« Camarades ! Aujourd’hui, nous sommes à un grand tournant de l’Histoire. Aujourd’hui, marque le début d’un âge nouveau. Un âge de prospérité et de liberté ! Nous laissons derrière nous le joug de l’Empire et nous nous dirigeons tous ensemble vers un futur radieux. Ce n’est pas un rêve, c’est un but. Un but que nous allons chercher à atteindre, main dans la main. Un but dont nous allons nous rapprocher, chaque jour. Relevez-vous, camarades ! Ne courbez pas l’échine, l’Empire n’est plus ! »
Extrait du discours d’Ado Malev,
cofondateur de l’Union de Fleter,
septembre 921
— Pourquoi ?
— Comment ça ?
— Pourquoi tu me l’as dit, Ankha ?
— Parce que. La captivité, ça crée des liens.
— Trouve autre chose. S’ils apprennent que tu me l’as dit, tu risques gros.
— T’auras qu’à bien tenir ta langue.
Ankha crut que Niven allait répondre. Mais il serra les dents, se releva et se dirigea vers le rabat. Tout simplement.
— T’as pas le droit de m’en vouloir.
Ce murmure s’échappa bien malgré elle de ses lèvres. Il s’arrêta, à deux pas de la sortie et tourna vers elle un regard. Calme.
— Je ne t’en veux pas, dit-il.
Et c’est à ce moment-là qu’elle regretta de le lui avoir dit. Elle aurait dû le laisser y aller sans savoir, sans qu’il se doute que c’était d’elle qu’il devait se méfier. Mais il l’aurait appris tôt ou tard, sûrement pendant l’interrogatoire qui n’allait pas tarder. Alors, c’était sans doute mieux que ce soit elle qui le lui dise. Non ?
— Un dernier truc.
Elle avait de plus en plus de mal à rester en position assise. Avec la récente attaque du camp par les soldats, les approvisionnements en médicaments s’étaient arrêtés et on n’avait rien pu lui donner pour soulager la douleur.
— Tu peux aussi te barrer maintenant.
C’était sa dernière carte. Elle, elle savait pertinemment qu’on pouvait lui faire confiance. Mais à Muresid, il leur faudrait peut-être quelques preuves de plus. En dernier recours, elle pourrait toujours leur fournir ce témoignage et ainsi montrer qu’il n’avait rien à se reprocher. Et, s’il décidait finalement de prendre la poudre d’escampette, il ferait en sorte qu’ils ne lui remettent plus jamais la main dessus. Il avait eu beau être d’une terrible naïveté sur cette mission, Ankha sentait qu’il avait de grandes ressources.
Elle l’entendit soupirer et il posa son regard gris sur elle. Il n’eut pas besoin de répondre, elle vit qu’il ne s’enfuirait pas. Il y avait du défi au fond de ses yeux, il allait se battre pour lever tous ces soupçons.
Ankha inspira un coup. Sa tête lui tournait, la sueur lui collait des cheveux sur le front et ses oreilles sifflaient.
Elle se passa une main sur le visage, mais la nausée ne partit pas. Alors, elle ferma les yeux et tenta d’inspirer encore, et encore.
Soudain, elle sentit une main lui soutenir la nuque et une autre lui appuyer sur l’épaule pour l’obliger à se recoucher.
Le monde tanguait toujours avec autant de force. Elle n’osa pas ouvrir les yeux, elle savait que ça serait pire. Puis, elle réalisa que ses doigts enserraient une main, sa main à lui sûrement. Et cette main, c’était le seul point stable dans un monde devenu bien trop branlant. Elle serra plus fort, jusqu’à ce que ses forces l’abandonnent.
×
Ankha perdit rapidement toute notion de temps. Le monde dansait et elle, elle n’était plus qu’un malheureux fétu de paille. Elle avait chaud. Et froid. Et son esprit se trouvait enfermé à quadruple tour dans une brume à couper au couteau.
Elle eut la vague sensation que quelqu’un allait et venait. On lui changeait le pansement, on lui faisait boire des trucs immondes.
Mais ce n’était plus lui. Lui, il était parti. Et elle ne se souvenait même plus qui il était.
×
La conscience lui revint trop rapidement. Elle commençait tout juste à se plaire dans la brume que déjà, il fallait retourner vers la lumière. C’était une jolie lumière, cela dit. Elle lui rappelait celle de son enfance.
L’esprit soudain lucide, Ankha se redressa sur sa couche. Bien sûr que ça lui rappelait son enfance, c’était le même coin, c’était la même lumière. Quelle idiote.
Elle porta une main au pansement qui lui entourait le ventre et grimaça. C’était quand même très con de s’être fait avoir comme ça par ce chasseur de primes. Elle avait trop baissé sa garde, c’était mauvais.
Elle n’aurait jamais dû accepter de retourner à Catinis. Elle avait bien passé sept ans aussi loin que possible, elle aurait pu continuer comme ça. Sauf qu’elle avait cédé à l’appel. Les images qu’elle en avait gardées se résumaient à ces corps calcinés et mutilés.
Pourtant, elle savait qu’il y avait eu autre chose avant, que les gens avaient vécu leur vie, que ça ne se résumait pas à cette explosion et ces cris. Et c’était pour ça qu’elle avait dit oui. C’était pour ça qu’elle avait accepté d’y remettre les pieds. Elle voulait voir que Catinis, ce n’était pas que des pavés souillés de sang.
Elle aurait mieux fait de s’en abstenir.
×
Envoyer le rapport ne fut pas une mince affaire. Les transmissions passaient principalement par lentilles.
Sauf que celles d’Ankha étaient parties en fumée quand ils s’étaient fait attraper avec Niven. Elle avait gardé le bracelet de saisie à son poignet. Mais sans les lentilles, il ne servait pas à grand-chose.
Le seul communicateur qu’on put lui trouver avait bien quelques années dans les pattes et un très mauvais caractère. En plus de ça, sans la reconnaissance ADN des lentilles, les protocoles de sécurité étaient tellement nombreux. Heureusement qu’elle avait bonne mémoire.
Une fois arrivée à l’écran de saisie de son rapport, ses doigts s’arrêtèrent sur le clavier. Que devait-elle écrire ? Sa mission avait été simple — accompagner Niven et lui laisser une totale liberté de mouvement histoire de voir s’il allait tenter de zieuter les documents qu’il se trimballait ou les faire passer à une tierce personne. Bien sûr, il ne l’avait pas fait. Mais il fallait qu’elle leur fasse comprendre que ce n’était pas juste parce que des soldats leur étaient tombés dessus et qu’il n’en avait pas eu le temps.
Les doigts posés sur les touches, elle réfléchissait. Pourquoi s’inquiétait-elle tellement du sort de Niven ? La réponse lui vint presque aussitôt à l’esprit. Elle ne voulait pas qu’un autre innocent soit sacrifié pour la cause. Bon, Niven ne faisait sans doute pas partie des innocents au sens premier du terme. S’il avait rejoint la rébellion, c’était parce qu’il avait des choses à cacher, des choses pas vraiment jolies. Mais il était digne de confiance. Et elle ne voulait pas qu’on puisse croire le contraire.
Ses doigts se lancèrent sur le clavier. Elle tenta de garder un ton sec et impartial, mais n’était pas certaine que son parti pris n’allait pas être trop visible. Elle ne relut pas, pour s’éviter de modifier des choses. C’était sans doute mieux que ça reste comme ça, écrit à chaud. Puis, elle appuya sur le bouton « Envoyer », se déconnecta et referma le communicateur.
Elle le fixa pendant encore un long moment. Une bonne chose de faite, se dit-elle. Elle avait fait tout ce qu’elle pouvait pour Niven. À présent, c’était aussi à lui de réussir à les convaincre de sa bonne foi.
Et elle, elle avait besoin de trouver un moyen de quitter ce coin. Et vite.
×
Catinis s’étendait en contrebas. Ankha regardait la ville se réveiller tout doucement. Ses rues encore envahies par la brume commençaient déjà à s’animer. Elle, elle était assise sur la corniche rocheuse, bien cachée de la cité. C’était un de ces matins d’automne à l’air vif et chargé de senteurs de fumée. Le ciel était voilé et le disque du soleil qui s’élevait était bien trop pâle pour chauffer la terre. Ankha inspira profondément.
Elle savait que c’était incroyablement stupide de revenir exactement à l’endroit où le chasseur de primes leur était tombé dessus. Elle savait qu’elle devait rester terrée dans le camp le temps de retrouver ses forces. Elle le savait, oui. Mais Catinis était à seulement vingt minutes de marche. Si les choses tournaient mal, elle pourrait facilement rejoindre le camp. Pas vrai ?
Ça faisait presque un mois qu’elle était là. Un mois depuis que Niven était reparti. Elle ignorait ce qui lui était arrivé à Muresid, ils n’avaient pas pris la peine de communiquer sur le sujet. Un mois aussi qu’elle se répétait que revenir vers Catinis serait une très mauvaise idée. Et pourtant, elle était là.
L’arbre sur la Grand-Place n’avait quasiment plus de feuilles. Elles jonchaient le sol tout autour, se faisaient balader par le vent. Mais ce n’était pas cet immense arbre nu qui avait toute son attention. Non, c’était un point sur la gauche.
Quand les choses avaient basculé, il y a sept ans, ça avait été le chaos. Ce point sur la gauche, ça avait été un marché couvert. Les gens venaient de toute la région, ça fourmillait de vie. Et c’était sûrement sur ça qu’avaient compté les dissidents au régime ce jour-là.
Avec la chute de l’Empire, les derniers sympathisants étaient pourchassés et enfermés. En tout cas, c’était les nouvelles qui remontaient de la capitale. À Catinis, on était loin de tout ça. Un gouvernement ou un autre, ça ne faisait pas tellement de différence.
Sauf qu’en cette lointaine journée d’automne, les choses étaient devenues soudain bien concrètes. On s’était mis à murmurer que des dissidents s’étaient enfermés au marché, qu’ils avaient des armes et qu’ils menaçaient d’exécuter les otages si on tentait quoi que ce soit. Puis, des camions de soldats avaient débarqué. Le périmètre était sécurisé, ils cherchaient des solutions.
Ankha s’éclaircit la gorge. Elle avait du mal à respirer.
Le soleil filait paresseusement vers le zénith et absolument rien ne bougeait autour d’elle. Avec un dernier regard vers la ville, elle se releva. Il était temps de rentrer.
×
Quand Ankha revint au camp, elle tenait à peine debout. Par chance, elle ne croisa personne sur sa route et poussa avec soulagement le rabat de sa tente. Là, elle se laissa tomber sur un tabouret, défit sa veste et baissa les yeux sur le bandage. Il était imbibé de sang. Ça s’était rouvert.
Elle inspira profondément pour calmer la nausée. S’ils remarquaient ça, son départ serait encore reporté. Allez, elle pouvait bien changer un malheureux pansement.
Elle se releva pour partir à la recherche de compresses. Mais ses jambes refusèrent de coopérer et elle se sentit chuter.
×
— Ankha ?
Elle grimaça, mais ouvrit les yeux. Il y avait toujours de la toile au-dessus. Elle plissa les paupières et son attention se fixa enfin sur Kali.
— Du calme, commenta-t-elle comme Ankha tentait de s’asseoir.
— Tu leur as dit ?
— Non, répondit Kali avec douceur.
— Merci, marmonna Ankha.
La doctoresse sembla hésiter, le regard perdu du côté du rabat de la tente.
— Ça valait le coup au moins ? demanda-t-elle soudain en reportant ses yeux noisette sur Ankha.
— Quoi ? grogna l’intéressée.
— De revenir voir Catinis.
Ankha se mordit l’intérieur de la joue et chercha quoi répondre. Sous ses airs tranquilles, Kali se montrait un peu trop perspicace par moments.
— T’inquiète, je leur dirai rien de tout ça. Et puis, ils savent bien que tu viens d’ici, non ? Ils ont dû lire ton dossier.
— Pardon ?
Vraiment trop perspicace.
Kali sourit et remit une mèche derrière son oreille.
— C’est ton accent. Quand tu fais pas gaffe, il ressort.
Ankha pinça les lèvres. Elle pensait en être débarrassée après toutes ces années. Personne à Muresid n’avait jamais fait le rapprochement.
— Ça va, fais pas cette tête. C’est pas flagrant non plus. Ça fait juste un moment que je suis ici.
— Je sais pas si ça valait le coup, marmonna Ankha. Mais il fallait que j’y revienne.
Kali l’observa longtemps, puis acquiesça.
— À la base, je venais te donner la nouvelle. Dans deux semaines, on a une voiture qui va vers Muresid. On en profitera.
— « On » ?
— Je repars avec toi.
J'ai bien aimé lire les différents stades de la convalescence vécus par Ankha. Elle se soucie de Niven tel un innocent qu'elle essaie de préserver et rien d'autre. Heureusement qu'elle n'a pas succombé à son charme car notre amie fidèle aux évanouissements et autres malaises mérite bien mieux !
Que la doc attende qu'elle soit rétablie pour se tirer avec elle me fait bien plaisir. Elle en a sûrement eu marre du défilé de rebelles qui se battent pour une cause qui semble avoir bien terni sa vision des choses.
Je ne m'inquiète pas du sort du Niven à Muresid. J'espère juste qu'il sera porté disparu et démis de ses fonctions sans représailles. Ce personnage-là, tu peux le tuer allègrement, je ne saurais en tenir rigeur !
Et donc la toubib quitte son poste pour partir à la ville ?
L'appel de l'amour ou une envie de changer de vie ?
Et encore il réagit super bien je trouve, quels sang-froid! Moi tout ce qui est dissimulation et double-jeu ça me fait toujours sortir de mes gonds.
En même temps j'imagine que Ankha n'a pas eu le choix… mais le fait qu'elle ne lui en dise pas plus c'est encore plus angoissant!
J'ai beaucoup aimé que Kali pleure quand le blessé succombe à ses blessures, ça la rend très humaine et réelle.
Je repasse pour la suite!
Et très cool si t'accroches à Ankha, je me suis bien, hum, *amusée* (à écrire) avec elle :p