1905 – Saint Pétersbourg - Chapitre 5

 

 

Jamais Hyppolite n’avait abandonné. Convaincu de l’implication d’Ivanov Ivanovitch dans la disparation du jeune médecin, il traquait l’homme sans répit et sans discrétion afin d’exacerber son inquiétude. Cette pression quotidienne sauverait peut-être la vie du maître.

En ce jour fiévreux de janvier 1905, dissimulé sous une porte cochère à l’écart d’un attroupement de manifestants, Hyppolite épiait le mage au fond d’une impasse, aux prises avec deux individus. Tout chez ces hommes était inquiétant, des capes sombres aux capuches rabattues sur les yeux et qui dissimulaient leurs visages. Ils parlaient fort :

  • En dépit de tout ce temps accordé, Ivanov, vous n’avez pu contrôler son esprit.
  • Vous avez échoué.
  • Non, non ! Vous vous trompez… J’y suis presque, balbutia le mage. Il me…
  • Regardez donc autour de vous, triste crétin ! Cracha l’un des hommes. La colère gronde ! Cette révolution doit être nôtre. Nous n’avons plus de temps à perdre !
  • Le Maître ne peut permettre une nouvelle fois que la situation lui échappe.
  • Heureusement d’autres se sont montrés capables.
  • Vous étiez prévenu, Ivanov, vous connaissez les conséquences d’un tel échec.

Ivanov, avec de grands gestes, tentait encore d’apaiser la situation, mais ces suppôts étaient là pour en découdre, c’était une évidence. Le mage transpirait à grosses gouttes, le visage en feu, glacé cependant jusqu’au cœur par une terreur incontrôlable.

Le reste se passa si vite qu’Hyppolite douta longtemps de ce qu’il entrevit. L’un des hommes projeta le bras en direction du mage, paume en avant. Le corps d’Ivanov se plia en arrière, heurté de plein fouet par une force invisible. Puis, par un prodige inexplicable, le corps se redressa, tangua un peu avant de se rétablir. Les yeux exorbités, le souffle coupé, Ivanov ouvrait et refermait frénétiquement la bouche...

Ce qui suivit hanta longtemps les nuits du pauvre Hyppolite. Le cou d’Ivanov s’allongea. D’abord un peu, puis davantage telle une pâte de verre chauffée à blanc et que la main du verrier semble étirer sans fin. Jamais Hyppolite n’aurait imaginé qu’un tel étirement fut possible. En tout cas, pas pour un cou humain. Pétrifié, il ne pouvait détacher le regard de ce spectacle. Dans le même temps la bouche du mage s’était dilatée jusqu’à envahir la moitié de son visage. De la gorge ouverte, deux pupilles d’or, fendues de deux entailles aussi noires que la plus sombre des nuits, jaillirent. Deux yeux montés sur une tête à la face acérée comme une lame. Une tête, elle-même poussée de l’intérieur par un long corps couvert d’écailles et qui s’éleva vers le ciel dans un sifflement lugubre.

Le brave cocher aurait dû fuir, il le savait, mais ses jambes étaient bien incapables de le porter. Son corps tout entier tremblait de manière incontrôlable.

Dans un ultime hoquet, le mage expulsa enfin la créature. Le temps suspendit sa course. Avec une lenteur exaspérante la bête abaissa son regard jaune sur sa proie. La gueule, armée de crocs puissants, s’ouvrit. Démesurément. Le temps, alors, reprit sa course folle. En un éclair, le reptile fondit sur le mage et l’avala. Puis, sa sordide besogne accomplie, la bête s’évanouit dans un nuage de feu.

Sous la porte cochère, Hyppolite, pétrifié, regardait à présent impuissant les hommes approcher à grands pas. Il s’affala contre le mur prit de malaise, ferma les yeux et se prépara à mourir.

Mais l’heure n’avait pas encore sonné pour Hyppolite, le souffle glacial de la mort passa sans se préoccuper de lui. Peut-être la proximité de la foule nombreuse, trop de témoins, Hyppolite ne s’expliqua jamais pourquoi il avait été ainsi épargné. Par trois fois il se signa, remerciant le ciel, promettant d’allumer un cierge à Sainte Catherine. Il respira profondément, toussa, cracha. Sa salive avait goût de sang, il s’était mordu la joue sans même y prendre garde. Au fond de l’impasse, aucune trace ne subsistait. Nul n’aurait pu deviner qu’un drame épouvantable venait de s’y dérouler.

Dans cet évènement dramatique, un point demeurait positif : la confirmation du bienfondé de l’entêtement d’Hyppolite. Le mage poursuivait un objectif. Il avait un projet. Un projet qui incluait le bon docteur. S’il n’avait pu le mener à terme, cela ne pouvait signifier qu’une chose : son maître était toujours vivant, quelque part et retenu prisonnier. Le brave cocher ne doutait pas de cette vérité. Mais comment le retrouver à présent que le sorcier n’était plus ?

Il connaissait l’adresse d’Ivanov, une visite s’imposait donc. Sans hésiter, jouant des coudes, Hyppolite remonta la marée humaine qui déferlait en protestant sur le palais d’Hiver. Le mécontentement était général à Saint Pétersbourg, la vie y devenait impossible. Comme beaucoup d’autres il aspirait au changement mais autant qu’il le redoutait, et sans percevoir encore que l’intransigeance bornée du pouvoir attisait une flamme qui bientôt le consumerait.

Ivanov avait bien choisi son jour pour mourir !

Il s’engagea dans l’étroite ruelle où résidait le mage. La police avait d’autres priorités mais il devait néanmoins agir vite. Le calme de l’immeuble le rassura, les locataires étaient ailleurs. La porte forcée, il se livra à une fouille méticuleuse de l’appartement. Rien. Pas de bon docteur. Pas le moindre élément lié aux activités du guérisseur. Un banal intérieur, rassurant, petit bourgeois. Dépité, il se laissa choir dans un fauteuil. Son regard papillonnait d’un objet à l’autre à la recherche d’une explication, d’une illumination. Cela n’avait aucun sens. Tout semblait trop propre, trop parfait. Quelque chose d’important lui échappait, il en avait la certitude. L’oscillation du balancier d’une curieuse horloge capta son regard perdu. Tic-tac, tic-tac. Le mouvement régulier était hypnotique. Il se redressa pour étudier l’objet… tous ces dessins… Hyppolite n’avait jamais rien vu de semblable. Trop intrigante pour ne pas être suspecte. Il ne savait si la pendule était la clef du secret du mage mais, dans le doute, il choisit de l’emporter.

La ramener chez lui ne fut pas aisé mais la compréhension d’un cocher, stimulée par la promesse d’une généreuse récompense, lui vinrent en aide. Dieu merci, il ne manquait pas d’argent, Madame y pourvoyait.

  • Il nous faut évacuer au plus vite, dit ce dernier avec nervosité, y’a du grabuge vers la place. L’armée impériale a ouvert le feu ! Vous n’entendez pas ! Ça tire de partout ! Quelle drôle d’idée de déménager un jour comme aujourd’hui. Vous pouvez bénir votre bonne étoile que je sois passé par là et que je connaisse le chemin pour nous sortir de ce bourbier !
  • C’est la providence qui vous envoie. Un grand merci pour votre patience.
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Edouard PArle
Posté le 20/11/2024
Coucou Hortense !
Un chapitre sacrément animé ! Le pauvre Hippolyte passe par toutes les émotions et nous avec^^ La scène de mort du mage est très bien écrite, affreuse et intrigante. On redoute les associés qui l'ont si cruellement exécuté et surtout ce maître qui demeure jusqu'ici dans l'ombre. On se questionne également sur leurs motivations. M'est-avis que c'est un projet d'ampleur.
J'aime bien aussi les enjeux historiques qui reviennent dans ce chapitre et dictent son ambiance. La montée du mécontentement en Russie, les émeutes... La chute est très bonne, ça donne envie d'en découvrir plus.
Une petite remarque :
"la confirmation du bienfondé" espace manquant ?
Je continue !
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