2 mai 2024. Chapitres 10 : Ego

Par Snybril

Pour expliquer la grande diversité animale, on se réfère invariablement au grand jeu de la vie. Quelle blague ! Une blague mortelle en l’occurrence. Pour les mammifères, la compétition n’a rien d’un jeu. Ce n’est pas comme la partie de Scrabble un peu chiante le dimanche après-midi chez tata Josette. Les animaux doivent se battre pour survivre, que ce soit faire la course pour échapper à un prédateur ou à l’inverse courir pour trouver de quoi manger ce soir. Les animaux font aussi la compétition pour se reproduire, et seulement les meilleurs parmi les meilleurs auront une chance d’avoir une descendance. Les espèces que l’on a la chance d’observer aujourd’hui sont donc les grands gagnants de la théorie de l’évolution. Et le jeu n’a rien d’amusant pour elles.

Au début de leur existence, tous les mammifères jouent, pour apprendre à vivre. On n’a rien trouvé de mieux pour l’éducation, tout simplement. Rangez tous vos manuels scolaires, oubliez les bancs de l’école ou les bacs+12. Vous n’aviez pas besoin de professeur diplômé pour apprendre à marcher, pour apprendre à parler. Vous avez appris par imitation des grands. Vous avez appris en jouant avec les choses ou avec les autres. A l’âge adulte, la compétition remplace le jeu pour les animaux. A-t-on déjà vu un lion s’entrainer ?

Il faut croire que seul l’espèce humaine continue de jouer après l’adolescence. Et nous avons sacrément sophistiqué le truc. Nous avons inventé une immense diversité des jeux, avec des cartes ou un plateau, des jeux vidéo, des jeux d’argent et de hasard… En ce qui concerne la musique ne parle-t-on pas non plus de jouer d’un instrument. Sans oublier les compétitions sportives qui sont également des jeux, parfois Olympique comme cette année.

Pour en venir à ma modeste personne, j’ai toujours été joueur. Et pour mon malheur, je suis un très mauvais perdant. Mes proches se rappellent les crises homériques que je pouvais piquer durant mes jeunes années. A l’âge prétendument adulte, ça n’a pas tellement changé. Je l’exprime juste de manière plus discrète et plus polie. Le fond demeure, je me sens mal quand je perds. Quand je réfléchis deux minutes aux jeux de société, je me dis que c’est un truc à te miner le moral. Dans le premier cas, ils contiennent beaucoup de hasard et la frustration est énorme lorsque la victoire ne dépend que des caprices de la fortune. J’enrage lorsque je perds sur une série de mauvais jets de dés ou de mauvaises pioches. Pour les jeux qui minimisent les effets du hasard, c’est pire. Il s’agit de comparer son adresse, sa mémoire ou son intelligence à d’autres. Je me sens profondément triste et blessé de me découvrir plus bête que l’autre. Avec toutes ces années de vie, mon égo n’a toujours pas appris à surmonter les blessures.

Malgré tout, j’aime toujours autant jouer. A l’adolescence, j’ai découvert les jeux de rôles, un loisir fabuleux ou l’on ne jouait pas contre les autres joueurs, mais avec eux pour vivre ensemble une aventure dans des mondes imaginaires. J’y ai joué des années avec un enthousiasme qui frisait le fanatisme. Et même si je ne pratique plus, les braises de la passion demeurent sous la cendre du quotidien. J’ai découvert plus récemment les jeux dit coopératifs en y retrouvant la même finalité de gagner avec les autres.

Partant du principe même d’être un mauvais perdant, j’ai assez naturellement fui toute notion de compétition sportive. Mon cerveau est trop étriqué pour voir au-delà d’une situation binaire. Je suis premier ou bien je ne joue pas. En plus quand on parle de sport, il y a tout le côté déplaisant et passablement fatiguant de s’entrainer. Et puis je déteste transpirer. Bref, durant la majorité de ma vie d’adulte, je me suis persuadé de ne pas être compétiteur dans l’âme.

Et pourtant, mon objectif majeur dans l’année est une compétition sportive. Et avant ça j’enfile mon premier dossard de l’année ce dimanche. Alors franchement, qu’est-ce que je fous là ?

Le trail m’a appris quelque chose sur moi. Même si je n’ai pas la génétique, même si je n’ai pas développé mon potentiel à la période clé de l’adolescence, même si je ne m’entraine pas assez. Même si je ne monterais jamais sur aucun podium. Je ne peux m’empêcher d’être compétiteur. J’ai découvert ça avec mes premières courses. Qu’importe ma position dans le peloton, la plupart du temps dans la masse anonyme de la seconde moitié, si jamais il y a quelqu’un devant moi, je vais chercher à le doubler. Je sais que cela ne sert objectivement à rien. Quelle différence entre un classement de 1753ème et 1754ème ? D’autant plus que le quidam va probablement me redoubler plus tard, quand je serais dans le dur.

Cependant, je ne peux m’empêcher d’essayer de prendre cette toute petite place de mieux. J’y puise un profond facteur de motivation. Ça me permet d’échapper à la douleur du moment, au reste de la course à venir, et à tous ces petits indicateurs au rouge qui pourraient me saper le mental. Malheureusement, la motivation fonctionne dans les deux sens. Lorsque je double, je suis content. Lorsque je me fais doubler, je suis triste. J’ai beau essayer de m’enfermer dans ma bulle, j’y suis terriblement sensible. Durant les premiers kilomètres d’une course, je me force à partir lentement. Et voir toutes ces grappes de coureurs qui me dépassent avec facilité me déprime. Je me dis que je suis nul, que je serais relégué parmi les derniers, j’ai honte. Même si je sais par expérience que dans la deuxième moitié de course le phénomène s’inverse. Lorsque j’arrive encore à trottiner au milieu des hordes de morts-vivants qui titubent. Je vis la même chose avec le dénivelé. Je me fais invariablement doubler en montée, je ne suis pas assez costaud, et ça me casse le mental. A l’inverse, parmi les coureurs de milieu de peloton, je suis plutôt facile en descente et je rattrape beaucoup de monde. Du coup, je préfère largement les courses qui se terminent par une descente. Même si globalement, je reste perdant et que je ne regagne pas toutes les places que j’aurais perdues en côte.

En trail, je vis donc pleinement une compétition. Et ça me plait. Même si j’accepte une certaine médiocrité et peu d’espoir de progresser. La plus grosse compétition ne se joue pas contre mes frères humains. J’échange parfois de jolis moments avec eux, on se soutient dans l’adversité. Je ne les connais pas, je ne les reverrais plus, mais durant quelques instants ils seront de véritables compagnons d'aventure. Non, mon pire adversaire se tient tous les matins devant le miroir. Lorsque je prends le départ, j’engage une épreuve acharnée avec le moi-même d’un passé plus ou moins lointain. Je cours pour devenir meilleur, pour améliorer mes performances. Les années m’ont rattrapé et je ne pourrais que sauver quelques meubles, ralentir la chute. Avec ce boulet à mon pied qui grossi jour après jour, je dois essayer. Il doit bien rester quelques marges de progression. Passé la quarantaine il serait illusoire de chercher à améliorer des chronos sur du sprint, la biologie m’en empêche. Et comparer deux trails est une mission impossible, les pentes, la technicité du terrain, les conditions météo rendent l’expérience à chaque fois différente. Alors ce chrono ne veut rien dire.

Je ne peux donc pas jouer sur un classement, je ne peux pas non plus jouer sur un chronomètre. Comment savoir si je progresse. Ou trouver mon tableau de score ? J’ai en parti répondu à la question en allongeant les distances. Dès lors que l’on parle d’ultra-trail, le facteur purement physique perd de l’importance. Le mental et la capacité à gérer des situations ne sont pas affectées par l’âge ou la loterie génétique. Lorsque j’arrive à courir plus longtemps, à faire plus de kilomètres, plus de dénivelé, sur des terrains plus difficiles je peux revenir fièrement devant mon miroir et lui dire que j’ai gagné !

La problématique de pouvoir comparer des performances en trail pose question à d’autres. Des esprits plus brillants et beaucoup mieux informés. Plusieurs organisations ont donc développé des côtes pour estimer le niveau des coureurs. L’idée c’est d’avoir une classification en 1 000 points. Un coureur cotant 1 000 à la fin d’une épreuve aura atteint la meilleure performance humaine possible pour cette course et ce jour-là. Comme la perfection n’existe pas en ce bas monde, les meilleurs des meilleurs arrivent à peine à flirter avec les 950 points. Ce grand système fonctionne de manière presque magique et calcule un score qui semble réaliste. Cela me sert de base pour évaluer mes propres capacités et mon évolution. En l’occurrence, je stagne entre 450 et 500, dans le gros ventre mou de M. Gauss.

J’avais entendu il y a longtemps que pour pouvoir prétendre à un titre de finisher de l’UTMB, il fallait côter au moins à 550. Perdu, je n’ai réussi à dépasse les 500 qu’à deux reprises, et pas de beaucoup. Les années passent, je m’entraine plus, je m’entraine mieux, je fais attention à mon alimentation, à mon sommeil et pourtant mes cotes stagnent. Est-ce moi qui vieillis ou le niveau général qui monte ?

Pour la course de dimanche, je ne ferais certainement pas monter ma cote. Si je termine, entre mon manque d’entrainement et ma blessure cela tiendra du miracle. Les paris sont ouverts à 5 contre 1. Ça se tente, il s’agit juste d’un jeu.

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