment. Ne partez pas ! Restez ! S'il vous plaît...
Le ton, toujours pressé, se faisait plus suppliant tandis que tout son corps se ratatinait sur lui-même. Son regard inquiet ne cessait d'osciller entre la fenêtre et lui.
— Pas longtemps, juste un peu. Le temps que l'orage passe ou qu'on meure foudroyé...
Il ne répondit pas, du moins pas à haute et intelligible voix. Mais, après un dernier regard au-delà de la porte, vers sa zone à lui, il en referma le battant, pour revenir sur ses pas.
— Il ne s'agit pas d'une excuse pour... commença-t-elle, souhaitait dissiper tout malentendu.
— Je sais, la coupa-t-il immédiatement.
Il avait récupéré un plaid oublié sur un fauteuil, qu'il troqua contre la serviette désormais mouillée avec laquelle il avait essuyé visage et cheveux. Des cheveux que l'eau faisait boucler furieusement, le rendant moins apprêté et plus... Brut. Une beauté à l'état sauvage qui ne faisait que le rendre plus magnétique, et quelque part, plus familier aussi. Une drôle d'impression qu'elle dispersa tandis qu’elle se pressait d'aller lui chercher une tasse. S'il daignait lui tenir compagnie durant une forte pluie, elle lui devait bien ça.
La porcelaine à la main, elle faillit la fracasser au sol lorsqu'un éclair provoqua sursaut et léger cri de surprise. Le tout ponctué d'un juron et d’une paume plaquée contre son cœur. Un rire. C'est ce qu'il lui offrit en contrepartie de sa fébrilité maladroite. Un rire bref, rauque et léger, mais pour la première fois de sa vie, elle venait de l'entendre rire. Occupé à étendre sur le dossier d'une chaise, le pull détrempé dont elle s'était délestée, il lui présentait son dos dans le contre-jour du feu de cheminée. Et aussitôt, elle s'en voulut de l'avoir obligé à rester. Elle était presque sèche hormis son jean et ses cheveux qu'elle avait rassemblé en chignon sur le sommet de son crâne. Mais lui...
— Vous voulez probablement prendre le temps de vous changer, proposa-t-elle, bêtement immobile à bonne distance de la fenêtre, sa tasse toujours en main.
— Ça ira.
— J'insiste, vous allez attraper la mort.
— Taisez-vous et venez près du feu.
Encore et toujours des ordres. Mais tellement éloignés de son habituel ton sec et cassant et de son traditionnel air constipé qu'elle obtempéra, et vint se réinstaller dans son coin de canapé face au foyer.
— Alors, prenez au moins ça, revint-elle à la charge après lui avoir préparé une tasse de thé pour la lui fourrer entre les mains.
Il venait à peine de s'asseoir dans le coin opposé, et laissait une distance d'un bon mètre entre leur deux corps. Ce qui était plus gênant que s'il s'était tout simplement abstenu. C’était au tour d’Astrée de l'accabler d'ordres prévenants. Buvez, disait-elle. Ne le laissez pas refroidir, continuait-elle. Il ne contestait pas. De temps à autre il levait un sourcil ou ébauchait un fragment de sourire, mais se montrait obéissant. Du moins, jusqu'au : « C'est infecte. » qu'il annonça dans une grimace amusée.
— Et encore, attendez de tester mon café.
— C'est une promesse ?
— Une menace.
Le nez dans sa propre tasse, occupée à siroter un thé qu'elle ne trouvait pas si infecte que cela, elle l'observait se détendre de seconde en seconde. Elle profitait du premier semblant de conversation légère entre eux. Recroquevillée sous le plaid qu'il lui avait imposé, la laine remontant jusqu'en-dessous son menton, elle colonisait un coin tandis qu'il s'établissait de l’autre, dans une position quasi symétrique. La couverture en moins. Le tee-shirt trempé en plus.
— C'est complètement idiot, décida-t-elle alors qu’elle se laissait glisser jusqu'à lui et soulevait un bout de sa couverture pour la lui imposer.
Elle n'allait pas le laisser grelotter dans son coin sous prétexte que... Que quoi au juste ? Ils étaient adultes, ils pouvaient bien cohabiter sous un plaid sans que l'un prenne le risque de sauter sur l'autre. Certes elle ne souhaitait qu'il se méprenne sur son compte, mais de là à tomber dans la surenchère de précautions… Il lui suffisait de prendre un minimum de place sous le plaid et de s'assurer de le toucher le moins possible. Sauf qu'après de longues minutes de silence passées à observer et appréhender les éclairs dans leur dos, c'est lui qui prit l'initiative de venir chercher son poignet pour y apposer sa main, y enrouler ses doigts. Exact même geste qu'elle avait effectué une bonne heure plus tôt.
— Merci... soupira-t-elle alors qu’elle ressentait l'effet quasi immédiat de son contact.
Si elle entendait encore le grondement du ciel, elle ne sursautait plus. La peur irrationnelle restait présente mais comme étouffée par autre chose. Elle ne craignait rien. C'était stupide. Il n'avait aucun contrôle sur le ciel et les éléments. Mais cette affirmation diffuse prenait place dans son crâne, et coupait court à tout le reste. Astrée fit rouler sa tête sur le dossier pour l’observer, lui et menton appuyé sur ce même dossier, les yeux toujours rivés sur les carreaux ravagés par la pluie.
— Vous n'avez pas peur, constata-t-elle.
— Non. J'aime ça... Enfant je passais des heures à ma fenêtre à chaque orage, lui confia-t-il.
Avec une infinie délicatesse, il s'en vint ramasser une mèche de cheveux égarée sur le front féminin et la ramener au plus près de la structure atomique sur le sommet de son crâne.
— Tu n'as rien à craindre, ajouta-t-il dans un souffle.
— Je sais.
A présent elle le savait, mais quelques instants plus tôt, quelques centimètres plus loin, ce n'était pas encore le cas. Le feu qui crépitait dans l'âtre, les éclairs dans les cieux, et la douce torpeur qu'il lui prodiguait, achevèrent d'exacerber la fatigue d'une journée aux émotions violentes. Sa tête chavira complètement sur le côté et elle fixa un regard vide sur les flammes venant lécher les bûches sombres.
— Merci... répéta-t-elle encore, la voix éteinte.
— De quoi ? chuchota-t-il à son tour.
— D'être resté, de m'avoir ramené, d'avoir été là, et de ne pas vous être mis en colère.
— Je n'étais pas en colère, répondit-il alors qu'elle luttait contre Morphée. J'ai... J'ai eu peur.
Un silence. Un long silence, le temps d'assimiler ce qu'il venait d'énoncer à mi-mots, et tout ce que cela pouvait induire sur un plan plus large.
— Pierre se trompe sur vous.
— Tu aurais dû m'écouter et ne pas t'approcher de lui. Astrée, s'il te plaît, promets-moi que tu vas rester à bonne distance de lui.
— Pourquoi ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils malgré ses yeux définitivement clos. Il m'a sauvé d'une mort certaine sur le bord de la route.
— Il n'a rien de gentil, énonça-t-il catégorique.
— Vous avez vraiment une amitié très étrange...
Sur le point de sombrer complètement, elle trouva quelques dernières forces pour lui offrir sa main plutôt que son poignet, et s'agacer à voix haute :
— Sans vouloir vous vexer, vous êtes le plus puissant des calmants...
*
Jeanne.
Les bras surchargés, elle triomphait de chacune des multiples tâches entreprises. Le pain dans le toaster, les œufs frétillants dans la poêle, le lait sur le feu. De la pointe d'un pied elle entrouvrit la porte du four pour s'assurer de la bonne cuisson de sa tarte alors que ses mains s'activaient toujours armées d'un long couteau et de fruits divers et variés. Un couteau qu'elle planta à la verticale dans la vieille planche en bois lorsque ses œufs commencèrent à protester. Spatule en main, elle servit. Un. Deux. Trois. Les crêpes à présent. Et le jus d’orange. Elle ramassa les fruits découpés, et jeta le tout dans un saladier. Avant de remplacer leur présence sur la planche par deux grosses oranges. Piquer dans le fruit, puis trancher.
D'un avant-bras fatigué, elle chassa les petits cheveux de son front moite. Presse-agrume... Presse-agrume... Qu'avait-elle fait du presse-agrume ? Et zut, la tarte ! Le vieux torchon ne l'empêcha pas de se brûler les paumes, et elle échappa un juron en lâchant le tout sur le plan de travail. Et ce satané presse-agrume qui jouait les filles de l'air ! Ah non, le voici. Elle venait à peine de presser la première orange lorsque les pas se firent entendre. Elle s'acharnait à venir à bout de la deuxième quand la tête hirsute passa le seuil de la porte de la cuisine en se frottant un œil ensommeillé.
Après avoir grommelé un vague « bonjour », l'homme se laissa tomber devant une assiette qu'elle remplissait au fur et à mesure. Aux œufs vinrent se joindre du bacon, deux crêpes, trois toasts, et un verre de jus d'orange pour parfaire le tout. Un sourire canaille plus tard, et déjà il enfournait une pleine fourchette sans ménagement entre ses lèvres. Elle servait une pleine tasse de café brûlant lorsque le deuxième « bonjour » se fit entendre. Jeanne releva le nez pour accueillir la tête blonde parfaitement coiffée d'un bol de salade de fruits et d'une deuxième tasse de café qu'elle s'empressa d'emplir.
Si la vieille femme ne parlait pas, elle avait moins de scrupule à tendre l'oreille à ce qui pouvait se dire dans sa cuisine. Ainsi, alors qu'elle découpait sa tarte en six parts égales, elle fut aux premières loges des chamailleries matinales entre ses deux jeunes employeurs. L'une s'interrogeait sur l'absence du maître des lieux, tandis que l'autre l'informait, avec le ton de celui qui y prend un certain plaisir, qu'il avait probablement découché. Ça évoquait la soirée de la veille, un bar, des bières, une jolie brune. Puis une arrivée impromptue et un départ précipité. « Jamais de la vie » scandait l'une. « Si tu le dis » répondait l'autre avec malice.
— Il doit simplement dormir.
— Connaissant sa sainte horreur des grasses mat', oui, tu as probablement raison, ma biche, il doit encore dormir à onze heures trente.
— S'il est rentré tard, alors il aura...
— S'il est rentré tout court. Sa voiture n'est pas dans la cour.
— Quelle idée t'as eu de sortir avec cette fille, bon sang ?!
— Quoi ? Je me sacrifie pour le bonheur de ta culotte, et c'est ainsi que tu me remercies ? Quelle ingratitude, Bichon.
— Arrête de sourire de la sorte ! J'en peux plus de ton sourire !
— T'imagines s'il l'a amené dans une petite auberge tranquille ?
— Et qu'est-ce qui te fait dire qu'ils ont passé la nuit ensemble ?
— Simple. Je les ai vu partir ensemble vers minuit. Il est bientôt midi, et il n'est toujours pas là. Quelle autre raison l'aurait empêché de rentrer ?
— Et ça te fait plaisir, on dirait.
— Non, je m'en moque. Mais ton visage souriant dès le réveil me comble, tu t'en doutes.
— Si tu t'imagines t'offrir une autoroute jusqu'à mon lit en agissant de la sorte...
— Oh non, j'aime les défis, toi t'es la facilité incarnée.
L'un souriait, jubilait, et l'autre n'en finissait plus de s'agacer, de s'impatienter, de jeter des regards plein d'espoir en direction de la porte dès que la moindre poutre craquait. Elle en délaissait même jusqu'à sa salade de fruits. La danseuse picorait à grand peine là où l'homme dévorait comme un affamé. Quant à Jeanne, elle venait de passer les dix dernières minutes à récurer à la hâte chaque ustensile de cuisine utilisé. Si d'ordinaire elle prenait son temps, et ne quittait la cuisine que bien longtemps après le départ de ses occupants, ce matin était différent.
— Si vous n'avez plus besoin de moi... les surprit-elle en détachant le tablier de ses larges hanches.
Elle n'attendit aucune réponse de peur qu'on ne l'autorise pas à prendre congé, et fourra son tablier dans son grand sac en même temps qu'elle jetait ce dernier sur son épaule. Quelques instants plus tard, elle traversait la cour au petit trot. Elle n'avait pas de temps à perdre, et malgré ses courtes et vieilles jambes et l'embonpoint qui s'était incrusté avec les ans, elle déboucha sur la porte d'entrée de l'aile opposée en un temps record. Elle hésita à frapper, mais jugea que la situation exigeait quelques sacrifices dont quelques grammes de politesse, et poussa le bois ancestral. Elle pénétra, sans s'annoncer, dans le vestibule inanimé. Elle s'apprêtait à grimper directement à l'étage lorsque son intuition l'attira vers le salon attenant. Et là, sous ses yeux, le spectacle auquel elle assista réanima son vieux cœur.
D'une beauté indescriptible, les deux formes se complétaient et s'assemblaient à la perfection. Le jeune homme gisait à moitié avachi dans la profondeur d'un divan, l'air incroyablement paisible. Les longues mèches brunes et cuivrées répandues sur le torse masculin, la jeune femme à-demie ensevelie sous la laine d'un édredon, serrait contre elle l'avant-bras qu'il lui avait abandonné. Il y avait là quelque chose de magnifique et imposant, quelque chose de majestueux et perturbant. Ils étaient comme le soleil, douloureux à contempler et pourtant si fascinants.
Elle ne détourna le regard que pour extraire son téléphone de sa poche et le braquer sur eux. Si elle avait été peintre, elle en aurait fait une toile. Si elle avait été poète, elle aurait rédigé un recueil. Si elle avait été compositrice, elle les aurait transformé en symphonie. Mais elle n'était qu'une vieille femme armée d'un smartphone dont sa fille lui avait appris à se servir. Un bruit en provenance de l'autre côté du mur la réintégra dans l'urgence du moment, et qu'importe les scrupules qu'elle avait à déranger un si beau tableau, elle n'avait plus le choix.
— Les enfants, debout ! scanda-t-elle avec douceur, tout en empilant tasses et théière vides sur le plateau abandonné.
Elle profita d'être penchée en avant pour secouer gentiment un genou masculin.
— Jeanne ? s'étonna la voix féminine en ouvrant à grand peine un œil. Mais qu'est-ce que...
— Discute pas, gouyate, et hâtez-vous don’, les pressait-elle.
Jeanne disparut dans la cuisine pour se débarrasser du contenu du plateau. Elle les abandonna un très court instant avec l’espoir qu'ils le mettraient à profit pour se lever, s'activer. Il n'en fut rien. Lorsqu’elle foula à nouveau le parquet grinçant du petit salon, elle les retrouva dans la même position. Si ce n'est que la jeune femme se redressait et libérait précipitamment la main du jeune homme.
— Ce n'est pas ce que tu crois ! s'empressa-t-elle d'informer Jeanne en faisant une mauvaise interprétation du regard qu'elle leur opposait.
— Evidemment que c'est pas c’que tu penses que j’crois, sinon vous n'auriez plus d’vêtements !
— Que se passe-t-il ? voulut s'informer l’homme qui peinait à s'extraire du sommeil dont on venait de l’arracher. Quelqu'un est mort ?
— Pas encore ! rétorqua la vieille dame en lui tendant les bottillons qu'il avait ôtés.
— Mais quelle heure est-il ?
Cette fois c'était la petite baronne qui lançait des regards paniqués alentours.
— Bientôt midi. Allez, allez, on s’presse !
En chœur, les deux jeunes gens exprimèrent leur surprise, et dans un même mouvement quittèrent leur affalement sans pour autant parvenir à s'extraire du sofa. Ou du plaid.
— Oui, oui, j’sais, vous venez d’passer la nuit la plus reposante de vot’ vie d'adulte et tout ça malgré l’sofa préhistorique, mais... Pourrait-on s'enthousiasmer d’cette découverte plus tard, on est un peu pressés, là !
— Jeanne, calme-toi ! Explique-toi !
— Madre Diou, Astrée, fais ce que j’te dis pour une fois !
Hésitante et perplexe, la jeune femme s'exécuta tout de même avec l'aide de son compagnon de nuit. Les vêtements chiffonnés avaient séchés sur lui, ses boucles également, et pourtant il affichait une mine parfaite.
— Que se passe-t-il, Jeanne ? répétait-il.
— Ils arrivent.
— Qui ? Qui arrive ?
Astrée, impatiente et perdue cherchait à comprendre. Au moins un peu.
— Charlotte, ou l’autre dont j'ai oublié l’prénom. Ou p’t’être b’en les deux. Ils doivent pas vous trouver ici.
— En quoi est-ce un problème ? On n’a rien fait de mal, tenta de se défendre la petite brune.
— Tu n’comprends pas encore, gouyate, mais c'est un énorme problème. Écoutez-moi bien, les enfants... reprit-elle en s'emparant de leurs mains pour les serrer entre les siennes. Personne n’doit savoir. Vous entendez ? Personne. Gardez c’te nuit pour vous et n'en parlez plus. Et si ça devait se reproduire, par pitié, soyez prudent !
— Mais, Jeanne... voulut protester Astrée avant qu'il ne la fasse taire d'un regard, de la pointe de ses deux pics de glace fondant sur sa peau.
— Fais ce qu'elle te dit.
Encore un ordre mais dans la continuité de la veille, dénué de l'habituelle empreinte d'autoritarisme. L'instant d'après, il précédait tout le monde dans l'escalier, puis dans le couloir du premier étage. Jeanne cavalait derrière lui et Astrée, bonne dernière, suivait sans comprendre leur intrusion dans les profondeurs de sa maison. Surtout qu'ils se dirigeaient droit dans le mur. Au propre comme au figuré. Immobile devant le cul de sac sous forme de tapisserie représentant une scène de chasse, l'homme souleva le tissu puis le tendit à Jeanne pour qu'elle le lui tienne pendant qu'il ouvrait la porte se dissimulant dessous.
— Rejoins ta chambre, change-toi, ton petit-déjeuner t'attend à la cuisine, lui prodigua-t-elle ses conseils sur le seuil de la porte, avant de surprendre son regard qui stagnait et s'attardait au-dessus de sa tête, par-delà la porte de la chambre où la gamine venait de disparaître. Je vais prendre soin d'elle. Et maintenant, file !
D'un mouvement preste, elle le mit à la porte, mais avant qu’il ne disparaisse totalement de son côté, elle l’interpella.
— Tu n’boîtes plus ?
Depuis des semaines qu’elle s’occupait de ses repas, elle avait pris l’habitude de le surprendre, claudiquant dès le petit-déjeuner. Surtout au petit-déjeuner. Pourtant, ce matin, ses foulées se faisaient sans encombre. Il sembla en prendre brusquement conscience également. La surprise s’imprima sur ses traits tandis qu’il pliait et dépliait sa jambe sans douleur.
— C’est elle qui a fait ça, tu en as conscience, n'est-ce pas ?
Sur cette affirmation, elle claqua la porte derrière lui, avant de lisser la tapisserie et de revenir sur ses pas.
— Tu vas me dire ce qui se passe à la fin ? l'invectiva la jeune femme tout en se délestant de son jean. Il m'a raccompagné, on s'est endormi. Fin de l'histoire, pas besoin de contacter interpole ou le programme de protection des témoins !
— Moi j’le sais, ma chérie, et crois-moi lorsque j'ai évoqué l'ensag, c’n'était pas pour qu’tu l’mettes en pratique, répondit-elle en passant dans son dos pour libérer ses cheveux de leur sculpture bancale. Mais d'autres tireraient des conclusions bien différentes. S’tu veux avoir la paix, t’sais ce qu'il te reste à faire. Pour vivre heureux, vivons cachés.
Seigneur qu'elle était belle. C'est la réflexion que se fit Jeanne en la contournant à nouveau pour s'assurer du résultat final. Une main sur chacune de ses épaules frêles elle admira ses traits fins, son air innocemment égaré, ses cheveux aux mille et une nuances contrastant avec son teint diaphane. Et ses grands yeux qui ne cessaient de batailler pour trouver quelques réponses dans les siens.
— J’t'envie ta jeunesse, dit-elle en lui claquant une fesse. Comme j'aimerais avoir c’te tête-là au réveil.
Elle ignora son avalanche de questions alors qu'elle la précédait jusqu'à l'étage inférieur, et plus exactement jusqu'à la cuisine dans laquelle elle passa aux fourneaux. Elle disparaîtrait lorsqu'on viendrait frapper à la porte, mais en attendant la gamine avait bien besoin de se remettre de ses émotions, et de se remplumer aussi.
Il me tarde de découvrir la suite !
Instant coquilles :
Après l'avoir contemplé avec surprise, certainement due à la rapidité avec laquelle elle s'était rendue sans se battre, (rajouter un mot, à mon avis)
C'est infecte (pas de e)
Je t'avoue que c'est souvent l'impression que j'ai, également, en terminant un chapitre. Il s'y passe beaucoup de choses et rien à la fois, sans que je ne parvienne à mettre le doigt dessus.
Je suis très heureuse de la tournure que prend l'histoire, de cette sensation de plus en plus palpable que quelque chose ne tourne pas rond dans ce monde pourtant si proche du nôtre, si réaliste, sans que ni Astrée ni le lecteur ne parvienne à mettre le doigt dessus très précisément.
Pierre en sait définitivement trop long, ce qui le rend malheureusement encore plus suspect et je suis contente qu'Astrée s'en méfie instinctivement tout en restant à la limite du jeu et du flirt. Sans parler de ce fameux "nous avons toute l'éternité, chaton" qui m'a collé un frisson. Vraiment très bien la façon dont cette phrase censée être séduisante semble soudain glaçante dans ce contexte. Quid de la femme de la préfecture ? Tu nous en diras bientôt plus, je m'en doute... ;)
J'attendais autant que j'espérais que Syssoï vole à son secours dans le bar, même s'il faudra bien revenir à un moment sur la raison de sa présence là-bas... Tout comme sur son étonnante connaissance de la gentilhommière que tout nous souligne souvent entre deux lignes... ;)
Enfin, j'apprécie particulièrement la lente métamorphose des personnages et de leurs relations. Concernant Jeanne, tout d'abord, qui passe (comme tu me l'avais précisé dans un précédent message) soudain de la petite postière de village à la gardienne de secrets immémoriaux. Je suis curieuse d'en savoir plus sur le parcours de ce personnage qui prend de plus en plus la figure de ces gardiennes tutélaires du savoir que l'on trouve parfois dans les contes, ce que je trouve très séduisant dans le cadre de ton récit.
La relation entre Astrée et Syssoï évolue elle aussi. Je voudrais saluer la maîtrise du chapitre précédent, dans la voiture. Je l'ai trouvé vraiment très bien construit, très bien narré. Etonnamment, malgré l'orage, le passage dans la voiture sonnait comme le calme après la tempête. Et cette façon de les faire dialoguer sans un mot était vraiment très immersive, très prenante tout en ayant un quelque chose de très sensuel. J'aime voir un Syssoï plus vulnérable émerger aux côtés d'Astrée. Concernant celui-ci, justement, j'ai tantôt l'impression qu'il en sait beaucoup, tantôt qu'il est aussi perdu qu' Astrée... Hum hum, mystère mystère !
Mon commentaire est court et je passe sans doute à côté de pleins d'aspects dont j'aurais aimé discuter avec toi, mais c'est malheureusement une période chargée de mon côté... :/ Merci encore pour ces merveilleux moments de lectures, je trépigne d'impatience à l'idée de lire la suite <3
Ton message n'est pas court du tout, et je suis plus que ravie d'être ton petit plaisir du vendredi soir. D'ailleurs, ne sommes-nous pas vendredi, justement ? Haha !
La période est un peu chargée pour moi également -raison pour laquelle je ne réponds que maintenant à ton commentaire- aussi je ne vais pas te blâmer de ne pas avoir commenté tous mes chapitres. Et d'ailleurs, quand bien même tu aurais eu du temps à foison, aucune obligation à tout commenter.
Je note absolument toutes tes remarques, pistes et théories. Je n'y réponds pas, évidemment, mais je note tout. Et j'adore la manière dont tu perçois Jeanne et l'évolution des personnages, car c'était un peu mon challenge de ces derniers chapitres.
Merci de ta lecture, de ta fidélité de lecture surtout, et de tes commentaires toujours si encourageants. <3
Un chapitre plus calme, où les liens se renforcent... et où Jeanne se révèle être bien plus complexe que la petite vieille du village. D'où qu'elle connait le passage secret, et surtout, comment lui le connait aussi ?
Et donc Astrée aurait guéri (plus ou moins totalement, à voir), sa jambe ?
Charlotte a l'air de ne pas vraiment savoir ce qui se trame, contrairement à l'autre (le nom m'échappe maintenant que j'en ai besoin, tiens ^^). En tout cas, Jeanne est une bonne espionne :p
Curieuse de comment va réagir Astrée quand elle sera assez réveillée pour additionner 2+2.
+ Les injonctions à rester là, comme si elle était liée au lieu.
Hâte d'en savoir plus, du coup ^^
Je suis ravie, également, de noter les points que tu relèves, les points qui t'intriguent. Je note tout et j'ai très très hâte d'en être au moment des révélations pour connaître tes réactions.
Merci Notsil. Tu as hâte d'en savoir plus, et moi hâte de lire ton prochain commentaire ;)