26 Décembre, 2024,
Sionnant entre le fourneau, les outils, les sculptures non finalisées et les bijoux en cours de confection, les rayons bariolés du soleil pénétraient l’atelier et se reflétaient sur le bracelet. Le métal finement poli était semblable à un miroir. La bande de métal, parfaitement travaillée, était fermement harnachée à l’étau. Se réfractant sur sa surface ouvragée, les scintillements du jour s’engouffrèrent dans la loupe de précision et vinrent atteindre la rétine de Mizael.
Scrutant son œuvre avec une fierté teintée de critique, le sorcier recherchait la moindre erreur lui ayant échappé, malgré son perfectionnisme maladif et sa minutie excessive, il n’en vit aucune. Observant d’autant plus les runes gravées sur le bracelet, redoutant la plus infime erreur dans les sortilèges ancrés dans ce métal, il n’y vit aucune.
Le Cohen esquissa un sourire de satisfaction. La runomancie était un art complexe, exigeant non l’excellence, mais la perfection, la moindre erreur dans un seul caractère pouvant nullifier le sortilège inscrit de la chair du métal ou au pire, le pervertir.
Disposés sur son côté, deux coffrets de bois laqué étaient ouverts. Sur l’un était incrusté un motif représentant une plume. Sur le second était représentait un squelette. Les deux motifs représentaient leur commanditaire. Le premier était destiné à Anne, Corbeau. Le second était destiné à Lucien, la Liche. Desserrant l’étau, il déposa le bijou enchanté dans le coffret, au côté d'une dizaine d'autres bracelets, bagues ou colliers et couteaux, tout aussi finement réalisés. Refermant la première boîte, il verrouilla la seconde, toutes autant remplies de bijoux ou plutôt de “matériel” ou “d’arme” selon ses commanditaires.
Fermant les coffrets, une pensée lui vint à l'esprit. Mizael se retourna, saisit un anneau déposé sur l’enclume derrière lui. S'apprêtant à réouvrir le coffret destiné à Lucien, il scruta une dernière fois la chevalière. Des runes étaient incrustées, mais Mizael n’en était pas l’auteur.
Une semaine auparavant, Lucien avait contacté son ami, lui envoyant un anneau à examiner, réclamant son expertise du maître enchanteur. Au sein de la société des sorciers, la fonction de maîtres forgeron et maîtres enchanteurs, autrefois séparés, s’était, avec le temps, subsumée sous le même titre de maître enchanteur. Les deux fonctions répondaient à une fonction similaire, fournir des objets enchantés à leurs confrères et consœurs. Les maîtres enchanteurs étaient les figures de l’ombre, les artisans, silencieux et discrets, armant les Venator comme Anne ou de Custodes comme Lucien, et offrant leur service aux autres. Le rôle était aussi essentiel qu’invisible dans une société elle-même basée sur l’invisible et le secret.
Mizael avait répondu positivement à la réclamation de ce qui était à ses yeux, plus des amis, que des commanditaires. À l’image d’Anne, infatigable et consciencieux d’accomplir son devoir, Lucien ne cessait de réclamer du “matériel”. Le Cohen s'acquittait de ces demandes, percevant ces réclamations comme autant de défis. L’illustre famille des Cohens, bien loin d’avoir fondaient leur légitimité sur l’art de l’enchantement contrairement aux Debuire, avait à présent dans leur rang, un maître enchanteur d'exception. Mizael avait, grâce aux enseignements de son maître, un Debuire et son travail acharné au cours de ces cinq ans, atteints l’excellence à l’image de Anne et Lucien, devenant un maître enchanteur reconnu.
Usant de ses connaissances, Mizael avait examiné l’anneau que lui avait envoyé Lucien. Bien que produit en masse, le travail des runes était de très bonne qualité, digne d’un maître enchanteur de renom. L’enchantement habitant l’anneau était celui d’un sort de liaison, dispersant un pacte d’une personne à une autre. En d’autres mots, les porteurs de ces anneaux partageaient, sans s’en rendre compte, un pacte dont la nature lui restait inconnue.
Le métal paraissant noble, de l’argent pour un œil inexpérimenté, n’était d’un acier de mauvaise qualité recouvert d'une couche de métal argenté. Vendeur honnête et artisan sincère, Mizael aurait vendu cet objet pour un prix n'excédant pas la dizaine d’euros, mais d’après les dires de Lucien, le négociant ne possédait pas ces qualités.
Mizael s’était montré d’autant plus intéressé et curieux de l’affaire, apprenant que des centaines de copies de ces anneaux étaient en circulation. Si seul un bon maître enchanteur pouvait produire de tel anneau, seul un maître forgeron d’excellence pouvait en produire en masse. Malgré l’insistance de Mizael, Lucien était resté silencieux sur le reste de l’affaire, non par méfiance, les deux se vouant une confiance sans bornes. Le Cohen comprit, sans que son ami ne puisse plus parler, que cette affaire était d'une importance majeure et que la discrétion une nécessité.
Déposant l’anneau dans le coffret destiné à Lucien, un bruissement de porte se fit entendre au loin. Pénétrant l’atelier, Bertrands, son père, se présenta.
- Salut, mon garçon. Comment vas-tu ?
- Comme d’hab, papa. Surcharger.
- Le jour où Lucien et Anne te rembourseront les services qu’ils te doivent, tu deviendras millionnaire.
- Alors je vais attendre le jour où ils me doivent des milliards. Ce qui ne serait tardé…
Ironisa Mizael, sous le sourire satisfait de son père.
- Tu devrais te reposer. Le grand jour arrive.
- Se reposer ? Je me demande si Madame Mendoza ne connaisse, ne serait-ce que le sens de ce mot ?
Sous ses traits d’humour, non sans fondement, Mizael témoignait du respect qu’il avait pour sa professeur.
S’étant illustré dans ses études d’art, Mizael avait été remarqué par sa professeur, sculptrice et artiste reconnue à Bordeaux. Prenant le jeune artiste sous son aile, percevant dans le jeune sculpteur un potentiel, une relation d’estime s’était forgée entre le maître et l’apprenti. Bien que leur lien était profond, Mme n’étant une non-sorcier, ne sachant rien de la véritable identité de son apprenti.
- Ta valise est prête ? Tu as tout ce qu’il faut ?
Questionna Bertrands.
- Serais-ce moi ou maman détiendrait sur toi ?
Répliqua son fils. Percevant dans le comportement de son père, surprotecteur et infantilisant, sa mère.
- Je m’inquiète juste. Tu as vingt-quatre ans et te voilà bientôt marié et sculpteur professionnel. Je suis fier.
- Je serai bientôt l’un. Pour le second, cela dépendra de la réception de l'œuvre durant l’exposition. J’appréhende, je l’admets.
- Cela veut dire que tu n’es pas idiot… Et donc, que nous t’avons bien éduqué.
Bertrands souris.
La fierté paternelle rayonnait sur son visage. La joie communicative se répandit à son fils, dispersant ses doutes.
Regardant sa montre, Mizael vit le temps fuiter.
- Il faut que j’y aille. Mon train pour Paris ne va pas m’attendre.
- Que vas-tu faire de ton séjour à Paris, à part conquérir l’estime de tes confrères , sculpteurs, bien évidemment ?
- Je vais d’une pierre trois coups. Je vais voir Anne et Lucien à Paris.
- Lucien ? À Paris ? Il n’est pas à Toulouse ?
- Il semblerait qu’il soit monté pour raison exceptionnelle. Ce sera l'occasion pour les fournir en munition.
Dit-il en montrant des deux coffres emplis d’objets enchantés.
- Et de boire un verre avec eux tout en leur transmettant la bonne nouvelle.
Reprit-il en saisissant les faire-part de mariage.
- Les bonnes nouvelles.
Répliqua son père, insistant sur la réussite professionnelle à venir.
- Les bonnes nouvelles.
Confirma Mizael.
Mizael se mit en route.
Partant le matin, Mizael arriva à midi à la Gare de l’Est. À peine mit-il un pied dehors, il n’eut pas le temps de souffler et s'arrêter à son hôtel qu’Isabella Mendoza, sa professeur, attendait son protégé, devant la gare.
La posture était sévère et droite, son visage dévoilait un nez acéré et accusateur. Ses yeux d’un noir profond ne laissaient quasiment pas paraître ses pupilles. Ses cheveux aussi noirs que ses yeux ne laissaient aucun doute sur ses origines ibérique. Il ressortait de ses traits une expression vindicative et terrifiante similaire à celle d’une statue.
Mizael s’approcha qu’un sournois sourire se dessina sur le visage de la sculptrice.
- Comment vas-tu ?
- Très bien, Madame.
- Viens ! On va à l’exposition. Il y a un problème durant la préparation de notre stand. Ces huevon n’ont pas suivit les préparatifs que je leur avait envoyé.
Mizael voulut répliquer qu’il devait se poser lui et ses affaires, mais savait qu’il était vain d'essayer d'apaiser sa professeur une fois irritée et éviter son courroux.
Arrivant aux galeries, circulant dans le labyrinthe de scènes emplies d'œuvre tantôt banales, tantôt exceptionnelles, il arriva devant la scène dédiée à sa professeur et lui. Mizael identifia immédiatement le problème. Mme Mendoza était aussi exigeante que le Cohen. L’espacement entre les sculptures n'était pas suffisant pour laisser la poésie respirer. La lumière incidente, mal inclinée, estompait les reflets et les couleurs de leurs œuvres.
- On a du travail.
Répliqua Mizael, avec la même ire et la même détermination de sa préceptrice.
Profitant des quelques heures à disposition, maître et apprenti, déplacèrent, murent, réarrangèrent les lumières et leurs œuvres afin de les sublimer. Lorsqu’ils eurent fini, Mizael se changea rapidement afin qu'accueillir ses confères et ses futurs clients.
Les heures passèrent et des regards curieux se posèrent sur les œuvres du Cohen. Mizael vit dans leurs regards une pointe d'intérêt, parfois se tarissant, parfois s’exaltant. Rapidement, le nombre de visiteurs venant observer leurs œuvres grandit. Les éloges et questions fuitèrent de toute part. Mizael, peu habitué à cela, peina à suivre la cadence. Lorsque le groupe se dispersa, nombreux étaient ceux qui avaient pris des notes et portaient sur leur stand un regard teinté de fascination. Le Cohen accueillit cette quiétude avec satisfaction, jusqu’à qu’une nouvelle voix lui vint.
- Comment s’appelle cette œuvre ?
Demanda l’une des critiques. Elle affichait sa carte de presse. Le Cohen reconnut le prestigieux journal qu’elle représentait.
- Nachash.
Répondit Isabella.
- Quel est le sens de ce mot ?
- Cela veut dire “Serpent” en hébreu.
Reprit Mizael.
- Vous parlez hébreux ?
Le ton faussement sympathique de l'intéressée ne pouvait pas camoufler sa défiance. L'œuvre lui plaisait, mais pas la connotation du nom.
- Non, cela est l'œuvre de mon apprenti.
- Un apprenti ? Cela est l'œuvre d’un maître plutôt.
La défiance avait fait place à une attention nouvelle, percevant dans le jeune homme un potentiel exceptionnel.
- Je vous remercie.
S’inclina humblement Mizael.
- Quel est votre nom, jeune homme ?
Avant que Mizael ne puisse répondre, Isabella lui échangea un regard discret.
Tout comme lui, elle était consciente de l’antisémitisme banalisé de la société. Dans le milieu artistique et bourgeois, celui-ci prenait une forme plus tenue et discrète, mais tout autant fielleuse. Comme parmi les sorciers, l’entre-soi et l'appartenance à un groupe étaient valorisés, le christianisme était l’un d’entre eux, ceux sortant de ce socle étant mal vus.
Mizael hésita, dans sa réponse. Il n’aimait pas mentir sur son identité. Il portait son appartenance comme une fierté. Cependant, il savait que dans la société pourrissante qu’était la leur, ou le fascisme le plus décomplexé s’affichait au côté du républicanisme mourant, ou les milices s’affichaient fièrement dans la rue. Son nom, dont la connotation était intrinsèque, ne pouvait être affiché dans des journaux de prestige.
- Mon nom est… Michael Leblanc.
Répondit Mizael, francisant son nom et préférant le nom de père à celui de sa mère.
- Mr Leblanc, m’autorisez-vous à vous prendre en photo, vous et vos œuvres pour mon journal ? Nous avons une rubrique “Espoir de demain”, servant de tremplin pour les jeunes artistes comme vous. Je pense que vous y avez parfaitement votre place. Sauf votre respect Mme Mendoza.
- Je ne suis pas offensée, au contraire. Avoir formé mon apprenti a été un honneur et j’espère qu’il aura sa chance comme moi, en mon temps.
- Je pense clairement qu’il l’a, madame. Allez, hop, hop.
Mizael posa aux côtés de ses sculptures, grimaçant un faux sourire, camouflant sa haine sous un drapé de faux semblant.
Une fois la journaliste partis, Mizael fit tomber le masque.
- Connasse…
Marmonna-il, visant la journaliste s’éloignant.
- C’est nécessaire. Si tu veux vivre parmis eux, il faudra jouer leur jeu
Reprit Isabella.
- Que voulez-vous dire ?
- Que tu n’es pas le seul à travestir pour survivre. Mon vrai nom est Izballa Mendoza-Reda…
Les yeux inflexibles de sa professeure se tintèrent de tristesse et de regret. Durant un instant, l’armure impénétrable de celle qu’il considérait invisible se fissura, laissant paraître des remords et d’une douce mélancolie. Le temps ou elle pouvait son nom sans complexe et affichait sa religion sans honte lui manquait, mais elle avait fait ses choix.
- C’est compliqué de mentir en permanence ?
Questionna Mizael.
- On s’y habitue… avec le temps. Bien finissons-en ! Après, tu pourras dire adieu à tous ces cons bourré de fric et d'orgueil, ainsi que mes collègues et rivaux. Tandis que moi, je vais devoir survivre à un cocktail avec eux et trouver une excuse pour ne pas boire de l’alcool. Toi, tu pourras aller boire un coup avec tes amis. Tu leur donneras une bonne nouvelle.
Déclara la sculptrice, reprenant son air impassible et sévère à la fois.
Les heures passèrent. Quand minuit s’annonça, tous plièrent bagage. Mizael fit un tour à l'hôtel avant de rejoindre le lieu de rendez-vous.
Pénétrant dans la bar, il ne vit ni Lucien, ni Anne. S’annonçant au barman, il prit une table. Sans attendre ses amis, il commença à boire pour noyer ses doutes. Il avait renié ses principes pour vaincre. Il avait préféré concilier à la confrontation afin d’arriver à ses fins et assurer son avenir. Mizael sentit en lui renaître un vieux démon, qu’il pensait avoir vaincu : La honte. La même qu’il l’avait fait fuir la confrontation avec Anne, il y a cinq ans.
Il n’eut pas le temps de confronter ses remords, qu'une voix s'éleva derrière lui.
- On attends pas les potes.