2017 - Auvergne

La dernière fois que j’avais vu le Vieux, il était vivant. À présent, je me tenais à quelques rangées de son cercueil, dans cette petite église auvergnate en pierre de Volvic. Pour un homme de sa corpulence, avec une telle présence, un humour et un cœur grand comme ça, cette cérémonie lugubre ne lui rendait pas hommage. Pourtant, nous étions autant de fantômes de son passé à être venus lui dire au revoir. Lui qui aura travaillé toute sa vie pour les autres, dans le monde entier, reposait désormais dans le village de quatre cents habitants qui l’avait vu naître. Croire qu’il y aura à peine vécu. Il revenait de temps en temps, s’occuper de la maison familiale entre deux missions. Il ne restait que quelques semaines, le temps de se reposer, de s’assurer que le jardin ne dépérissait pas trop et que l’édifice de pierre ne s’écroulait pas. Et puis il repartait à l’autre bout du monde, « sauver des vies », disait-il avec l’ironie qui prouvait sa modestie. À plus de soixante ans, le Vieux Jacques avait cette infatigable capacité à encaisser, puis à enchaîner. Il trouvait toujours le mot pour rire malgré les tragédies humaines que nous côtoyions chaque jour dans ce métier.

C’était mon cas aussi, autrefois. C’était pour cela que nous nous entendions bien, avec celui que nous appelions simplement et affectueusement « le Vieux ». Après ce qui s’était passé sur notre dernière mission, il était revenu dans son village, il avait repeint les volets de la maison, et puis il était reparti. En Irak. Apporter de l’eau aux habitants de Mossoul pris dans l’étau de la guerre entre Daech et l’armée irakienne. C’était ça, le Vieux.

C’est en « sauvant des vies » à ses côtés que la plupart des convives l’avaient connu. Sa famille étant peu nombreuse, la vingtaine de personnes qui assistaient à ses obsèques étaient en réalité des collègues de boulot. Nous ne nous percevions pas uniquement comme des collaborateurs, car notre travail créait des liens de sang, le temps d’une mission de quelques mois.

Je n’aurai côtoyé le Vieux que lors d’une seule affectation. Ma dernière en date, et de loin la plus éprouvante. Malgré son expérience, cette mission ne l’avait pas épargné. Nous n’avons pas eu l’occasion d’en reparler, lui et moi. Alors que lui, pour se remettre de ses émotions, repartait se changer les idées avec un autre départ, moi, je m’étais renfermé sur moi-même et j’avais coupé les ponts avec le milieu. Cette dernière mission avait eu raison de mon humour, de mon engagement, de ma foi.

En regardant autour de moi, je reconnus des têtes. Pour certains d’entre eux, je ne savais même pas qu’ils l’avaient connu. Si moi, j’ai pu les croiser dans tel ou tel trou paumé du monde, Jacques a dû les côtoyer dans d’autres. C’est comme cela que notre métier fonctionnait : un éternel recommencement jusqu’à la fin de notre vie, pour ceux qui s’accrochaient. On se remplaçait les uns les autres, un pays pauvre après l’autre. Comme le Vieux. Des comme lui, cela ne courait pas les rues. S’il avait pu durer aussi longtemps dans le métier, c’était justement grâce à ce recul, cette capacité à ne pas se laisser trop affecter. Il n’en pensait pourtant pas moins, quand les drames survenaient, mais il savait encaisser. Enfin, c’est peut-être pour cela qu’il avait eu une crise cardiaque. Rapatrié sanitaire d’Irak, il est mort dans l’avion qui le ramenait en France. Je me dis qu’il aurait aimé l’idée. Il aurait certainement préféré avoir un verre de whisky à la main plutôt que de lutter pour chaque battement de cœur, mais on ne peut pas tout avoir.

J’éprouvai une drôle de sensation en revoyant ici, dans une sombre et froide église, des personnes connues en mission, dans des pays chauds. Les t-shirts laissaient la place aux costumes, aux robes ou aux tailleurs noirs. Les cheveux étaient coiffés, les barbes soignées ou rasées, les femmes maquillées. Je faillis ne pas reconnaître certains d’entre eux, tellement la métamorphose me frappait. Bien que déstabilisé de revoir ces têtes que j’avais essayé d’oublier, je ne pus m’empêcher de leur sourire.

La fille de Jacques prit la parole. Il m’en avait parlé une fois, en disant qu’elle ne désirait pas suivre sa voie, qu’elle voulait juste un mari, des enfants, une maison, un boulot… Elle avait obtenu tout cela avant ses vingt-cinq ans. À soixante ans passés, le Vieux ne savait toujours pas ce qu’il ferait quand il serait grand. Secrètement déçu qu’elle ne suive pas son exemple, il était tout de même heureux qu’elle soit en sécurité, loin des horreurs qui ponctuaient son quotidien à lui.

Visage de marbre voilé de noir, elle s’avança et raconta quelques anecdotes, ses souvenirs d’enfance, les histoires incroyables mais vraies qu’il lui narrait. Les aventures rocambolesques de son père. Papa au Rwanda. Papa en Bosnie. Papa au Darfour... Autant elle l’admirait petite, autant elle souffrait de ses absences répétées, jusqu’à voir en lui un parent éloigné que l’on croisait, gêné, aux repas de famille. Elle ne lui en voulait pas trop, car il avait une cause importante à défendre et beaucoup de courage pour l’assumer. Elle s’était forcée à oublier qu’elle n’avait pas de père à la maison, comme tout le monde, et s’était débrouillée avec Maman ou toute seule. Elle lui souhaita du bonheur dans sa nouvelle mission qui consistait à présent à « sauver le paradis », ce qui en fit rire certains. Dans d’autres circonstances, si nous avions été en train d’en discuter avec le Vieux autour d’un verre ou d’une cigarette, dans un pays oublié des dieux, nous en aurions ri à gorge déployée. Dans cette église grisâtre en Auvergne, nous nous contentâmes de sourire avec nostalgie.

La cérémonie fit remonter des frissons dans ma poitrine. Pour empêcher les larmes de déborder, je devais me concentrer sur autre chose. Je baissai la tête, me tournai vers l’allée latérale et sortis de l’église. Une fois dehors, je me mis à rouler une cigarette. Il faisait froid, mais je profitai de la caresse d’un rayon de soleil en fermant les paupières et en baignant dans le rouge ardent. J’entendis le grincement de la porte de l’église à nouveau. J’ouvris les yeux et vis quelqu’un d’autre sortir. Clotilde. Toujours aussi belle, celle-là. Rousse aux yeux verts, elle me sourit, révélant ces fossettes qui faisaient craquer n’importe qui. Elle avait pris un peu de poids depuis la dernière fois que je l’avais vue, un an auparavant, lorsque nous nous étions fait rapatrier.

- Salut, beau gosse ! dit-elle.

Je ne sus pas quoi répliquer. Oui, j’étais content de revoir son visage, même si j’avais essayé d’oublier cette mission. Je l’avais aperçue dans l’église, en compagnie de Mathieu. Ils étaient donc toujours ensemble, malgré tout. Elle me demanda ce que je devenais. Pas grand-chose, lui répondis-je, ce qui était la vérité. Après la mission, j’avais décroché et j’étais allé me terrer en Normandie. Je ne regardais plus les actualités, je ne m’étais même pas abonné à internet. Les rares moments où j’avais consulté mes emails, j’avais vu que le monde m’avait oublié, ce qui m’arrangeait. La boîte aux lettres s’emplissait chaque jour de rappels de ma solitude.

- Tu restes un peu ?

Je n’avais pas spécialement envie de ressasser le passé, mais quelques nouvelles des autres ne feraient peut-être pas de mal. Je pouvais tout aussi bien enfourcher la moto et me casser, loin de là. La route était longue. Alors que j’y songeais, Mathieu sortit à son tour. Il me sourit et me tendit la main. Après que je l’eus serrée, il la plaça dans le dos de Clotilde. Je remarquai qu’ils portaient une alliance.

- Vous vous êtes mariés ?

- Oui, et on a même eu une petite fille ! Zélie a quinze semaines… Un peu moins de quatre mois.

- Félicitations.

Mon manque d’enthousiasme ne passa pas inaperçu. J’étais pourtant ému, car leur historique ne donnait pas cher de la peau de leur couple. Clotilde et Mathieu s’étaient connus en mission, en Afghanistan. Je les avais croisés quelques fois, lors de leurs passages à Paris, au siège de l’organisation non gouvernementale pour laquelle nous travaillions, Action Internationale. Nous sommes vite devenus proches. Basé à Paris, je les hébergeais quand ils rentraient d’une affectation, le temps de débriefer, de partager nos anecdotes, de boire des verres. Jusqu’à cette dernière mission. Mes pensées allaient s’orienter une fois de plus vers ce cauchemar, mais Mathieu brisa le silence.

- J’ai remarqué un p’tit bistro à l’entrée du village…

Je ne pus m’empêcher de sourire. Autant nous aurions pu faire preuve de respect en suivant la famille jusqu’à la maison du Vieux pour la veillée, nous étions tentés de faire bande à part pour rattraper le temps perdu.

Léon et Julie nous rejoignirent sur la place de l’église. Ils avaient attendu la fin de la cérémonie pour sortir avec tout le monde. Ils papotaient avec des têtes connues. Léon vint me voir et me claqua une bise piquante, avant que Julie ne me prenne dans ses bras. L’équipe était au complet, ou plutôt ce qui en restait.

Léon avait arrêté les missions, lui aussi. Agronome, il était revenu dans son Jura natal et s’était installé comme apiculteur. Julie voulait également s’établir en France et avait accepté un poste chez Handicap International à Lyon.

À tour de rôle, nous transmîmes nos condoléances à la fille du Vieux et prîmes congé. Clotilde et Mathieu dans une voiture, Léon et Julie dans une autre. J’enfilai mon casque et mes gants, m’installai sur ma Harley Davidson Fat Bob et démarrai bruyamment le moteur de 1690 centimètres cubes, non sans attirer des regards.

Je suivis mes comparses jusqu’au bar à la sortie du village. En arrivant devant, j’hésitai encore. Pourtant rapide, la route avait semblé assez longue pour me faire changer trois fois d’avis. Devais-je m’arrêter et boire un verre avec eux pour refaire le monde, ou devais-je mettre les gaz et m’arracher d’ici sans crier gare ? Ils se garèrent sur le bord de la route devant le bar et descendirent de voiture. Je restai sur ma selle. Julie se tourna vers moi, plissa les yeux, fit une moue coquine et feignit le désir pour ce cavalier solitaire en Harley que j’étais. Le fait qu’elle préfère les filles rendit la situation encore plus cocasse. J’éclatai de rire et coupai le moteur.

Je ne le savais pas encore, mais ce choix allait irrémédiablement bouleverser ma vie.

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Alice_Lath
Posté le 18/04/2020
J'avoue avoir été très attirée par ton résumé et ensuite impressionnée par la précision que tu déploies. J'ai l'impression que cela touche à du vécu? Car j'ai vraiment l'impression d'assister à l'histoire que quelqu'un me raconterait, c'est un très bel effet. Juste un léger bémol je trouve, peut-être au niveau des dialogues, qui parfois font un peu "brutaux", mais ce n'est vraiment qu'un avis personnel qui tient de questions de goût. En tout cas, je lirai la suite avec beaucoup de plaisir!
paulcduke
Posté le 18/04/2020
Merci Alice !
Joke
Posté le 10/04/2020
Salut Paul!

Ton sujet m'a tout de suite interpellée, et les problématiques que tu comptes aborder (d'après ton résumé) me parlent, pour différentes raisons.

Je suis super contente de voir une histoire de ce type sur Plume d'Argent.

Concernant ce premier chapitre en particulier, il fonctionne très bien, ton style est fluide et agréable, on peut rapidement s'identifier à ton personnage grâce à son attachement au "Vieux", et son engagement.

Je me permets une seule petite remarque: le passage "Harley Davidson Fat Boy" suivi de "moteur de 1690 mètres cubes" m'est apparue (mais c'est subjectif) comme une petite lourdeur de style... En gros l'abondance de détails sur la moto à ce moment-là m'a sortie un instant de l'histoire.

Mais bon, c'est un détail, et mets ça aussi sur le fait que ma connaissance des deux roues se limite au scooters et cyclos de l'époque lointaine de mon adolescence!

Enfin bref, il me semble que si tu disais juste 'Harley" ça suffirait au lecteur.
Ou alors "Fat Boy", vu qu'ensuite tu utilises l'expression "cavalier solitaire en Harley", qui sonne bien avec le ton dans l'épisode marrant avec Julie, on comprendrait...
Enfin c'est vraiment rien comme tu vois.

Je repasserai lire la suite!
paulcduke
Posté le 18/04/2020
Merci pour le commentaire ! J'ai dû m'emballer avec la moto !
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