« Lose Yourself » palpite dans ma chambre. Eminem a eu le temps de chanter la moitié de sa chanson avant que j’émerge et que ma mère frappe à ma porte en me demandant de descendre pour le petit-déjeuner :
« Caleb, dépêche-toi ! Tu as promis de te reprendre. Si tu continues à traîner, tu vas être en retard pour ton premier jour de CAP. Tu exagères. Jésus, Marie, Joseph, mais qu'est-ce que j'ai fait au ciel pour avoir un gamin pareil !
─ Ouais, ouais, j’arrive ! »
Elle a dû encore faire un signe de croix et prier pour mon âme damnée. Ça me fait marrer tout ça, mais bon si elle n’avait pas sa religion, je ne sais pas trop ce qu’elle ferait de sa vie. Mon père, lui, m’a promis de m’envoyer vivre chez mon oncle si je continuais à déconner. En gros, je devrais vivre avec une tête de nœud beauf et bidasse. Il fait partie d’une fraternité intégriste catholique. Déjà que je ne veux plus aller à la messe, alors me retrouver avec ce type, ben non merci. Allez, ça va le faire ! J’ai plus que deux ans à tirer à l’école et après je barre arnaquer les gens en tant que plombier.
« Tu ne déjeunes pas ?
─ Non je viens de me brosser les dents ! Mam, file-moi une tartinge pour la récré, ça suffira !
─ T’es désespérant. Mon Dieu faites que Caleb retrouve le chemin du bien !
─ Mam, arrête ! Je t’ai promis que j’aurais mon CAP. J’ai compris tu sais, je viens d’avoir 17 ans et je sais bien qu’il faut que je me bouge un peu. Allez Mam, ne pleure pas. Biz, j’y vais ! J'lui réponds en enfilant mes pompes.
─ Rentre à l’heure ce soir. Ne traîne pas avec tes copains, les mauvaises graines. Je compte sur toi…»
J’ai pas entendu la suite car je suis déjà dans la rue. Je préfère me barrer qu’entendre toutes ses blablas. Je sais que je suis un nul et un connard, mais je suis comme ça. Je suis content d’avoir évité le coup de réciter une petite prière avant d’aller au lycée. Ouf ! Comme quoi parfois, je peux avoir de la chance.
Normalement à chaque rentrée scolaire de septembre, je traîne les pieds, mais cette année, même si je ne retrouve pas les potes et que je vais être dans de nouveaux murs avec de nouvelles têtes, je me sens d’attaque. Peut-être qu’il y aura de belles nanas. Je vais bien en trouver qui vaillent la peine d'être sauter. Bon c’est sûr que j’suis pas sûr de m'adapter en cours, mais bon j’verrais sur place.
Ayant déjà redoublé deux fois, je vais me retrouver parmi des gosses de 15 ans. Le mieux c’est de parler à personne et de bosser un peu plus cette année. J'en ai marre que mes vieux et mes frères se foutent de moi. Je suis peut-être le plus jeune, mais les frangins se sont pas des Einstein, non mais ! Josué, il a choisi l'armée après son baccalauréat pour pas se taper plus d’école, et le second, Esaïe, un DUT de tourisme. Je ne suis pas un foudre de guerre, mais j'y peux rien, je me suis toujours fait chier en classe. En 6ème, pour un oui ou un non, j’ai commencé à jouer des poings et à rien branler. Alors mon père m’a casé d'office dans un cours de boxe anglaise pour que j’en prenne plein la gueule! « Ça le calmera ce petit con!» qu'il a rétorqué à ma mère qui s’inquiétait. La boxe est devenue mon activité préférée juste avant les nanas. Comme quoi les vieux ne sont pas que des emmerdeurs !
Je ne sais pas si c’est la météo ou ma bonne humeur, mais aujourd’hui je me souviens de plein trucs sympas qui me sont arrivés : en 5ème, quand je me suis fait dépuceler par une 3ème. Je ne peux pas dire qu’elle me plaisait, mais comme ça, c’était fait. J’avais trouvé que c’est pas mal par rapport à la masturbation. J’ai lu quelque part que c’est mieux si on a le coup de cœur pour la fille, ben tant pis pour moi, peut-être que je n’aimerais jamais personne. Après, plus tard, j’ai appris que cette salope avait fait un pari : se faire le petit brun bouclé aux yeux verts. Ça m’a refroidi : les nanas, on les prend et et on les jette. On ne sait jamais ce qu’elles manigancent.
J’aime bien qu’on me regarde et qu’on me désire, je deviens un mec important. Même les mecs m’admirent car je plais aux meufs. Elles sont sous le charme de mon "pouvoir de séduction naturelle" comme dit Lucien, un pote de la boxe. Putain, comme je me la pète ! Avec mon prestige auprès de la gente féminine, j’ai pas besoin de draguer, ça me tombe tout cuit dans le bec. C’est sûr que je me sens flatté et en même temps soulagé de ne pas avoir à faire le premier pas. Mes potes m'envient, alors qu'on ne peut pas dire que je sois très adroit avec les gens. À cause de ça, je suis brutal, vulgaire et agressif dit Marco, mon entraîneur de boxe. Il dit même que ce n’est pas ça la virilité. Je ne comprends pas bien ce qu’il veut dire par là, mais bon je lui dois le respect alors je laisse pisser. Après, il pense que j'suis pas un mauvais bougre et que je suis même plutôt diligent et gentil, prêt à aider les copains qui parfois en profitent allègrement. Il est cool Marco. Ça doit être le type le plus sympa que je connaisse. Grâce à lui, je ne suis plus bagarreur en dehors du ring.
Actuellement, je dois faire plus 1m80 et des bananes pour 75 kilos. La boxe et la musculation ont donné toutes ses chances à mon corps et les bons gènes familiaux m’ont fourni une gueule plutôt correcte. Je sais pas grand-chose de la vie, si ce n’est rien, mais un truc est sûr l'amour, la tendresse, le flirt ou les mots doux, c'est pas pour moi. J'aime l'action et que ça pulse. J'suis comme mon père. C'est un vrai bonhomme. Bon parfois j'trouve qui parle à ma daronne comme à sa servante. Elle, elle dit que c’est comme ça : l’homme de la maison doit avoir de l’autorité et qu’être autrement c’est de la faiblesse. Alors je ne vois pas pourquoi je dois faire dans le dentelle avec les meufs. J'ai bien droit d'y aller la bite dressée si une fille est baisable ! Bon d’accord, je me fais larguer aussi vite qu’on m’a choisi, ça dure pas plus de quelques semaines, de toute façon, je me lasse vite. Elles attendent et surtout elles demandent des trucs chiants : «Est-ce que tu m’aimes ?», «Tu viens avec moi faire les magasins. On peut aussi aller se balader ensemble!» Comme si j’avais envie d’aller perdre mon temps avec elles, alors que j’ai boxe, muscu ou les copains à voir ! C’est vrai que régulièrement je me trompe de prénom. J’ai aussi oublié un paquet de promesses de rendez-vous : mais entre un rencard avec une meuf et une sortie avec les potes, le choix est vite fait.
Je suis un don juan à cause de mon envie compulsive de plaire, de céder à mes pulsions sexuelles et de vouloir tout ce qui bouge ou presque. Ça doit être vrai. Comme le véritable Don Juan, j'ai jamais aimé aucune de mes « conquêtes ». Aucune ne m’a manqué après la rupture. J’ai même jamais été un tant soit peu jaloux. Je m’en fous. Ma mère dit que je suis dénué de sensibilité et vide d'émotions. Si elle le dit, ça doit être vrai ! Ce qui me rend heureux c’est boxer, pousser de la fonte et jouir sans me faire emmerder à coups de « Je t’aime » ou « Dis-moi que tu m’aimes! » C’est si mal que ça ? J’ai l’impression que ne jamais avoir été amoureux c'est une chance : pas de chagrin inutile ni de cœur brisé comme certains de mes potes. Y’en a même qui se sont mis à boire parce qu’on les avait largué. Quelle connerie, l’amour. Je n’envie pas les amoureux. Je ne veux pas d’amour.
Contrairement à mes habitudes, je suis arrivé très tôt dans mon lycée. Dans la cour, il a quatre lascars qui s'évitent du regard. Ils se sont installés à bonne distance les uns des autres. Sans hésitation, j’investis le dernier banc de libre qui donne directement sur le portail d'entrée du bahut. Un quart d'heure plus tard, plusieurs vagues de gus envahissent la cour de récréation. On peut compter sur les doigts des deux mains le nombre de filles: tant pis pour le choix limité. De petits groupes se forment. Des quatre lascars du début, il ne reste plus qu'un solitaire, un type à lunettes qui, la tête baissée, shoote du bout de ses vieilles pompes dans de petites caillasses. Et puis, il est arrivé. Seul. Tout seul. Tout petit. Tout mince.
Le petit bonhomme fait un court arrêt sur le seuil du lycée. J’ai l'impression qu'il prend une grande inspiration et enfin, il entre dans la cour comme dans un milieu hostile. Chaussé de Stan Smith immaculées et d'un pas décidé, il file droit devant lui. Ce «droit devant lui» le mène à moi. Je le jauge d'un air goguenard. D'une voix douce et souriante, le petit gars me parle:
« Salut, je peux m'asseoir à côté de toi? » Sans un mot, j’ai poussé mon sac et je lui ai fait un geste pour l'inviter à s'asseoir.
─ Je m'appelle Aël. Je suis en première année de CAP-électricité. Je viens d'arriver. Je suis de Quimper. »
Son débit est un peu saccadé, mais son ton est amical. Il parle le regard rivé sur les genoux de son jean à peine fini d'être payé comme dirait ma mère. Contre sa poitrine, il presse son sac à dos bleu ciel lui aussi flambant neuf. Je décroche toujours pas un mot.Dans une poche de son blouson tout juste sorti du magasin, il tire un paquet de chewing-gums, il m’en propose un:
« T'en veux un ? » J’en ai pris un et je l’ai remercié d'un geste rapide de la tête tout en murmurant:
─ Merci, mec ! Moi, c'est Caleb ! »
Le côté impeccable, tout neuf, tout propre sur lui, me fait sourire. Ça lui donne un petit air naïf, un peu balot. Je ne lui donne pas plus de 12 ou 13 ans. J’ai tout de suite pensé « Je parie qu'il n’est même pas pubère le môme! »
La sonnerie retentit. Comme un seul homme, on s’est tous rassemblés au centre de la cour. Suite au discours d'accueil du proviseur, les profs principaux se sont alignés, tenant une pancarte indiquant le niveau et le numéro de leur classe. Je suis en première année de CAP plomberie-électricité, classe A.
On s’est tous mis en colonnes désordonnées devant notre prof, puis on l’a suivi. Ma classe est la première à vider la cour. Il règne une certaine excitation. Les échos de nos pas sur les marches, les murmures, les conversations et les rires des autres élèves se répercutent sur les murs de l'escalier. Je joue des coudes pour être le premier à entrer dans la classe. D'autorité, par habitude, je me suis installé au fond près de la fenêtre. Personne ne prend l'initiative de s'installer au même pupitre : Non mais, on en impose ou on n'en impose pas! Enfin, c’est sans compter l'aplomb du petit mec : il s’assit directement:
« Ça t'dérange pas, hein, dis? Je peux m’asseoir à côté de toi ? »
Enfin l'aplomb, il faut le dire vite car il a les oreilles cramoisies et jamais ses yeux ne croisent les miens. Je me retourne vers lui avec un regard étonné et amusé. «Quand je vais raconter ça aux potes, ils vont bien se marrer : Ouais les mecs, y a un lutin qui me poursuit partout au lycée. Si le gamin fait plus 1 m 60, j'm'rase le crâne et les couilles!» Après tout Aël, puisque c’est son prénom, ne représente pas une menace : il est petit avec un visage de môme, je suis à l’abri de toute concurrence dans l'arène de la séduction. Je n'aurais donc pas à lutter contre lui pour vivre cette année scolaire en toute tranquillité. Le prof commence un long discours, je peux fermer les yeux quelques instants:
« … Les binômes formés devront s'entraider durant toute l'année scolaire et peut-être la suivante, si cela convient à chacun. Il est établi depuis des années que chaque salle est attribuée à une classe. Ce sont les enseignants et enseignantes qui changent de salle. Vous ne vous déplacerez que pour les ateliers, le réfectoire, les sanitaires, les installations sportives, l'infirmerie, que j'espère vous n'aurez pas à fréquenter, et évidemment pour l'administration ou la salle des professeurs. Votre classe se compose de futurs plombiers et électriciens. Malheureusement, il n'y aura pas de filles cette année. Pour les intéressés, vous pourrez vous inscrire à un ou plusieurs clubs entre 10 heures et 17 heures. Plusieurs nouveautés sont proposées cette année, donc n'hésitez pas à explorer. L'adhésion aux clubs est gratuite, mais les places sont limitées. La plupart se tiendront le mercredi après-midi, d'autres juste après les cours ou pendant la pause de midi, et certains le samedi matin. L'offre va des échecs au football, jusqu'à l'écriture littéraire. Ce n'est pas obligatoire, et je comprends que vous ayez déjà des activités sportives ou de loisirs en dehors du lycée. Mais rien ne vous engage en jetant juste un œil. Si vous n'êtes pas encore décidés aujourd'hui, ne vous inquiétez pas, vous aurez un mois pour vous inscrire.»
Le prof principal, qui est aussi prof de maths, a établi que les places où l’on s’est assis, ne bougeraient pas, sauf décision contraire de sa part. Donc je vais vivre au moins un an avec le gamin à ma droite ! Y’a pire comme binôme.
Je jette des regards obliques à mon voisin : il consigne scrupuleusement les informations importantes sur un petit cahier de brouillon tout neuf. De temps à autre, Aël lui aussi, me lance des petits coups d'œil agrémentés d'un sourire. À chaque fois qu'il arrête d'écrire, il suçote son crayon à papier en faisant une moue en cul de poule avec ses lèvres rose. Je l'imagine transformé en fille et je le mets dans des positions scabreuses. Mais ces images me mettent mal à l'aise. Est-ce le fait qu'il ait une apparence de môme? Ou bien alors, sa blondeur juvénile qui le fait ressembler à un ange? Ou même un petit côté efféminé dut à son allure fluette? Il me semble même plus fragile que les filles avec lesquelles je suis sorti. Il y a quelque chose en moi qui me dit que je suis un gros dégueulasse. Pareil à un pédophile. J’ai vraiment honte. C’est décidé : j’arrête de le regarder.
Dix heures sonnent déjà. Le temps a passé drôlement vite : pourvu que cela continue.
« On y va? Me propose Aël.
― Où ça ? Je lui demande.
― Ben voir pour les clubs!
― Pas intéressé!
― Allez, ça coûte rien et ça nous aéra de sortir avant de bouffer. Allez viens! Bouge!»
Après avoir frotté énergiquement mes boucles brunes, je saute sur mes pieds et je me dirige vers la porte :
« Alors tu viens? Je crie à Aël qui est dans la lune.
― Oui j'arrive! » Me répondit-il.
Il a l’air tout heureux comme s'il était fier d'avoir eu le courage de me parler. Si j’avais eu un petit frère, j’aurais bien aimé qu’il soit comme ça, même si j’aurais eu peur qu’il se fasse emmerder par des loustics de mon genre.
L'enthousiasme du lutin devant chaque stand de club est étonnant : il pose des questions pertinentes, il trouve une petite phrase gentille à dire aux représentants de chaque club :
« Comme c'est bien fait! » Devant les maquettistes.
« Waouh ! Vous avez déjà beaucoup d'inscrits! C'est chouette! » Au club de football.
« On peut créer des haïku ? » Au professeur de français qui est un peu seul : sa fiche d'inscription est vide.
― Bien sûr. J'ai plusieurs ouvrages de grands maîtres du haïku à vous prêter si cela vous intéresse, répond le prof avec empressement.
― Ça te dit d'écrire des haïku? Me demande le lutin.
― C'est quoi ces trucs? Que je lui réponds.
― Ce sont des poèmes courts à la façon des japonais.
― Tu me vois écrire des machins japonais?
― Ben oui. Tout le monde peut le faire.
― Et ben sans moi. Ch'uis pas un intellectuel, moi, monsieur. Quitte à faire une activité je préfère un sport. Mais manque de pot j'en fais déjà un et il n’est même pas proposé ici.
― Ah oui ! Tu fais quoi?
― De la boxe et de la muscu.
― Moi c'est du taekwondo. Ça nous fait un point commun: on aime les sports de combat. Bon bien moi je veux faire des haïku avec le prof de français.»
Aël remplit soigneusement la fiche d'inscription. Le prof ne se sent plus de joie. Il remercie chaleureusement cet élève qu'il doit juger bien prometteur car il sait des trucs d’intello.
«Quel joli prénom vous avez là, Aël! Êtes-vous breton?
― Oui monsieur. Je viens de Quimper.
― Si je me souviens bien ça veut dire ange en breton.
― Oui monsieur, c'est ça.
― Ce prénom vous va à ravir.
― Y paraît! répond Aël en faisant un petit clin d'œil coquin au prof médusé.
― Très bien, je vous souhaite une bonne continuation! balbutie le prof. Comme nous serons probablement peu nombreux, nous allons nous joindre au club d'échecs et de tarot. Les détails sur les lieux et horaires vous seront fournis début octobre. À bientôt.
― À bientôt, monsieur. »
Franchement, il me fracasse : il ose dire et faire des trucs. En plus comme moi, c’est un combattant. Bon peut-être qu’il est taekwondoïste depuis deux semaines, mais n’empêche qu’il a parlé au prof sans bafouiller et il lui a même fait un clin d’œil ! Il est poli et marrant. Ce n’est pas le genre à faire chier le monde. C'est sûr et certain, ça va être une année tranquille.