Cara, août
Quand Léandre dansait ce soir-là
j'ai dansé avec lui
Quand il pleurait
je suis restée
Quand il grimaçait de douleur
je l'ai aidé
Quand il a vu sa carrière brisée, il y a cinq ans
j'étais là
Mais ça ne suffit pas, et je le sais
qui pourrait ne pas t'aimer, Cara ? disait-il
mais qui pourrait
me regarder droit dans les yeux et
m'aimer vraiment
pour ce que je suis
ce qui est
et en sachant
tout ce qui ne sera jamais ?
Dis, Ève -
c'est comme ça qu'on écrit des poèmes, non ?
On souffre et puis
on essaie de jeter tout ça sur le papier.
Milo, août
Le soleil se couchait face à eux, illuminant d'orange et d'or la plage désertée. Quelques touristes étaient restés regarder ce spectacle, s'apprêtant probablement à faire leurs bagages en rentrant à l'hôtel, pour repartir le lendemain. La ville accueillait son lot de visiteurs durant l'été, et Milo préférait l'hiver, où tout était plus calme, où, à dix-huit heures, il pouvait aller courir sur la digue et admirer le soleil qui se couchait.
Cette fois-là, il n'avait pas envie d'admirer. Il était en colère, contre ses amis et surtout contre lui-même. Il s'en voulait d'être parti, de ne pas leur avoir laissé une chance de s'expliquer, une de plus. Il s'était réfugié sur la plage, son texte pour la pièce de théâtre encore en mains. Sans un mot, Andreas l'avait rejoint, lui avait tendu une cigarette déjà allumée, avait partagé avec lui une bouteille de jus de fruits, et, quand la colère s'était apaisée, il avait dit à Milo ce qu'il en pensait.
Ce sont tes amis. Tu as beau vouloir avancer, tu dois au moins leur dire au revoir de la bonne manière. Sinon, tu le regretteras.
Milo avait fait mine de ne pas l'écouter, mais il savait qu'Andreas avait raison. Ils étaient restés là un moment, jusqu'à ce que le soleil commence à se coucher, qu'Andreas aille se baigner et que Milo observe à nouveau les feuilles A4 dans sa main. Elles étaient noircies de l'écriture d'Eve, qui retravaillait, modifiait, améliorait, transformait les phrases en poèmes et les personnages en allégories. Elle avait écrit cette pièce des années plus tôt, lorsqu'ils étaient encore au lycée et qu'il leur fallait quelque chose à jouer. À l'époque, elle parlait d'amour, de tragédie, de douleur et de beauté. Désormais, tout tournait désormais autour de la résilience, de la liberté et des personnes qu'on n'oublie jamais. C'était beau. C'était magnifique. C'était Ève, et s'il le voulait, ça pourrait être eux.
En jetant un regard à Andreas qui se baignait, après s'être assuré qu'il était assez loin pour ne pas l'entendre, Milo se mit à lire le texte à voix haute. D'abord doucement, platement, comme s'il n'y croyait pas, puis avec plus de verve, parce que c'était toujours comme ça qu'il était sur scène, Milo. Quand Andreas revint, Milo était debout sur le sable, la pièce achevée entre les mains, les larmes au bord de ses paupières menaçant de tomber. C'était ça qu'il voulait. Être vivant, exister vraiment, retrouver les planches des théâtres et les scènes improvisées des manifestations, sentir au fond de son coeur que ses amis seraient toujours là pour lui, au moins pour ça. C'était beau. C'était magnifique. C'était possible, et s'il le voulait, il s'assurerait que ça soit.
Andreas le regarda, un doux sourire au bord des lèvres. Milo observa ses cheveux blonds, le sable collé à ses mollets, son maillot de bain mouillé et son tee-shirt un peu froissé, ses yeux mélancoliques, qui voulaient tant vivre, qui voulaient tant aimer. Andreas, c'était ce garçon qu'il avait connu à la fin du lycée, le croisant dans le train quand il rentrait chez ses parents pour un week-end ou pour les vacances. Ils avaient parlé, sympathisé, Milo s'était mis à se rendre à la bibliothèque où il travaillait rien que pour le voir, Andreas avait commencé à le suivre lors de ses ramassages de déchet, à écouter les discours qu'il pouvait trouver sur Internet. Sans qu'ils ne sachent trop comment, l'amour avait grandi, et désormais, rien ne pouvait plus lui faire face. C'était inéluctable. Il est des gens que vous êtes destinés à aimer, et quoi que vous fassiez, vous ne pourrez pas les oublier. Autant les embrasser.
C'est ce que Milo fit, sur la plage, un soir de coucher de soleil, alors qu'Andreas le regardait avec ces yeux-là, un texte de théâtre dans les mains. Là aussi, il se sentait vivant.
Il se sentait vivant quand ils se rendirent chez Andreas,
quand ils retirèrent leurs vêtements
quand les bouches se rencontrèrent
les mains
la peau
et les coeurs aussi
quand Andreas lui murmura je t'aime
Milo se sentait vivant
et d'autant plus quand il
lui répondit je t'aime aussi.
C'était facile, c'était simple
c'était évident et
pourquoi n'y avaient-ils pas pensé avant ?
En pleine nuit, alors qu'Andreas dormait et que Milo réfléchissait, il se leva sans un bruit, saisit une feuille vierge et un crayon de bois sur le bureau, et écrivit son premier discours depuis des mois. Il ignorait quand il le déclamerait, mais une scène de festival, une vidéo sur ses réseaux sociaux ou un simple post textuel feraient l'affaire. Ce qui comptait, c'était les mots, et Milo les avait retrouvés, au moins pour cette fois.
Après le petit-déjeuner, il salua Andreas d'un baiser et rentra chez lui, le coeur léger et l'esprit déterminé. Il allait s'excuser. Ils allaient donner cette représentation. Ils allaient s'aimer, et tout irait bien.
Il trouva Léandre assis sur le sofa, sa jambe blessée allongée, un sac de glaçons posé dessus. Sur ses indications, il se rendit à l'étage et frappa doucement à la porte d'Ophélie. Quand elle ouvrit, il eut le temps de noter son air blessé avant qu'elle ne se recompose un visage neutre. Elle ne l'invita pas à entrer, mais elle l'écoutait.
"Je suis désolé, commença-t-il. Je n'aurais pas dû réagir aussi vivement. Je n'ai rien à te reprocher, et ce que tu dis ou ne dis pas, ça ne concerne que toi. Désolé."
Elle ne répondit rien, alors il fit mine de s'en aller. Elle l'arrêta par quelques mots.
"Tu n'avais encore jamais dit aux autres que tu m'avais aimée."
Il haussa les épaules, comme si ça pouvait masquer la rougeur de ses joues.
"C'était il y a longtemps. C'est plus facile, maintenant.
- Parce qu'il y a Andreas ?
- Parce que je sais que, même si je ne te l'avais pas avoué il y a trois ans, on se serait quand même éloignés."
Elle acquiesça doucement.
"Tu sais, Milo, je crois que tu avais raison. Ça fait mal de voir qu'on est incapables de se dire les choses qui importent. Mais je pense que c'est encore quelque chose qu'on peut réparer."
Depuis le rez-de-chaussée, Léandre cria son approbation, et Milo rougit de plus belle en réalisant qu'il avait probablement tout entendu. Derrière lui, la porte de la chambre de Cara s'ouvrit, et la jeune femme se frotta les yeux, encore ensommeillée.
"Il est tard ? marmonna-t-elle.
- Dix heures, répondit Ophélie.
- Une répétition, ça vous dit ?"
C'était Milo qui avait parlé, et la réaction de Cara et Ophélie le rassura sur sa décision - si elles souriaient avec cette sincérité-là, c'est qu'il faisait ce qui était le mieux pour eux.
"Je vais chercher Ève. Vous savez où elle est ?"
Il frappa à la porte de sa chambre, qu'il trouva vide. Il eut beau l'appeler et la chercher à travers toute la maison et le jardin, il dut se rendre à l'évidence : ils étaient en paix, mais pas au complet. Ève était introuvable.
Quand il l'appela, son téléphone sonna dans le vide.
L'optimisme de Milo est presque tragique. J'ignore si c'est le vécu qui parle, l'observation ou les deux, mais il y a une part de fatalité dans le fait de s'éloigner de ses amis "d'enfance", et ça ne s'arrange pas à mesure que s'agrandit le groupe. Je suis peut-être morose, et même si je ne demande qu'à me tromper, je crois que la quête de ces 5 personnages est vaine. Peut-être que l'amitié reviendra, aussi vive et fusionnelle, mais c'est impossible à entretenir, dans le temps et l'éloignement.
Je ne sais pas si l'on pourrait parler de fatalité. Parfois, on parvient à rester en contact, et l'amitié devient encore plus profonde avec le temps ; d'autres fois, il faut accepter de laisser la relation s'éteindre, lorsqu'il est temps. En ce qui concerne ces cinq amis, la situation est compliquée par les non-dits et les événements qu'ils ont pu traverser, ensemble ou séparément. Mais la fin de tout cela n'est pas écrite d'avance, et j'espère que la suite te plaira.
Comme toujours : formidable. Et je n'ai aucune remarque de texte, aujourd'hui =)
J'ai beaucoup aimé le premier poème, adressé à Ève. J'ai un peu vu une enfant maladroite qui fait ses premiers pas, et c'est très émouvant.
Je suis tellement contente pour Milo et Andreas !!! Enfin. On l'attendait, celui-là.
"Parce que je sais que, même si je ne te l'avais pas avoué il y a trois ans, on se serait quand même éloignés." --> Que s'est-il passé, il y a trois ans ? Le sait-on ?
Et puis, mon Dieu, j'ai tellement peur qu'il soit arrivé malheur à Ève... Vite, vite la suite !
À très vite, j'espère <3
A.
Merci beaucoup, je suis ravie que ce chapitre t'ait plu !
Milo fait référence à l'aveu de son amour envers Ophélie, trois ans plus tôt. Mais si ce n'est pas très clair, ça mérite réécriture, alors je le note !
Merci beaucoup pour ta lecture.
Bonne journée à toi !
Enfin, je te laisse avec toutes ces pistes, en espérant que ça puisse t'aider.
J'espère pouvoir te lire bientôt <3
A.
Chargé, comme d'habitude <3
Je me suis demandé si Milo, une fois enfui, n'aurait pas eu envie que ses amis le retienne, ou parte à sa recherche. Un regret sans le courage de revenir.
Belle scène que l'amour qui reconstruit <3
Si j'avais une petite retenue, je dirai qu'à la fin, j'ai ressenti ce petit décalage spatial: je ne sais pas bien qui est où, et surtout les distances entre eux.
C'est peut être parce que perso je n'aurai pas tenu, je me dis que Milo aurait éclaté en sanglots, juste avant, ou juste après qu'il demande pour faire une répétition. (Après tu ne l'as pas fait pleuré, merci à toi, je sais pas si ça aurait pas ouvert mes vannes :') )
Enfin, aaah, Ève! Ève! Reviens !!!! <3
Merci pour ta plume pleine d'émotions <3
Merci beaucoup pour ton commentaire ! Je suis ravie que ce chapitre t'ait plu, et qu'il t'ait fait ressentir tant d'émotions <3
Je pense que chez Milo, c'est le soulagement qui prime à ce moment-là. Mais je suis d'accord avec toi : à sa place, j'aurais probablement fondu en larmes depuis bien longtemps...
Merci encore, et bonne soirée à toi.