- Lily, vous allez bien ?
Non. Il n’avait pas le droit. Cela ne pouvait pas être lui. Elle devait avoir mal vu. C’était impossible. Il n’avait pas le droit. Ou alors elle rêvait. C’était ça : un cauchemar dont elle allait se réveiller.
- Lily ? Lily ? Elle respire pourtant…
Elle refusait d’ouvrir les yeux. Lily sentait les mains chaudes de Cybèle sur son visage, l’amusement agaçant d’Ignace, les rouages à plein régime du cerveau de Lambert, l’absence de Chimer toujours dans sa bulle, la culpabilité de… Non. Elle ne voulait pas l’admettre. Il n’avait pas le droit. Elle allait se réveiller.
- Lily !
Tout-à-coup, elle discerna une toute autre sensation la submerger. C’était plus qu’une sensation à vrai dire, plutôt une sorte de mirage. Rassurant. Agréable. Onctueux. En y pensant bien, tout en savourant son effet enivrant, Lily se rappela qu’elle connaissait déjà cette chimère. Toujours les yeux clos, elle balbutia :
- Lucien…
- Eloignez-vous… Donnez-lui un peu d’air !
Lily se concentra sur sa voix. Le mirage s’était estompé alors qu’elle avait ouvert les yeux sur son chef qui lui soutenait la tête d’une main pendant que l’autre repoussait poliment les membres des Hautes Autorités.
- Reculez, s’il-vous-plaît, elle sort tout juste de l’hôpital… Laissez-lui un peu d’air !
Se sentant tout-à-coup terriblement embarrassée, elle voulut se redresser mais Lucien retourna son attention vers elle et la fixa de ses doux yeux bleus. Il se tenait si proche de son visage qu’elle n’eut le choix de se plonger à nouveau dans le rêve éveillé qu’il lui exposait. Que du bonheur !
- Bon ! je crois qu’elle a eu droit à son bol d’air, maintenant ! Si nous pouvions commencer, on a autre chose à faire que d’assister à ces mièvreries, grinça la voix railleuse et sans pitié d’Ignace.
Au même instant, Lily sentit une violente douleur atteindre Lucien. Alors qu’elle-même en grimaçait, elle ne vit aucune réaction chez son chef. Il était resté impassible, n’avait même pas tressailli. Pourtant, il avait dû avoir mal car le charme de son phénomène s’était rompu. Sans un mot, il se releva doucement, souleva Lily comme si elle ne pesait rien pour l’assoir sur la chaise qui se trouvait au centre du chœur et alla chercher un autre siège pour s’installer à ses côtés, lentement mais sûrement.
Pendant tout ce temps, Lily ne l’avait pas quitté des yeux. Il n’avait rien dit, rien manifesté alors qu’il venait de subir une imperceptible mais brûlante réprimande d’Ignace. Elle était outrée. Il était formellement interdit de se servir de ses phénomènes pour causer des dommages à autrui. Victorine en avait usé et maintenant un membre fondateur des Hautes Autorités. Et cela sans aucune gêne, au nez de ses collègues et de Chimer elle-même. Si Lucien l’avait dénoncé, Ignace aurait très certainement été débouté sur le champ.
Devant sa mine ahurie, Lucien prit la main de Lily et la serra dans la sienne. Avec un clin d’œil désinvolte, il lui chuchota :
- Tout va bien…
Lily se sentit à nouveau en sécurité, comme enveloppée dans de la ouate. Lucien avait décidément une maîtrise efficace de ses phénomènes. Lily mesura tout-à-coup qu’il s’en servait finalement si peu…
Entendant un soupir irrité, elle se retourna face aux membres des Hautes Autorités et, ne ressentant que de très loin leurs émois, certainement grâce à l’enveloppe cotonneuse dans laquelle Lucien la berçait, se permit de fustiger Ignace du regard. Ce dernier s’en montra amusé.
- Besoin d’autre chose ? Un autre chevalier servant peut-être ?
- Ça suffit Ignace, que tu es puéril ! l’interrompit Lambert.
- Elle s’est évanouie, peut-être devrions-nous reporter la séance ? ajouta Cybèle.
Ignace s’étrangla avec le grain de raisin qu’il était en train d’avaler. Pendant qu’il reprenait difficilement son souffle, Lily entrevit Lucien sourire imperceptiblement.
- Peut-être ne serait-ce pas une mauvaise idée, s’aventura une voix hésitante vers laquelle Lily refusa de se tourner.
- Vous rigolez ?! Exclu ! Inconcevable !
Ignace avait retrouvé de l’air et s’était redressé sur son sofa, renversant des grains de raisin de tous les côtés.
Avant d’avoir la possibilité de reprendre la parole, Lambert donna posément son point de vue :
- Ce serait logistiquement très compliqué de reporter. Allons-y maintenant que tout le monde semble avoir repris ses esprits. Agissons en bonne intelligence s’il-vous-plaît.
Un peu à la manière de Victorine, il s’était exprimé à mi-voix. Son charisme était néanmoins bien plus imposant encore, si bien que ses acolytes hochèrent tous de la tête en silence. La connivence retrouvée, il attendit l’approbation silencieuse de Chimer avant d’entamer d’une voix forte et nettement plus autoritaire :
- Lily, vous êtes invitée aujourd’hui à nous donner votre version des faits concernant un usage abusif des phénomènes dans le cadre de la Consultation des Enfants Prédisposés en date du 7 septembre dernier. Nous vous écoutons, à vous la parole.
Lily était perdue. Son menton se mit à trembler. Elle ne savait pas ce qu’on attendait d’elle ni ce qu’il fallait dire pour ne compromettre personne. Elle tenta de se souvenir comment tout cela s’était déroulé mais sa mémoire semblait s’être floutée depuis que son armure argentée s’était envolée et que ses émotions jouaient au yoyo. Et si ce qu’elle disait ne correspondait pas à ce qu’avaient rapporté Lucien et Sam ?
- Allons, ma douce Lily… Ne vous inquiétez pas, vous n’êtes nullement remise en cause mais juste entendue en tant que témoin, voulut la rassurer Cybèle en agitant ses voiles dans un tintement de clochettes.
Ignace claqua sa langue contre son palais, signe de nette désapprobation. Lily déglutit à grande peine. Le nuage apaisant de Lucien l’aidait à tenir à distance les petites voix de ses vis-à-vis mais pas celles qui lui étaient propre. Elle avait si peur de faire faux qu’elle n’arrivait pas à sortir le moindre son, ce qui ne manquait pas de lui rappeler de douloureux souvenirs d’enfance : et si on ne la croyait pas ?! Lucien lui caressa la paume avec son pouce d’un geste si familier qu’il provoquât chez Lily une décharge électrique.
- Lily… supplia une voix chevrotante à la droite de Cybèle.
Après un silence, la voix ajouta :
- Peut-être pourrais-je commencer ?
- Absolument pas ! Nous avons entendu ta version des faits. Tu ne devrais même pas participer à cette audition à mon humble avis, répondit sèchement Lambert.
Lily ne pouvait plus l’ignorer. Elle se retourna douloureusement vers le propriétaire de cette voix hésitante. Vers celui qu’elle considérait comme son ami, celui avec qui elle avait joué aux amants pour dissimuler un projet qui allait à l’encontre des indications des Hautes Autorités, celui qui lui avait caché depuis le début qu’il en était l’un de ses membres, celui qui l’étudiait, elle, certainement pour leurs comptes et depuis des années pour en être arrivé à connaître son secret, celui que ses collègues avaient surnommé « Le Boiteux ». Sam.
- Mais comment as-tu pu me cacher ça ? lui formula-t-elle du bout des lèvres.
Sam ne pouvait pas l’avoir entendue car aucun son n’était sorti de sa bouche mais son visage montra qu’il avait compris. Baissant les yeux au sol, il implora une dernière fois :
- S’il-te-plaît Lily, raconte-leur juste ce qui s’est passé, tu n’as rien à te reprocher…
- Bon ! Moi, j’en ai marre, s’impatienta Ignace en se levant. Vous allez parler maintenant ou…
- Ou… ? Lucien s’était levé d’un bond pour s’interposer entre Lily et Ignace.
Sans le moindre scrupule, il lui faisait face, menaçant. Lily n’en revenait pas de son audace. Défier un membre fondateur des Hautes Autorités ! Quelle mouche l’avait piqué ?
A cet instant, un gémissement aigu résonna dans la pièce durant plusieurs secondes. Impossible de savoir d’où provenait cet étrange son. Il semblait se propager à travers les parois d’eau dans un écho spectral. Lorsqu’il cessa enfin, une petite voix intervint :
- Chimer souhaite que tout le monde se rassoit et que Lily s’exprime en trois phrases.
L’insignifiant petit personnage aux pieds de Chimer était donc son interprète. Intéressant, elle ne parlait plus le langage des hommes. Elle restait toutefois leur dirigeante, si bien que tant Ignace que Lucien reprirent leur place sans plus attendre.
« OK » s’encouragea Lily. Trois phrases, elle pouvait le faire. Trois phrases, ça n’engageait à rien. Trois phrases ne pouvaient pas faire de mal. Trois phrases, ce n’était finalement rien.
- Nous étions assis dehors avec Sam à discuter lorsque le hêtre sous lequel nous nous trouvions s’est mis à s’agiter. Il m’a immobilisée et a frappé Sam jusqu’au sang. Victorine est le seul Terrien que j’ai aperçu dans les parages durant les faits.
Voilà ! Elle avait réussi. Trois phrases. Trois phrases objectives, neutres, factuelles. Trois phrases qui n’incriminaient ni Sam, ni Lucien. Trois phrases de rien du tout.
Après un nouveau sifflement à haute fréquence qui vibra jusque dans les tripes de Lily, le petit interprète reprit :
- Lily, Chimer vous remercie pour votre témoignage et vous demande de descendre d’un étage afin d’attendre dans le Petit Salon que sa décision soit prise.
- La… la décision… quelle décision ? interrogea Lily tout-à-coup effrayée.
Mais l’interprète ne l’avait pas écoutée. Il s’adressait déjà aux autres personnes présentes.
- Lucien, vous êtes prié d’accompagner Lily. Sam, Chimer vous propose d’attendre dans votre bureau pendant que Lambert, Ignace et elle-même délibèrent…
- C’est un scandale !
Sans avoir besoin de se retourner, Lily reconnut l’auteur de cette interruption ardente. Face aux regards éberlués des membres fondateurs et de Chimer elle-même, elle se retourna toutefois pour découvrir Séraphin en train d’émerger d’une bulle d’air et s’approcher à grands pas des Hautes Autorités.
- J’avais demandé à être informé et présent lors de cette audition. Je n’ai même pas reçu d’information. Si Sagesse n’était pas venu me prévenir…
- Comment oses-tu ? s’indigna Ignace avec colère.
- Doucement… temporisa Cybèle.
- Mais qui est-ce ? questionna Lambert.
- Séraphin. Je suis le Thérapeute de Lily !
- Mais c’est un vrai moulin ici, ajouta Lambert, incrédule.
- Sors d’ici ! s’énerva franchement Ignace en s’avançant.
Ignace et Séraphin se faisaient maintenant face, comme un seul homme devant un miroir. La ressemblance était troublante, tant physiquement que dans l’intensité de leur colère. Des étincelles jaillissaient de leurs pupilles, leurs cheveux sentaient le roussi, leurs poings serrés faisaient apparaître des veines bouillonnantes.
- Voyons, du calme messieurs, s’immisça Cybèle qui s’était à son tour levée dans un froufrou de voiles multicolores.
Mais, alors qu’Ignace – ou peut-être était-ce Séraphin, Lily n’aurait su dire lequel avait bougé en premier – se mit à flamber littéralement sur place, un grondement monstrueux accompagna un crissement si puissant qu’il força Lily à se boucher les oreilles. Se recroquevillant sur sa chaise, elle visionna comme au ralenti le spectacle qui se joua sous ses yeux. Enfin, le spectacle : le raz de marée plutôt !
Les murs d’eau de la salle se rompirent pour l’inonder abondamment et recouvrir entièrement ses différents habitants. Lambert se dirigea placidement vers Cybèle afin de s’intégrer dans la bulle d’air qui s’était immédiatement formée autour d’elle. Sam s’était également rapproché, résigné. Chimer, elle, s’était levée. Une fois redressée, elle les surpassait tous de plusieurs têtes. Gigantesque, bien que toujours aussi gracieuse, elle ne semblait absolument pas incommodée par les robustes mouvements de vagues, formées par la chute du mur invisible, qui renversaient tout sur leur passage. Pas plus que l’interprète qu’elle portait dans ses bras, tel un enfant, sa tête reposant sur ses épaules, bénéficiant ainsi de l’air de son scaphandre naturel. Tous semblaient coutumiers de ce type de manifestations ahurissantes.
Quant à Ignace et Séraphin, ils s’affrontaient toujours, stoïques et en feu. L’eau s’évaporaient tout autour d’eux formant un nuage opaque et de grandes flaques à leurs pieds. Progressivement, les flammes s’éteignirent sous la pression de l’eau qui les recouvrait jusqu’à ce qu’ils se retrouvent entièrement détrempés. Craignant l’inévitable noyade qui allait suivre, Lily hurla de toutes ses forces le nom de son mentor mais son cri rebondit en d’infinis échos qui lui sonnèrent dans les oreilles comme des cymbales désaccordées.
Qu’est-ce qui lui arrivait ? Et comment était-il possible d’être toujours en vie sous ce déluge ? Dubitative, elle s’examina avec précautions, toujours recroquevillée sur sa chaise, pour constater qu’elle était totalement sèche. Levant son regard, elle constata qu’elle était elle-aussi entourée d’une bulle d’air contre laquelle ricochaient les vagues et des objets en tous genres.
Alors que le contenu de la salle défilait sous ses yeux, de la grappe de raisin d’Ignace au traversin fatigué de Sam, Lily réalisa qu’elle se tenait aux côtés de Lucien, à l’intérieur de la bulle protectrice qu’il avait certainement créée, à l’instar de Cybèle. Immobile et silencieux, il l’observait, le regard triste. Avec tendresse, sa main lui caressa la joue. Il n’avait pas besoin de parler à voix haute, Lily avait entendu sa petite voix gémir.
« Non ce n’est pas possible ! Il ne peut pas penser ça. Il ne peut pas ressentir ça. Ça ne m’aurait pas échappé… » furent ses dernières pensées avant que l’accablement l’envahît et que, une fois de plus, elle s’évanouît.