23. La mort d'Armand

Par Eurys

La première journée du retour fut aussi, si ce n'est plus éprouvante que celles de l'aller. L'on tenta de délier les langues, et si Armand se prêta au jeu, conforté dans sa décision de se comporter comme à son habitude, Porthos ne desserra pas les lèvres, si ce n'était pour partager quelques mots avec Aramis ou parler de leur affaire.

Le soir venu, ils firent halte dans une auberge, le ventre braillard à défaut de leurs bouches. Les choppes arrivèrent, bientôt suivies de pains, de fromage et de pâté de lapin qu'ils s'offrirent avec la bourse allouée par leur supérieur. Armand n'était plus contre une bière ou une piquette quelconque et se fit plaisir en s'empiffrant sans manières, arrachant les bouchées de pain à coup de dents. L'alcool, bien que peu abondant, permit de dérider le groupe, assez pour qu'il ne resta plus autour de la table qu'un petit groupe d'amis se délectant d'un diner et d'un repos mérité.

Le ventre lourd de toute la nourriture ingurgitée aucun ne bougea de sa chaise, cloués sur le bois rugueux. C'est encore une fois Athos, qui avait soit dit en passant la bourse quant aux dépenses du voyage qui finit par se lever, d'une démarche légèrement chaloupée pour rejoindre le comptoir du patron. Il revint moins d'une minute plus tard.

—Au diable les dépenses ; il y a la place, ce soir pas de compagnon de chambrée.

Il balança trois clés de fer sur la table et s'en garda une autour de l'index. Armand regarda les pièces de ferraille, son estomac se tordant à leur vue.

Ce n'était pas pour passer une nuit tranquille qu'il avait loué 4 chambres ; c'était pour lui.

Si Aramis avait partagé son lit les dernières fois, la question était plus délicate maintenant. Alors au lieu de faire peser le problème il l'avait réglé avec habileté. Chacun d'eux devait se douter de la raison de ce changement d'habitude, mais aucun mot ne fit objection. Les miettes picorées et les bouteilles vidées chacun prit la direction de l'étage, et en l'espace d'une dizaine de minutes les quatre mousquetaires avaient rejoint leurs lits.

X

Les portes de Paris les narguaient, à quelques minutes de chevauchée. Loin derrière étaient restées la grisaille et la pluie du nord, abandonnées seules avec les secrets qui y avaient été éventrés. L'espace n'avait rien dilué, et la vue des murs de la capitale ne provoquait aucune allégresse dans le cœur d'Armand. Ce retour était celui de sa défaite. Chaque lieu parcouru le rapprochait de sa sentence, de son renvoi et l'éloignait plus de ce qui avait été sa vie ces derniers mois.

La caserne se dessina pierre après pierre et la porte, bouche béante prête à l'absorber le fit frémir et fermer les yeux. Il serra les paupières, se cramponna aux brides. Il se força à quelques inspirations profondes, inutiles face à son cœur qui jouait sa cacophonie désordonnée, éperdu face à l'agonie qui pulsait dans ses veines.

Pourtant sa décision était toujours là, noyée et malmenée, mais vivante.

Ils franchirent les portes sans un mot, et alors qu'ils guidaient leurs pauvres montures pour leur offrir un repos mérité Athos se détourna, confiant sa jument à Aramis.

—Je vais rapporter les derniers évènements au capitaine ; nous nous y retrouverons après.

Son regard avait scruté Armand, lui faisant bien comprendre le sens de ces mots. Il allait dire au capitaine qu'ils avaient connaissance de la présente d'une travestie dans leur équipe, il allait faire s'écrouler toute l'identité qu'il s'était acharné à construire.

L'envie de crier, d'arrêter le mousquetaire le prit ; il se retint assez vite, comprenant que cela ne résulterait à rien. Il fallait que le capitaine sache, et il fallait que dans l'intimité de ce bureau il leur parle, à tous.

Alors il vit Athos partir, laissant le moment fatidique ramper vers lui, silencieux.

Il sortit en dernier de l'écurie. Devant la porte attendait une femme au ventre proéminant. Armand s'avança vers Constance. L'espoir qui teintait le visage de la femme enceinte s'évapora à mesure qu'elle lisait l'inverse sur celui de son interlocuteur. Un hochement négatif de la tête suffit à faire comprendre à Constance une partie de ce qui résultait du voyage.

Rien de bon.

Il se retint néanmoins de s'épancher. La cour n'était qu'allées et venues et se pencher dans les jupes de Constance à la vue de tous ne serait nullement convenable. S'il devait partir, il préférait rester digne. La jeune femme dut le comprendre : elle pencha la tête vers le fond du baraquement, incitant la travestie à la suivre. Armand se contenta de marcher dans ses pas sans savoir où elle le menait ; après tout lui-même ne savait pas à quoi il occuperait le peu de temps qui lui était consacré.

Elle ouvrit une porte et c'est à ce moment qu'Armand compris qu'elle l'avait mené jusque chez elle, à l'appartement où elle vivait avec d'Artagnan. Armand s'arrêta, une seconde avant de franchir le seuil. Il n'était jamais venu ici. Il ne s'était jamais rendu chez Constance, ou chez qui que ce soit à Paris. Il voyait le capitaine dans son bureau, ses amis à leur logis ou à la caserne.

Et Constance l'invitait chez elle.

Il se trouva subitement idiot de ressentir tout cela pour un moment qui semblait si... commun. Et pourtant.

Finalement il rejoignit la maitresse de maison et prit place dans la cuisine ; le lieu n'était ni grand, ni extrêmement lumineux mais il dégageait une petit quelque chose qui reposa Armand. Ce n'était qu'une maison, un lieu où vivait un couple, une famille qui bientôt s'agrandirait.

Et c'est cela qui changeait tout.

Lui avait vécu seul, puis avec un groupe de mousquetaires solitaires qui agrémentaient leurs nuits d'une belle compagnie à l'occasion. C'était un foyer, mais pas un lieu chaleureux et familial.

Constance vint s'assoir face à lui, de l'autre côté de la petite table, deux tasses de thé à bout de bras. Armand se dépêcha de prendre la boisson dans ses mains, s'en voulant mentalement de la faire travailler malgré son état de future mère. Il la vit se tortiller pour trouver une position confortable et après avoir replacé une énième fois le coussin dans son dos, elle souffla.

—Pardon, je vous donne du travail.

Constance leva les yeux au ciel.

—Je suis enceinte, pas malade. Et vous alors, que s'est-il passé ?

Armand se tassa sur lui-même, ses mains jouant entre elles sous la table. Il renifla une première fois, puis une deuxième et finit par mêler un sanglot à un soupir. Il gonfla ses poumons d'une grande inspiration, ne voulant pas céder. Il y était presque arrivé, mais un échange de regards avec la femme brisa sa frêle barrière et il se prit la tête entre les mains, sentant toutes les sangles qui retenaient ses sentiments craquer sous le poids d'une paire d'yeux bien trop tendres. Constance ne dit rien. Elle se contenta de tendre un mouchoir à son ami, attendant que ses pleurs se tarissent d'eux-mêmes.

Après quelques minutes Armand se moucha une énième fois et fourra le bout de tissu dans sa poche. Constance le fixait, comme le ferait une mère ou une sœur. Armand avait l'impression que son regard seul l'enveloppait, érigeant une barrière entre lui et tout ce qui en ce moment torturait son esprit. Il n'y avait qu'elle, dans son espace ; et cela l'apaisait.

Etrangement, tout son corps s'était allégé depuis cette crise de larmes ; comme si avec l'eau, s'étaient mêlés ses peurs et son angoisse, le délivrant enfin de leur poids. Depuis le port, depuis le couvant, depuis que toute sa vie s'était précipitée il ne savait comment : il était enfin serein.

Serein malgré la fatalité qui menaçait de s'abattre à tout moment, malgré ce qu'il avait encore perdu et l'incertitude du lendemain.

C'est sans s'apitoyer qu'il narra les derniers jours à Constance. Il lui conta leur première nuit dans une auberge et la connaissance de son véritable sexe par Aramis. Dire que la femme était choquée serait un euphémisme. Sans voix, elle couvrit sa bouche de sa main quand la travestie partagea les nuits où il l'avait sauvé en s'érigeant compagnon de chambrée.

—J'aurais pu attendre cela d'Athos ou même Porthos mais Aramis ! Ma chère personne ne vous croira.

—Et pourtant, il a été mon plus fort soutien ces derniers jours. Au moins j'en avais un qui ne me regardait pas comme un étranger.

Constance fit la moue, saisissant parfaitement le principal concerné de cette attaque.

—Armand... essayez de le comprendre. Vous lui avez menti et l'avez complètement perdu le pauvre. Je sais, reprit-elle en voyant que le mousquetaire allait répliquer, vous avez vos raisons, certainement bonnes, mais pour celui qui le ne le sait, ne lui demandez pas de vous pardonner. S'il avait pris la nouvelle avec bonheur et joie, ne l'auriez-vous pas trouvé un peu sot ?

Armand se mordit la lèvre sans répondre ; Constance avait raison.

Il le savait bien, celui qui avait menti était lui, juste lui. Porthos avait subi son mensonge, s'était certainement torturé par sa faute. Il devait penser que tous les moments partagés et les mots murmurés n'étaient que mensonge et entourloupe aussi. Il devait rétablir la vérité.

Il le lui prouverait, même s'il se heurterait à un mur, il lui prouverait qu'il ne s'était pas joué de lui. Armand n'était plus là, c'était à la femme qu'elle était, celle qu'elle avait toujours été de prendre les choses en main.

Armand leva sa tasse, haut comme il le ferait d'un pichet de bière.

—A la mort d'Armand !

Constance haussa les sourcils avant de comprendre. Elle prit sa tasse, la faisant prudemment sonner contre sa jumelle.

—A la mort d'Armand. 

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