Suspendues, carillons et drapés se mêlaient. S'engouffrant dans le minaret, les deux chantaient au rythme du vent, emporté dans une sinistre harmonie. L'enceinte laissait paraître sous les écailles tombantes de peinture, des murs jaunis par le temps et l’usure. Dans la cour, les pavées avaient fait place à un sol battu, sale et poussiéreux. De toute part, débris, déchets et ordures envahissaient les lieux. La fontaine centrale autrefois limpide était remplie d’une eau stagnante et pourrissante, laissant émerger parmi une écume verdâtre des vêtements usagés, de la nourriture consommée et de débris fissurés. La désolation et la décrépitude habitaient les lieux.
À l’usure du temps se fondait la malveillance de l’humain. Tag de haine sur les murs, autodafé de livres et sang séché, la violence identitaire et la haine raciale s’étaient, quelques années auparavant, déchaînées en ces lieux, ne laissant derrière elle que désolation. La mosquée était, à présent, morte.
La nature avait repris ses droits. Les végétaux ondulaient le long des colonnes, s’hissant jusqu’à la voûte et obstruait les coursives. Les oiseaux installaient leurs nids parmi le réseau dense de branches, semblable à rhizome émergé. Les renards y venaient creuser leurs terriers, tandis que les chiens sauvages y venaient chasser leurs proies, mais aucun n'osait s’aventurer dans la nef centrale.
Une beauté crépusculaire et putrescente hantait les lieux. La mort et la vie y dansaient dans une valse sublime.
S’approchant de la nef centrale, un œil spectral scruta les environs. Enquêtant et recherchant le moindre indice de la présence d’une créature. La porte principale, brisée, veinée de verdure, laissait paraître une pénombre impénétrable. Une aura inquiétante y émergeait, repoussant les animaux alentour, mais ne s’aventurant pas plus loin. Loin de la nature véhémente, conquérante et auto-destructrice des humains, ceux que les sorciers appelaient monstres, démontrés bien plus de sagesse et sobriété que ceux qui les chassaient. S’immobilisant et examinant les lieux davantage, un loup approcha de l'œil, comme attiré par sa présence. Reniflant l’étrange objet dans un premier temps, il apprécia son odeur. Curieux, il commença à le laper. L'œil ne réagit pas, semblant aimer le toucher de l’animal. D’autant plus intéressé, le loup mordit dans une douce affection. À cela, une étincelle surgit de l'œil, faisant fuir l’animal face au coup de semonce.
Survolant la cour, l'œil pénétra la nef centrale par l’une des ouvertures de la coupole. À l'intérieur, des piliers, fracturés par la main des humains, se tenaient aux côtés de structures éventrées. Soutenant l’édifice, des arbres embrassaient les piliers effondrés. Les carcasses d’animaux, d’humains et de créature entrelacés se mêlaient aux arbres. Entre leurs branches, leurs racines et leurs troncs émergeaient de leurs écorces des bras pourrissant, des visages décharnés et des membres en décomposition. De ces arbres, fleurissaient des bourgeons sublimes, des oiseaux y venaient s’y nicher et des insectes s’y abritaient ou butinaient. La vie et la mort s'entremêlent dans ces lugubres et magistrales arborescences.
Partout, dans la nef, cadavres et charognes ruisselant de sang y étaient entreposés. Le sol fissuré, les murs brisés et les colonnes éventrées étaient zébrés de sang et d’os. L’organique se mêlant au minéral. Une poésie macabre et une beauté sépulcrale enivraient les lieux. Tout horrible et dérangeant était l'environnement, elle était façonnée avec une minutie merveilleuse. Il en ressortait une étrange attraction, un cauchemar fascinant et repoussant à la fois.
Inspectant les environs, la précision de l’ornementation laissait imaginer un antre servant de l’atelier. La magie était à l'œuvre et la ritualisation des lieux ne laissait aucun doute sur sa maîtresse. L'œil ne localisant pas la cible, continua son repérage, jusqu’à qu’une présence se fit sentir dans sa zone de détection. La sorcière n’eut pas le temps de réagir. Arrêtant ses longs doigts fourchus à quelques millimètres de l'œil, la maîtresse des lieux interrompt son attaque, non par surprise, mais par curiosité. La maîtresse semblait avoir détecté la sorcière observant le monde derrière ce sortilège. Ouvrant la main, renonçant au combat, la maîtresse invita la sorcière à sortir de sa tanière et la rejoindre. Il n'y avait aucune tromperie dans son invitation.
Anne, à un kilomètre de là, dissipa son sortilège, souleva ses doigts de son œil clos et porta son regard sur la mosquée en contrebas.
Parmi les arbres, à la faveur des ombres, Anne esquissa un doute. La créature n’avait montré aucun signe d’animosité envers elle et l’avait sollicitée dans sa demeure. Prenant sa forme de corbeau, Anne prit son envol et atterrit devant l’antre de la créature.
Une nouvelle fois, la Cornélia, prudente et sage, hésita. La Moire l’attendait et ne semblait nullement chercher le conflit.
La Cornélia accueillit la nouvelle avec une pointe ambiguë de satisfaction et de déception. Satisfaite de ne pas devoir affronter un si fabuleux adversaire, mais déçus de se voir refuser pareil défis. Le combat qui aurait eu lieu aurait été… titanesque, à la hauteur de la sorcière.
Cinq ans avaient passé depuis son affrontement avec le Dévore-Magie.
Âgée de vingt-quatre ans, la Cornélia avait enchaîné les chasses, ayant éliminé plusieurs centaines de monstres et épargné de double. À la hauteur de l’ingéniosité et de la compétence de la sorcière, son palmarès était tel que la majorité des sorciers ne l’approchaient jamais en toute une vie. Ce n’était ni la vanité, ni l’arrogance qui l’avait poussé vers de tels extrêmes, mais le sens des responsabilités et la volonté de défis. Elle ne se sentait jamais plus en extase que lorsqu'elle sentait l'adrénaline parcourir son corps, la sueur perlée sur sa peau, les frissons de la mort ébranler ses muscles. Cependant, ce plaisir teinté de devoir avait un prix qu’Anne était prête à payer.
Les plaies et les cicatrices s’étaient accumulées, marquant son corps de toutes parts. Griffure déchirant son dos, épine transperçant sa peau, morsure déchiquetant ses jambes, son corps était parcouru de stigmates qu’Anne peinait à camoufler.
Sa réputation parmi les sorcières s’était tant exaltée, tandis que ses exploits s'étaient répandus. De paria utile, “demi-humaine”, elle était devenue l’une des sorcières les plus craintes, inspirant autant le respect que la peur, acceptée et rejetée par les siens, ne pouvant être aveugle à ses prouesses, malgré leurs méfiances.
Cela suffisait largement à Anne. En paix avec elle-même, s'étant acceptée en totalité, rares étaient les personnes dont le jugement comptait à ses yeux.
Les mères de la sorcellerie ou les spectres des sorciers, comme on surnommait les Moires, étaient des êtres prodigieux. Créature ayant donné la sorcellerie aux premiers humains, pour certains, cadavre réanimé par la magie elle-même à la mort d’un sorcier d’exception, pour d'autres, peu importait la version. Ces créatures étaient aussi admirées que redoutées.
Malgré son expérience, Anne hésita à nouveau, ressentant un frisson traversé son corps. La Cornélia sourit de satisfaction, constatant sa lucidité et sa sagesse. Elle n’avait aucun doute sur sa capacité à vaincre, mais savait que l’arrogance pouvait être un doux poison.
Reconnaissant l’aura de la sorcière, le même loup que tout à l’heure approcha d’Anne. Poussé par sa curiosité, le loup porta son museau sur la sorcière. Anne laissa échapper son amusement, mais repoussa gentiment l’animal. C’était un animal sauvage et la présence humaine, tout autant agréable était-elle, était une altération de son style de vie et un réservoir de pathogènes.
À l'instar de ses congénères, Anne prenait plaisir à dominer la nature. La Cornélia avait la clairvoyance de se rendre compte de la dangerosité d’une telle idéologie, mais éduquer dans cet environnement, il lui semblait contre-nature de penser l’inverse. Elle était, comme tous, le fruit d’un contexte social. Il n’y avait pas plus grand exemple d’un tel environnement codifié par des règles que la société des sorciers, cloisonnée, paranoïaque et intransigeante.
Elle savait, par raison, qu’il fallait une limite nette entre nature et humain pour assurer la sécurité de chacun des deux parties. D’autant plus qu'en tant que scientifique, elle avait conscience des risques d’émergence de maladies. En dépit de son code de conduite et de la raison, elle ne pouvait pas résister à caresser le loup, lui rendant la bienveillance de leur contact. Tout autant pétris de principes, la sorcière pouvait être, Anne se savait vulnérable et imparfaite. Anne continua à caresser le loup jusqu’à, que joueur, l’animal tente de la mordre.
- Méchant !
Dit-elle en repoussant l’animal et tournant son regard vers l’antre, la Moire l’attendait.
Après cet interlude, Anne redoutait les événements à venir. Si la Moire avait tué ses humains, elle était dans l’obligation d'ouvrir les hostilités, cependant, elle ne cherchait nullement un combat aussi futile que dangereux. Elle avait gagné en maturité. Anne prenait un plaisir qu’elle savait immorale à prendre la vie des créatures, sentir le sang de ses proies intégré son corps et maîtriser de nouvelles métamorphoses.
Anne pénétra l’antre de la Moire.
Tout autant cauchemardesque les lieux pouvaient être, la Cornélia ne pouvait taire la fascination teintée de terreur pour ce laboratoire, ces arbres entremêlant écorche et chair, les pierres.
Levant les yeux, elle vit la Moire, marchant sur les murs, prendre la forme d’une créature, une sorte d’oiseau déchargé, osseux et sanguinolent dont les plumes se confondaient à de la peau écorchée ou un drapé déchiré. Atteignant le sol, elle fit signe à la sorcière, l’invitant à la suivre. La Moire lui tournait ostensiblement le dos, ne semblant pas craindre de menace. Anne aurait pu pourfendre son adversaire, mais se retint. La créature ne semblait pas chercher le conflit, elle ne serait pas la première à attaquer, bien que cela était séduisant.
Menant la sorcière jusqu’à un piédestal de pierre brisé, veiné de chair et d’os, semblable à une table, entouré de banc de la même matière, la Moire convia Anne à s’asseoir.
Anne s’assit, baignant ses pieds dans une mare de sang et d’os. Les corps déchiquetés, les crânes fracturés, et les entrailles pourrissantes des monstres, humains et animaux émergeaient et se mêlaient en un charnier putrescent. De cet ossuaire surgissait un arbuste servant de socle au piédestal.
Hissant sa main fourchue, la Moire s'adressa à la sorcière. Aucune bouche, ni yeux, ni nez, ni oreilles distinguables ne ressortaient de son visage, mais un son étrange vint aux oreilles de la sorcière. Il ne s’agissait pas de mots, cependant Anne comprenait le message et répondit.
- Avez-vous tué des semblables à moi hors de votre antre ?
La Moire ne sembla pas comprendre sur la notion de semblable. La Moire, consciente de la nature de la Cornélia, vit en elle autant un humain qu’un monstre et elle ne faisait aucune différence entre les deux. Tous deux à ses yeux étaient des êtres vivants, ils étaient égaux aux plantes, aux animaux, aux planctons, aux bactéries, tout n’était qu’un dans la nature à ses yeux.
Anne réitéra sa question plus précisément.
- Avez-vous tué des humains hors de votre antre ?
La Moire répondit par la négative. Qu’elle, contrairement aux humains, n’était pas inconsciente. Elle avait son territoire, son antre, et ne chassait pas au-delà. Elle savait quels étaient ses besoins et ne prenait jamais plus.
Anne ne douta pas une seconde de sa parole. Les monstres, contrairement aux humains, n'étaient pas malveillants ni menteurs. Ces vices étaient propres aux humains. Tout autant brutal et horrifique pouvait être le carnage qu’elle affichait dans son antre, il n'y avait dans cette sauvagerie aucune forme de cruauté. Elle ne faisait pas souffrir ni ne tuer par plaisir ou idéologie, elle tuait pour sa survie, guidée par ses pulsions, simplement, sans détours, ni haine. Cela était le propre de l’humain. Jamais une créature ne prenait plaisir à tuer. Elles tuaient par nécessité et instinct de survie, comme elles épargnaient quand le meurtre n’était pas requis.
Anne avait ressenti cette malveillance, quand elle avait dû résister à ne pas abattre la Moire de dos, ne présentant aucun signe d’agressivité.
- Des humains, sont-ils entrés dans votre antre ? Et les avez-vous tués ?
La Moire répondit sans détour “oui”. Ne cherchant nullement à excuser son massacre, qui à s'attirer les foudres de la sorcière et engager une confrontation qu’elle ne souhaite pas.
Nombre de chasseurs auraient attaqué, exerçant leur devoir, mais Anne était différente. Acquis par son expérience et ses lectures, elle appréhendait une vision différente du second dogme de Code des Venator.
“Au nom de l’humanité, sorcier et ignorant, je jure de maintenir l’équilibre entre humains et monstres.”
Nombre de ses contemporains interprétaient ce dogme en faveur des humains considérant leur “équilibre” comme plus justes, mais au travers ses expériences et ses récits d’autres chasseurs, son point de vue avait changé. Elle prenait en compte la notion d’équilibre à son sens le plus pur, sans bon, ni mauvais, sans partie ayant plus raison qu’un autre. Ils prenaient en compte humains et monstres d’égal à égal.
La Moire ne s’était que défendu contre un agresseur pénétrant son territoire, mais Anne ne pouvait rester aveugle à son acte. Elle devait défendre humains et monstres. Laisser la situation ainsi, sans sécurité était un danger autant pour l’un que pour l’autre. Anne posa une question, avant de prendre sa décision.
- Si je m'assure qu’un humain ne pénètre pas ses lieux. Jurez-vous de ne pas étendre votre antre au-delà ?
La Moire, curieuse et satisfaite, sembla esquisser un sourire.
Le levant son bras et le déposant horizontalement, la Moire invitait Anne à signer un pacte. Anne hésita une seconde, redoutant les risques qu’un pacte de sang, avant d’accepter. Connaissant l'honnêteté des créatures, leurs paroles étaient d’or.
Posant son bras horizontalement, en parallèle, la sorcière et la créature prêtèrent serment, énonçant les clauses de leur contrat.
Anne jura de sanctuariser les lieux, éloignant les humains de son antre, rendant invisibles les lieux pour les humains. La Moire jura de ne pas tuer les humains pénétrant son antre et ne pas les massacrer durant sa prochaine migration.
En effet, comme la quasi-totalité des créatures, les Moires recherchaient des lieux de paix et de tranquillité pour vivre, loin des humains, de leur insatiable et autodestructrice volonté de conquête, empiétant toujours plus sur les territoires des animaux et des monstres. Hormis certains cas exceptionnels, comme les Invités, chassant sans territoire délimité, s’amusant des humains et des autres être vivants. Les créatures étaient les agressés dans leur tanière et non des agresseurs.
Tandis que sorcière et Moire signèrent leur pacte, des écritures en sang apparurent sur leurs peaux, leurs serments et leurs clauses devinrent des mots inscrits dans leurs chairs.
Une fois le pacte signé, Anne resta hésitante. Anne n’était pas étrangère au plaisir du sang ni à la volonté de puissance qu’elle ressentait à travers ses victoires, mais elle savait qu'elle avait choisi la bonne voie, bien que celle-ci lui soit insatisfaisante.
Comblée par leurs transactions, la Moire usa de la sorcellerie, attirant un morceau de métal d’un des cadavres composant le charnier à ses pieds, puis déforma le métal lui faisant prendre la forme d’un anneau avant d’inscrire des runes. Offrant le présent à la sorcière, la Moire démontra une forme de reconnaissance envers Anne. Elle prêta serment de lui venir en aide un jour. En brisant cet anneau et en réclamant un service, la Moire jura d’accomplir sa requête, mais cela était à usage unique.
Anne accepta le présent, connaissant la rareté d’une telle offre.
- Nombreux sont les sorciers qui auraient sacrifié leur vie ou la vie des autres pour obtenir un tel don.
Ironisa t-elle.
La Moire sourde à son sarcasme répondit, sans détour, qu’un de ses congénères était venu et lui avait signé un pacte de sang avec elle. Il lui avait offert ses “fidèles” contre ses services et son savoir.
À ces mots, curiosité et craintes naquirent dans l’esprit de la sorcière. Anne demanda, faussement innocemment, qu’elle était son prédécesseur. La Moire, dépourvue de vice, resta aveugle à la sournoiserie de la sorcière, et donna un nom.
Sortant de l’antre de la Moire, Anne occulta les lieux aux yeux des humains, s’acquittant avec précision et ferveur de son serment.
Finissant sa tâche, Anne appela Lucien.
- Anne ? ... Quelle bonne nouvelle as-tu pour moi ?
Marmonna le Felix, se réveillant difficilement.
- Je viens de sortir d’une chasse. J’ai un nom pour toi.
- Continue.
- Noan Guiraud.
Lucien ne répondit pas. Son silence témoignait de son intérêt.
Le Felix soupira. Il ne connaissait que trop bien ce nom. Le silence insistant du sorcier invita la Cornélia à continuer.