Lucie s’accroupit une fois de plus vers des feuilles qui émergeaient de la terre. Elle semblait trouver parfaitement normale la situation, comme si elle n’était pas une déesse qui examinait comment se portaient les créations superbes qu’elle avait plantées.
Rose se tenait debout près de sa sœur, prenait ce que celle-ci lui tendait, reniflait, mâchouillait parfois, feuille, pétale de fleur, tige, légume, fruit, graine. Elle mettait le reste dans son panier, pour le menu qu’elle inventerait pour l’équipe.
Le soir où le projet avait surgi, il avait la consistance à la fois d’une plaisanterie et d’une demande en mariage. Rose savait que demander à Lucie et à sa femme de la rejoindre sur ce restaurant-auberge tenait au mieux d’un pari fou, sinon de la pire erreur qu’elle commettrait. Mais tout s’alignait, tous les indices clignotaient comme les guirlandes de Noël sur les immenses sapins mexicains qui les réunissaient chaque décembre parmi la chaleur, l’humidité et les palmiers.
Lucie avait ri pendant tout le monologue de Rose, jusqu’au sujet du potager et du jardin et de la permaculture.
— Comment ça, tu vas m’aider ? avait-elle demandé d’un air catastrophé.
— Je veux apprendre, insistait Rose.
— Quand on tue chaque plante qu’on approche, on a une seule responsabilité : ne plus en toucher.
— C’est un mythe, la main verte. Le monde ne se divise pas en deux catégories : les gens à plantes et les gens-pas-à-plantes.
— Rose, je te connais. Tu aimes l’excellence. Tu ne m’engages pas pour t’enseigner à t’occuper des plantes ; tu veux que je me charge d’apporter à ta cuisine les meilleurs ingrédients possibles.
— Tu essayes de prouver quelque chose ? avait demandé Rose sans comprendre. Paysagiste ça peut cartonner, je sais que tu n’as juste pas eu les bons clients pour le moment.
— D’accord. Suivons ta logique. Tu veux faire comme ça, on fait comme ça. Tous les jeudis, tu vas jardiner et moi je prépare les dîners pour les clients.
Rose s’était figée face à la provocation de sa sœur. Toucher à sa cuisine ? Lucie ne commettait jamais de crime derrière les fourneaux mais sans faire exprès, elle avait tendance à atténuer les saveurs, à rater de peu des combinaisons de texture, à sortir les assiettes avec les températures chaotiques, au mauvais endroit au mauvais moment.
Rose pourrait lui montrer comment corriger ces erreurs — qu’elle évitait elle-même par instinct, comme une conscience constante, à la fois aiguë et profonde, des sons et odeurs et couleurs des aliments pendant qu’ils devenaient goûts et spectacle — mais ça prendrait des années de répétition et pratique. Les talents qui ne surgissaient pas à la naissance ne pouvaient s’acquérir que par l’effort.
Il faisait chaud déjà et Rose regardait sa sœur travailler avec émerveillement. Elle comprenait.
— C’est le jardin, ta magie, dit-elle.
Elle regarda ses propres mains et le panier : ses doigts couraient déjà autour des tomates avec l’impatience d’une sculptrice, devenant ce qu’elles deviendraient.
— Et la cuisine, c’est la mienne, murmura-t-elle.
Plutôt que la rassurer, cette conviction l’effrayait encore plus. Même si les menus changeraient selon les ingrédients des micro-saisons (Ryoko Sekiguchi n’en mentionnait pas moins de douze dans son livre Nagori), elle devrait créer une base, certaines recettes qui reviendraient régulièrement. Son projet fou était de traduire la gastronomie mexicaine en français.
— C’est un bon projet, dit Lucie en apercevant le visage livide de sa sœur. Va cuisiner au lieu de cogiter.
Rose acquiesça à peine et s’éloigna avec le panier. Quand elle se retourna vers Lucie, sa silhouette avait rétréci et lui rappelait leurs jeux d’enfants, quand elles se cachaient derrière des bancs et toboggans dans les squares pour se raconter des histoires et faire peur à leur mère. Et tu sais que Camille a poussé Andrea et que la maitresse a dit qu’elle allait enlever la récréation et moi je voulais jouer mais on était en temps calme obligé pas de jouets pas de soleil et après Camille a dit pardon.
Parfois, elles avaient imaginé des dinosaures, extraterrestres, fantômes, maladies, dragons, kidnappings, fées. Rien ne semblait trop surnaturel ou macabre. Elles voulaient se faire rire, se faire peur, s’étonner.
Cette fois, ce fut Silvia qui sursauta quand Rose entra dans la cuisine.
— ¿Ya no sales de aquí, eh? demanda Rose d’un ton amusé.
Sa grand-mère fit des pas de danse au rythme de la chanson de Natalia Lafourcade qui faisait des ricochets d’écho en écho entre les murs, placards et casseroles.
y tú te vas, jugando a enamorar
te enredas por las noches
entre historias que nunca tienen final
te perderás dentro de mis recuerdos
por haberme hecho llorar
et tu t’en vas, tu joues et tu séduis
tu t’emmêles chaque nuit
dans des histoires à jamais inachevées
je te sèmerai loin dans mes souvenirs
pour ces larmes que tu as causées
Les sérénades aux hommes qui les trahissaient restaient un classique des chanteuses mexicaines. En grandissant, Rose s’était demandé si les hommes mexicains trompaient plus souvent leurs femmes que les français ou si, à chiffre égal, les femmes françaises préféraient ne pas chanter à ce sujet. Et, si la balance penchait vers la deuxième option, se taisaient-elles par honte ou parce qu’elles trompaient aussi ou parce qu’elles s’en fichaient complètement ?
Rose vida le panier sur le comptoir et aligna les ingrédients par familles, puis par couleur, puis par type de saveur. Changer les catégories lui permettait d’apprécier toutes les juxtapositions et superpositions qui lui venaient à l’esprit.
— ¿Con qué carne? demanda Silvia en balayant du regard tous les végétaux.
— Pollo.
Sa grand-mère n’eut aucune réaction. Le poulet passait derrière le porc et le bœuf dans les préférences familiales.
— Quiero crear una versión vegetariana y vegana de cada receta, poder brindar la misma experiencia a familias que no siguen la misma dieta, expliqua Rose.
Le porc et le bœuf changeraient trop la version carnée de l’assiette, rendraient impossible une sensation commune du repas. Le saumon et le thon aussi.
— Pescado blanco solamente.
— Y para compensar sabores, te vas a apoyar sobre la salsa.
Rose eut envie d’acclamer sa grand-mère et de la porter en hommage dans les champs, la forêt, les rues du village. Elle ne lui demanda pas comment elle avait deviné que les sauces seraient l’âme du restaurant, parce que Silvia lui répondrait sinon que ça lui paraissait évident. Peut-être que son abuela possédait toutes les magies à la fois (elle avait un jardin luxuriant dans sa petite maison au Mexique, après tout).
— ¿Empezamos?
Rose installa sa grand-mère sur un tabouret avec dossier (acheté exprès avec cette exacte imagine en tête) et lui tendit un verre de jus de pomme de la région.
Silvia secoua la tête, sûrement sidérée encore du choix drastique de Rose de ne pas servir d’alcool au restaurant. C’est certain que les marges seraient plus réduites.
Rose coupa d’abord l’ail, l’oignon, le citron et la coriandre. Dès qu’elle reniflait leurs odeurs, toutes les tables mexicaines existaient dans son corps à nouveau. On ne trahissait pas le coeur ; on jouait autour.
— ¿Sólo tenemos del amarrillo? demanda Silvia, en pointant vers le citron.
— Es lo que hay.
Rose coupa les aubergines en deux, vida leur chair qu’elle réserva pour une première tentative de variation sur guacamole sans avocat (quel grand défi de préparer de la cuisine d’ailleurs sans condamner la planète et le palais par des importations massives qui diminuaient la fraîcheur de l’ingrédient tout en augmentant l’empreinte carbone de l’assiette), incisa sur la longueur et y glissa quelques gouttes d’huile de maïs.
Elle mit le four à préchauffer et se replaça face au comptoir, le dos droit et la tête pleine de doutes.
— La salsa.
Depuis deux ans, Rose réfléchissait à la même question : quel niveau de piquant ?
Elle avait grandi dans un pays où beaucoup de gens pleurnichaient à la moindre goutte de sauce piquante (on “épargnait” même la moutarde et le poivre aux enfants !). Elle voulait rendre hommage à son autre pays, où les petits mangeaient déjà des bonbons au piment en aspirant de contentement et adrénaline, où les popcorns au cinéma étaient vendus avec la sauce piquante Valentina, où on baillait d’ennui si la sauce verte au piment habanero venait à manquer.
Si elle rendait ses plats trop épicés, certains clients réagiraient physiquement avec panique et rejetteraient le plan dans son entièreté (“je ne peux pas”).
Si elle n’en mettait pas du tout, elle pouvait immédiatement retirer la mention “cuisine mexicaine” des cartes. Il y a des niveaux de trahison qui dénaturent. Manger une purée d’avocat avec des tomates sans piment ne pouvait pas être considéré comme adorer le guacamole, parce que sinon les roses étaient des pissenlits et les corbeaux des mouettes.
(Rose prenait peur quand les interprétations des mots s’éloignaient trop de leurs définitions premières. Peut-être que s’éduquer entre deux cultures poussait à trouver de la sérénité dans des lieux inattendus comme les mots et les recettes ?)
Si elle mettait à part les sauces, elle offrait le choix aux clients. Pour certains plats, c’était possible : les tamales, les empanadas. Pour d’autres, cuits en sauce, comme le mole, c’était impossible.
— ¿Y si les preguntas cuando reservan? Así cada uno come exactemente como le gusta.
Une personnalisation à l’extrême ? Chaque table aurait un niveau d’épices différent ? Chaque convive, même ?
Mais que faire de celleux qui décideraient d’emblée un niveau zéro ? Est-ce que la peur de l’inconnu ne les ferait pas passer à côté de l’expérience gastronomique la plus savoureuse et authentique ? Comment les convaincre que la tolérance se formait petit à petit, que c’était à force d’essayer et de dépasser ses limites qu’on arrivait à manger dans toutes les cuisines de la planète ?
Rose fixait le piment sur sa planche à couper, son couteau à la main et l’air patraque.
Qu’est-ce qui lui avait pris d’acheter cette stupide maison et de stupidement entraîner sa sœur dans ce stupide projet d’ouvrir un stupide restaurant ? On ne gâche pas la vie des autres juste parce qu’on se sent perdue ou enthousiaste.
En soupirant, elle coupa différentes quantités de piment, les versa dans plusieurs coupelles et commença la préparation de sauces.
— ¿Le puedes marcar a mamá, por fa? Dile que venga con Yoko y cualquier otra amiga que se le antoje. Vamos a probar.
Mon créneau perdure, j'en profite. :)
Ok, je vois que tu veux tester plusieurs manières de faire pour la traduction. Ici, je ne parle pas espagnol, donc je n'ai presque rien compris, mais ça ne m'a pas gêné car il me semble qu'il n'y a pas d'information importante dans ce que tu nous dis.
Aller, c'est parti !
- Histoire : ahlala, se lancer dans une nouvelle aventure, toujours une gageure ! As-tu écouter des podcasts d'entrepreneuses, ou d'autres histoires similaires pour faire ce livre ? Pour se plonger dans leur psychologie, leurs doutes, ça pourrait être cool. Je note que tu réunis plusieurs de tes passions dans ce récit, il y a beaucoup de coeur.
- Personnages : j'ai bien aimé l'introduction de Lucie. C'est sage de l'avoir conservé pour ce deuxième chapitre, pour nous éviter un surmenage. Chacun à son pré carré, c'est clair, et si conflit il y a, les deux soeurs l'ont résolu rapidement. à voir si ça se reproduit. Je me demandais, Lucie a donc une femme, mais dans ce cas, pourquoi Rose a peur dans le chapitre précédent d'évoquer l'homosexualité d'une chanteuse à sa grand mère ? Si elle est si fermée que ça, ne devrait-elle pas s'inquiéter de la faire dormir au même endroit que le couple ? (non que je crève d'envie de voir de l'homophobie débarquer dans ton histoire, c'est plutôt une question de cohérence qui m'interpelle ?)
- Monde : mais oui, mais oui, la cuisine c'est de la magie. Comme l'informatique, les maths, le jardinage, tout type d'art et plein d'autres choses encore. J'ai très très envie que tu files cette métaphore <3 <3 <3. La question difficile des épices est importante, mais tu noteras que ce n'est pas la première à se poser la question, et qu'elle a déjà été répondue par tous ceux et celles qui se la sont posée : on fait un compromis, avec son caractère propre au restaurant. Aucun restaurant Thaï en France ne propose quelque chose d'aussi épicé que les plats thaïlandais (oui, ceci est extrait d'une expérience personnelle). Ceci dit, l'interrogation est belle, surtout sur la question de l'acceptation de l'autre, donc je suis mitigé sur mon propre commentaire. Comment garder le questionnement, sans avoir l'impression qu'elle se pose une question "naïve" ?
- Thème : l'acceptation de l'autre, oui, quel beau thème. Quand je discute avec toi, j'aime beaucoup le fait que tu loues la différence de pensées, et tu le fais même à voix haute! On devrait être plus nombreux à penser comme ça <3 Comme je l'ai déjà dit plus haut, il y a du coeur dans ce récit, tu as puisé plus profond en toi et je pense que c'est beau.
- Rythme : n'étant pas hyper fort en rythme, je dirais seulement que j'ai lu d'une traite, et que j'ai apprécié, sans en ressentir la moindre lenteur ou interrogation.
- Style : ici, tu es moins hésitante. ça avance, et tout va bien. Je soupçonne que c'est parce que les métaphores ont mijoté dans ta tête plus longtemps que celles du chapitre 1. Je note juste un passage que j'ai trouvé étrange, c'est la phrase "Et tu sais que Camille a poussé Andrea et que la maitresse a dit qu’elle allait enlever la récréation et moi je voulais jouer mais on était en temps calme obligé pas de jouets pas de soleil et après Camille a dit pardon.", parce que je n'ai pas compris tout de suite que c'était un flashback. A minima, une mise en italique aurait aidé, mais ça reste bizarre je trouve ?
A bientôt et merci pour ce partage !
J'espère que tu auras tout posté d'ici la fin de PA, que je lise ça jusqu'au bout, ça me parait très prometteur. En un sens, le récit te ressemble, et je dis ça comme on dirait d'un enfant qu'il ressemble à sa mère. <3