27. L'adelphe

Syssoï s'était à nouveau garé sur le parking à la sortie du village. Même s'ils s'imposaient, de la sorte, un parcours d'obstacles à slalomer entre touristes et festivaliers jusqu'à la gentilhommière, elle avait fini par lui donner raison après qu'il lui eut expliqué qu'ainsi personne ne les voyait partir ou arriver ensemble. Est-ce à dire qu'il comptait réitérer cette expérience ? Si elle n'osa poser la question, elle éprouva, quelque part, aux tréfonds de son être, et sans explication recevable, une bouffée d’apaisement. Ce qui la renseigna sur le degré d'angoisse dans lequel ce retour l'avait plongé. 

Il ouvrait la voie, marchait un pas devant elle tandis qu'elle s'était automatiquement retranchée derrière lui. Elle se cachait inconsciemment de cette foule oppressante, de cette marée de visages inconnus, grotesques, intrusifs, qui entraient dans son champ de vision, dans son espace vital sans y avoir été conviés. Alors il marchait en tête, obligeait de sa haute stature, la foule à se déployer de part et d'autre de sa personne, et par extension de cet autre être qui se fondait dans son ombre. 

Par moments, elle surprenait son regard lorsqu’il fouillait dans son dos pour s'assurer de son éternelle présence. Craignait-il qu'elle se perde ? Qu'elle se fasse avaler par la cohue ? Qu'importe, elle suivait toujours, ne se laissant distancer sous aucun prétexte. Distraitement, elle observait les regards féminins dirigés vers lui. Des œillades et sourires en coin qu'il ne semblait pas remarquer, ou du moins ne pas relever. Il progressait rapidement et aisément, bien qu'elle le soupçonnait de réduire sa vitesse habituelle pour elle, et bientôt la gentilhommière fut en vue. 

D'abord un bout de toiture, puis une tourelle, une imposante cheminée de pierre, l'une de ses longues et étroites fenêtres, et pour finir le mur d'enceinte, incroyablement proche. Beaucoup trop proche. Au coin de la ruelle, la foule touristique se fit moins dense, plus éparse. Machinalement, Astrée revint au niveau de l'homme, et calqua son pas sur celui qui se calquait déjà sur le sien. Ils longeaient le mur, silencieux, lorsqu'un mouvement attira l'attention de la jeune femme au niveau du portail. 

Avait-elle bien pensé à le verrouiller avant de partir ? Lorsqu’elle se prit à imaginer une nuée de touristes occupée à parasiter sa cour et sa statue, elle pressa le pas, imposant une cadence nouvelle à son partenaire. L'arche profonde l'empêchait de distinguer la grille depuis la rue, il lui fallait se trouver face à cette dernière afin de pouvoir constater l’état du portail. Lorsqu'elle y parvint, en un léger dérapage, sa première réaction fut de se féliciter de la présence du lourd cadenas maintenant les deux battants ensemble. 

Puis son regard fut immédiatement attiré par la forme humaine au sommet de la grille. Une jambe de chaque côté de cette frontière, l'entrejambe dangereusement menacé par l'un des pics en fer forgé. Un bras lui barra l’abdomen tandis que Syssoï faisait un pas en avant. Tout dans son attitude trahissait cet instinct de protection dont il avait déjà, et plus d'une fois, fait preuve envers elle. Pourtant, d'une main, elle empêcha le danseur d'intervenir. Il s'immobilisa et, passif, l'observa avancer prudemment en direction de la grille. Et de l'individu gesticulant qui s'y trouvait. 

— Pâris ?

Sa voix n'était qu'un filet, qu'une hésitation. Un murmure visant à ne surtout pas voir l'apparition se dissiper. Il ne pouvait s'agir d'autre chose que d'une illusion. Elle était à Beynac. Et Pâris était… Eh bien, à Paris. Il n'existait aucune possibilité pour qu'ils se retrouvent, brusquement, l'un en face de l'autre. Elle n’en serait pas à sa première hallucination de la journée, qui plus est. 

— Astro ! sursauta l'individu, avant d'écarter maladroitement les bras et de tenter un très vague : surprise ?

Hagarde, elle vérifia d'un simple coup d'œil que Syssoï voyait bien la même chose qu'elle.

— Veux-tu bien me libérer de cette foutue connerie qui menace notre descendance ?

Dans un sourire crispé, ses deux mains en coupe vinrent désigner son entrejambe en danger.

— J’ai bien envie de te laisser t’empaler. On sait si c’est une bonne situation, eunuque ?

Il avait suffit qu'il ouvre la bouche pour la convaincre de sa présence réelle et palpable. Elle était persuadée qu'une simple hallucination l'aurait façonné plus équilibré voire héroïque. Finalement, il était bien trop lui-même pour ne pas être… lui-même. Astrée esquissa un pas supplémentaire qui fut stoppé par une main masculine contre sa peau, plagiat de son geste précédent.

— Qui est-ce ? demanda le russe aux mâchoires serrées.

Son regard acéré ne quittait pas la masse gesticulante.

— Mon frère, répondit-elle comme s'il s'agissait d'une évidence, avant de se précipiter à la rencontre de ce dernier.

Précautionneusement, l'importun venait de redescendre la grille. Il avait sauvé ses bijoux de famille mais s'exposait à la tornade qui filait droit sur lui et qui, une fois à sa hauteur, lui sauta dessus. Il semblait avoir prévu cette réaction puisqu'à peine avait-il mis pied à terre qu'il écartait les bras pour réceptionner le petit corps qui se précipitait pour s'offrir à son étreinte. Ses bras s'enroulèrent autour de son cou, et Astrée savoura le contact de cet être complémentaire, de ce corps complémentaire, de cette âme si familière. Elle sentit ses membres lui engloutir le buste, et son nez se fourrer dans ses cheveux pour en humer le parfum, et soudainement réalisa qu'il allait lui falloir retenir ces larmes qui menaçaient au ras de ses cils.

— C’est fou, c’est complètement fou, psalmodiait-elle en serrant de plus en plus fort. Qu'est-ce que tu fais là ?

— Je suis venu récupérer ce dont j'ai besoin.

Il n'avait pas besoin d'en dire plus. Elle sentait déjà la culpabilité se faire une place de choix dans sa poitrine. Partir régler une vente était une chose, rester à cause d'un homme en était une autre. Puisqu'elle avait admis le fait qu'elle restait à Beynac pour Syssoï, ou tout du moins pour elle en raison de Syssoï, alors elle devait reconnaître l'avoir fait au détriment de Pâris. Certes, elle avait essayé de le joindre plus d'une fois sans succès, mais après plusieurs jours de silence, elle n'avait aucunement cherché à se battre ou à insister plus avant. Dans une autre vie, elle aurait sauté derrière le volant de sa petite voiture et aurait roulé sans discontinuer jusqu'à Paris. Pourtant, sa seule réaction avait été de laisser tomber, d'hausser les épaules de contrariété et de passer à autre chose. Comment avait-elle pu ? 

— Qu'est-ce que je t'avais dit avant de partir ? gronda-t-elle en tirant sur le catogan improvisé dans la nuque fraternelle.

— Que tu reviendrais ? répondit-il avec insolence.

Oui, ça aussi. Un point pour lui.

— Je t'avais surtout dit d'aller chez le coiffeur ! Tu te laisses tenter par un mulet ?

— C'était qui le mec avec toi ? la coupa-t-il sans ménagement.

« Était » ? Voulant vérifier pourquoi il parlait au passé, elle chercha à s’extraire de cette étreinte. Plus elle se contorsionnait et plus les bras de son frère réaffirmaient leur prise. Astrée manqua l'éborgner avec son coude tandis qu’elle se tordait le cou afin de jeter un regard en arrière. La ruelle était vide. Il était parti. Quand ? Pourquoi ? N'avait-il pas quelque chose à lui montrer ? Ne l'avait-il pas obligé à revenir jusqu'ici justement pour ça ?

— Astro ? la rappelait son frère à l'ordre en claquant des doigts devant son nez. C'était qui ?

— Personne, juste le locataire, répondit-elle en lui faisant à nouveau face.

— Monsieur Connard ? Ah ouais, on est très très loin du quinquagénaire grincheux et bedonnant que j’avais imaginé. Y aurait-il une relation de cause à effet avec le fait que tu t'éternises ici, du coup ? moquait-il dans un regard plein de suggestions.

— Arrête de dire n’importe quoi, et rentrons.

Lorsque Pâris consentit à lui rendre sa liberté, Astrée s’employa à extraire le lourd trousseau de son sac, afin de lui ouvrir les portes de leur passé. La grosse clé à la main, la jeune femme s’immobilisa face à la grille. 

— C’était pas là, ça, annonça-t-elle en désignant le lierre qui s’enroulait autour du fer forgé abîmé.

Certes, elle avait bien remarqué, à son arrivée quelques semaines plus tôt, que l’absence d’entretien avait poussé le lierre des murs d’enceinte à coloniser légèrement la vieille grille. Mais rien à voir avec le spectacle qu’elle découvrait à présent. Les plantes semblaient avoir poussé d’une cinquantaine de centimètres de chaque côté. Elles s’approchaient dangereusement de l’axe central, et menaçaient l’ouverture correcte du portail. Si Pâris gardait le silence, Astrée remarqua son froncement de sourcils. Les battants disparaissaient derrière le vert profond de feuilles qui s’enroulaient, épousaient, comblaient les vides et les creux. Aucun centimètre carré n’avait été épargné. A l’exception de ce centre miraculeusement intact. Les contours presque parfaits d’une silhouette humaine. Celle de Pâris. 


*


 

Il ne leur avait fallu qu’un instant pour débroussailler très légèrement afin de libérer l’accès. Astrée avait tenu à ce qu’on ne touche pas trop au lierre. Elle y décelait une poésie qui semblait totalement étrangère à son jeune frère. Aussi s’était-elle contentée d’en débarrasser les gonds et la jonction entre les deux battants. Lorsqu’elle le précéda dans la cour pavée, Pâris lui emboîta le pas visiblement perplexe de la facilité avec laquelle sa sœur passait à autre chose. Certes, la croissance spontanée et fulgurante de cette végétation sortait de l’ordinaire, mais qu’était-ce en comparaison de tout le reste ? Castelnaud avait quelque peu bousculé l’échelle d’évaluation des étrangetés, reléguant le lierre bien loin derrière. Tant qu’elle ne revivait pas un bond dans le temps, Astrée s’estimait heureuse.

— Tu dois avoir faim ? interrogeait-elle depuis la cuisine, haussant la voix pour se faire entendre de ce frère en exploration.

— Les placards ne sont pas vides ? 

La voix masculine semblait provenir du petit salon. Ou bien du bureau attenant ? A moins qu’il ne soit déjà à l’étage ? Pâris ne tenait pas en place. Elle ne l’en blâmait pas, elle avait fait de même quelques semaines plus tôt. Lui non plus n’avait foulé ce sol depuis une décennie. Astrée sortit deux tasses avant de s’intéresser au contenu des placards. Ils ne débordaient pas, mais elle n’était toujours pas venue à bout du gros carton de vivres reçu quelques semaines plus tôt. 

— Tu surestimes mon appétit, lui répondit-elle d’ailleurs. Il y avait de quoi nourrir un régiment.

— De quoi tu parles ?

La tête dépassant de l’embrasure de l’arche, il venait enfin de décider de lui faire le plaisir de sa compagnie.

— Du carton de nourriture, dit-elle, un index en direction dudit carton qu’elle n’avait pas pris le temps de vider complètement et encore moins jeter.

Le jeune homme trimballa sa silhouette dégingandée en direction du contenant, y jeta un œil suspicieux, avant d’en extraire un paquet de gâteaux intact.

— T’as détourné une banque alimentaire ? accusa-t-il en poursuivant son inspection. Une banque alimentaire de luxe, qui plus est. Du thé anglais ? De l’huile d’olive à la truffe ? Et qu’est-ce que… 

Il croqua dans un des biscuits qu’il avait tiré du paquet, et recracha immédiatement le tout dans sa paume, une grimace aux lèvres digne d’un tragédien de six ou sept ans. Pas plus.

— Des biscuits à l’anis ? C’est immonde !

Astrée le contemplait entre amusement et lassitude. En d’autres temps elle aurait été seulement lasse, mais puisqu’elle n’avait plus eu à le supporter pendant de trop longues semaines, le soulagement de le retrouver teintait tout le prisme de rose bonbon. Puis elle réalisa ce qu’impliquait la surprise de son frère.

— Attends… Il ne vient pas de vous, ce paquet ? 

— Des pâtes à l’encre de seiche ? demanda-t-il en lui exhibant le paquet en question. Tu te poses sérieusement la question ? 

Le sachet délicieusement rétro aux couleurs de l’Italie, termina au fond du carton, alors que Pâris reprenait son inventaire.

— Avec nous, t’aurais eu droit à des coquillettes et du surimi, ajouta-t-il pour lui-même. Tu devrais rapporter ce truc à la Poste avant que les flics ne débarquent, il y en a pour une petite fortune.

— Figure-toi que c’est justement la gendarmerie qui m’a livré ce paquet, l’informa-t-elle en lui fourrant une tasse de café fumant entre les mains. 

Elle profita du voyage pour refermer le carton et en écarter son frère. Encore une interrogation qu’elle éviterait soigneusement. Jusqu’à présent, elle avait espéré que l’expéditeur soit son père. Pâris venait de la détromper. Quelque part, elle s’en doutait, mais qu’importe. Désormais, elle partirait du postulat qu’il s’agissait de son oncle, et s’arrangerait pour ne pas poser la question. 

— Bon, et si tu me disais ce qui t’amène jusqu’ici ? 

Par cette injection elle coupait court aux investigations et élucubrations de son frère. L’important n’était pas le contenu de ce carton, ni même l’expéditeur. L’important était sa présence à plus de 500 kilomètres de l’endroit où il était supposé se trouver.

— N’est-ce pas évident ?

Non, cela ne l’était pas. Certes, Astrée s’éternisait quelque peu, mais Pâris avait pour mission de veiller sur leur père, de gérer l’entretien de la maison en son absence. Alors, s’il se trouvait ici, qui…?

— Benjamin, répondit-il en lisant sur les traits de sa sœur ses mutiques interrogations. Après ton départ, il a quasiment élu domicile dans notre aile. Il est moins naïf que toi, il a bien compris, lui, que j’avais pas les épaules pour m’occuper de tout ça. 

Ses mots, son timbre, son regard qui s’en venait ponctuer ses propos ne firent qu’accroître cette culpabilité qui la rongeait bien avant qu’il ne se matérialise sur le portail. Elle n’avait pas envisagé l’étendue de la tâche qui l’attendait ici. Sa naïveté n’avait pas été de laisser Pâris en charge. Sa naïveté avait été de croire qu’elle n’en aurait que pour quelques jours à Beynac. Si elle avait su, si elle avait envisagé que l’absence se démultiplierait en semaines, jamais elle n’aurait abandonné ce frère derrière elle. Un frère amaigri. Un frère amoindri. Un frère qui peinait à faire oublier la pâleur de ses traits, le violet de ses cernes, derrière ce sourire tellement feint qu’il en devenait grotesque. D’autres auraient pu s’y tromper, mais pas Astrée. Elle ne connaissait que trop bien cette extension d’elle-même pour se laisser berner par quelques artifices. 

— Pourquoi ne répondais-tu jamais à mes appels ? demanda-t-elle comme pour lui retourner la balle de culpabilité.

— Tu n’as pas beaucoup insisté.

Retour à l’envoyeur. Il avait raison, elle le savait. Astrée s’était laissée submerger par le reste. Tout ce reste qu’elle s’était employée à si bien nier. Peut-être avait-elle craint que son frère soit aussi capable qu’elle de voir au-delà des artifices ? Même par téléphone, même à 500 kilomètres de distance ? Elle ne voulait être une charge pour personne, et n’aurait pas manqué de le devenir si elle avait exposé l’intégralité de ce que son quotidien était devenu depuis qu’elle était à Beynac. Il n’était plus seulement question des terreurs nocturnes dont Pâris avait eu l’habitude. Dorénavant elle rêvait éveillée, déambulait dans un lointain passé, interagissait avec des personnes depuis longtemps décédées. Astrée conservait un souvenir bien trop tenace du désespoir de son frère lorsque leur mère, dans les derniers instants, avait sombré dans une forme de folie qui l’arrachait chaque jour un peu plus au réel. Aussi, cette démence toute personnelle que la jeune femme subissait, devait le rester.

— Et puis j’avais des choses à gérer de mon côté, ajouta-t-il énigmatique.

Elle aurait aimé l’interroger sur cette dernière tirade, lui demander ces précisions que, pour la première fois de leur vie, il n’apportait pas de lui-même, mais il avait déjà quitté la cuisine. L’écho de ses pas se répercutait dans la pièce adjacente, et elle sut qu’il gagnait l’étage. Poussé par la curiosité de la nostalgie, il allait faire toutes les chambres, et ne manquerait pas de tomber sur la sienne. Une chambre qu’elle n’avait pas songé à ranger, ignorant tout du retour de l’enfant prodigue. Astrée fit un rapide inventaire mental de l’état dans lequel elle avait laissé cette dernière. Les photocopies des archives, l’arbre généalogique et la myriade de clichés jonchant le sol se matérialisa dans son esprit. En une fraction de seconde, elle abandonna son café pour cavaler derrière son frère. Trop tard. Ses foulées tellement plus vastes que les siennes l’avaient déjà portées jusqu’à la zone de combat. 

— C’est pas ce que tu crois ! s’entendit-elle objecter en jaillissant sur le seuil.

Quelques photos en noir et blanc entre les mains, Pâris avait dépassé le champ de bataille sans y prêter la moindre attention. Il avait enjambé vêtements et papiers jaunis au sol, pour se diriger droit vers le bureau. L’appareil photo avait capté son regard. Les clichés ensuite. 

— Ce n’est donc pas une fenêtre ?

Entre ses doigts, le carré brillant affichait un chambranle au bois vermoulu, dont les épais carreaux avaient été ornés de bancals rideaux de dentelles. Si, en l'occurrence, il s’agissait bien là d’une fenêtre. Et ce n’était pas le cliché qu’elle redoutait le plus. Précipitamment, pendant que son frère était occupé avec la petite pile entre ses mains, elle entreprit de ramasser tout ce qu’elle pouvait. Vêtements, documents, mais également photos, et sursauta lorsqu’il s’écria à nouveau.

— Comment tu es parvenue à faire ça ? demanda-t-il après son exclamation de surprise.

Les bras chargés, elle releva le nez pour examiner la photo qu’il lui tendait. Les anciennes écuries. Il s’agissait du dernier développement en date, des clichés qu’elle n’avait pas encore pris le temps d’étudier. Dans la chambre noire improvisée, elle s’était contentée de les décrocher, la veille au soir, trop éreintée par sa journée aux archives et de sa confrontation avec le russe pour se pencher sur le rendu de cette série. Si elle l’avait fait, alors elle aurait noté qu’en plus de ses rêves nocturnes ou éveillés, son œil et son objectif étaient également capables de visiter le passé. Sur le papier, ce n’était pas les vieilles ruines qu’elle découvrait, mais leurs ancêtres parfaitement intactes. Des écuries qui n’avaient plus rien « d’anciennes » jusqu’aux brin foin s’échappant de la double porte entrouverte.

— Tu as utilisé quel logiciel ? poursuivait son frère.

— C’est de l’argentique, Pâris, on ne retouche pas de…

Elle n’acheva pas sa phrase. Elle venait de réaliser ce que cette interrogation signifiait. Les voyait-il aussi ? Était-elle capable de rendre visible ce que son cerveau confus lui projetait ? Dans la précipitation, Astrée laissa échapper ce qu’elle venait à peine de ramasser, et s’empara de la pile de clichés dont son frère était en possession. Elle les fit défiler à toute vitesse entre ses doigts avides, s’informant d’un simple coup d'œil de l’époque représentée sur ses œuvres. Toutes. Elles semblaient toutes antidatées. Pourtant, la jeune femme se souvenait parfaitement des sujets. A aucun moment elle n’avait perçu autre chose que ce qui était. Alors, pourquoi la gentilhommière avait rajeunie ? Pourquoi les jardins à la française étaient taillés au cordeau ? Et dans le lointain, était-ce leur blason qu’elle voyait flotter sur la plus haute tour du château ? 

Sourd aux errances de sa sœur, Pâris ne faisait que s’extasier devant le rendu. Il commentait à voix haute, s’interrogeait sur les techniques utilisées, se questionnait quant à ce style qui n’était pas celui de sa sœur, d’ordinaire. Cela n’enlevait rien à la qualité du résultat. Simplement, cela ne lui ressemblait pas. 

— C’est pas ce que tu crois… la plagiat-il brusquement.

Astrée lui jeta un coup d'œil surpris, mais il ne lui offrait rien d’autre que son profil et quelques paroles inintelligibles. Installé sur le lit défait, il n’avait d’yeux que pour les quelques documents qu’elle avait laissé échapper. Plus précisément, une épreuve entre ses doigts. Anxieuse, sa sœur lui arracha l’image des mains. Elle ne l’avait pas vu mais ne savait que trop bien de quel instantané il devait s’agir. Le dos nu que s’en venait lécher la Dordogne lui donna raison. C’était exactement la raison pour laquelle elle aurait aimé l’empêcher de fourrer son nez dans ses affaires. 

— Et dire que je t’imaginais en pleine dépression, sous-alimentée et roulée en boule dans un coin de la baraque. Au lieu de quoi, les placards dégueulent les produits de luxe, et Madame s’envoie son locataire sexy. Elles ont l’air cool, tes vacances !

Des accusations ponctuées de ses pas qui martelaient le plancher abîmé. Il quittait la chambre. Est-ce qu’il allait quitter la région également ? Rentrer à Paris ?

— C’est vraiment pas ce que tu crois, répétait-elle mollement en lui emboîtant le pas.

Sa voix ne la convainquait pas elle-même. 

— Je ne m’envoie absolument personne, poursuivait-elle depuis l’escalier qu’ils descendaient en trombe. Je suis tombée sur lui par hasard, et je l’ai photographié à son insu. 

— Et t’es tombée sur lui dans la ruelle aussi ?

Non. Là, non. Il aurait été plus simple de prétendre le contraire, mais elle ne savait pas mentir. Elle ne savait pas lui mentir.

— Il m’a accompagné à Castelnaud ce matin, parce que ma voiture est chez le garagiste.

— Ah, parce qu’en plus tu prends le temps de faire du tourisme ? 

— Tu vas arrêter, oui ? cria-t-elle brusquement en s’immobilisant sur la dernière marche. Ok, on a compris que tu m’en voulais de t’avoir laissé aussi longtemps. Mais dis-le, bon sang, au lieu d’utiliser des prétextes bidons ! 

— Oui, j’te déteste ! hurla-t-il à son tour, presque surpris d’avoir laissé sa colère s’exprimer.

Il avait toujours eu cette part d’ambivalence lorsqu’il était question de sa sœur. Il pouvait lui reprocher sa propre souffrance, mais renoncer à lui en occasionner la moindre. Et, déjà, dans son regard, Astrée pouvait percevoir l’éclosion de la culpabilité. Que pouvait-elle répondre à cela ? Oui, elle l’avait laissé derrière elle. Oui, elle n’avait pas fait grand-chose afin d’écourter son voyage. Et non, elle n’avait pas réellement pensé à lui dans le processus. Eux d’ordinaire si fusionnel n’avaient fait qu’échanger épisodiquement. Était-ce la raison pour laquelle il avait cessé de lui répondre ? Parce qu’elle n’appelait plus autant ? A quel moment les choses avaient-elles autant basculées ? A quel instant était-elle passée d’Astrée l’altruiste à Astrée l’égoïste ? 

Confronté à son mutisme, Pâris soupira de frustration. Il pivota sur ses talons et reprit l’enchaînement de ses pas qui le conduisait loin d’elle, vers l’extérieur.  La jeune femme resta un instant immobile sur cette dernière marche, comme enracinée à ce marbre usé, subissant encore et encore l’écho de ce « j’te déteste » lui fracassant les tempes. Il ne le pensait pas. Elle le savait. Cela faisait mal tout de même. 

Lorsqu’elle se remit en mouvement, Pâris était déjà à l’extérieur. Dans la cour, un chat ondulant entre ses jambes, il observait la statue d’Hélix. Ou Aelis, puisque c’était le prénom qu’elle avait choisi de porter. Colère et contrariété avaient quitté les traits du jeune homme qui n’était plus que perplexité.

— Je suis désolée, Pâris, commença-t-elle en arrivant à sa hauteur. Je le suis sincèrement. Je n’ai pas d’excuse mais je…

— Tu as fait changer la plaque ? la coupa-t-il sans ménagement.

La plaque ? Elle suivit son regard jusqu’aux pieds de bronze d’Hélix-Aelis, sans comprendre. Pourquoi aurait-elle fait changer la plaque d’une vieille statue ? Sa question n’avait pas le moindre sens. Certes, elle avait évoqué la possibilité de rafraîchir un peu la maison avant de la mettre en vente, mais c’était avant de prendre conscience qu’il lui faudrait des semaines pour tout mettre en carton et obtenir le moindre document. Elle n’avait plus guère le temps de songer à refaire la peinture des volets. Encore moins changer la plaque de ce vieux bronze. Était-elle abîmée à ce point ? Elle se pencha en avant pour vérifier, et…

— C’est une blague ? s’exclama-t-elle 

Son prénom avait remplacé celui d’Hélix. Qui avait bien pu s’amuser à doter une statue du XVème siècle du prénom d’Astrée ?

— C’est de mauvais goût, annonça son frère qui venait de se pencher à son tour.

— Surtout lorsque l’on connaît son histoire et les conditions de sa mort.

— Parce que tu sais tout ça ? 

La colère avait achevé de déserter sa voix. Pâris n’était plus que surprise et curiosité.

— Oui, je… commença-t-elle sans réellement savoir par où commencer, justement. Je me suis rendue aux archives de Périgueux pour compléter le dossier de la vente, et je suis tombée sur l’histoire d’Aelis.

— Hélix, la reprit-il.

— Aelis, en fait. Mais tu as raison, officiellement elle s’appelait Hélix comme sa mère. 

Alors, dans les grandes lignes, elle lui conta l’histoire d’Aelis, pauvre fille aînée vendue à l’ennemi d’antan. Elle évoqua Castelnaud, le promis qui n’était qu’un enfant, la relation adultérine, l’emprisonnement, et finalement la mort.

— Ça ne colle absolument pas avec ce qu’on nous a raconté dans notre enfance, conclut le frère. La gentilhommière n'a-t-elle pas été construite pour héberger les amours interdites d’Hélix la frivole ? 

— Mieux vaut frivole que pédophile. Je te rappelle qu’on l’avait fiancée à un enfant de dix ans. 

— Oui, mais d’après ton histoire, ils n’auront pas vraiment profité de la gentilhommière.

Non, en effet. Avait-elle seulement été bâtie pour eux ? D’après Laetitia, les fiançailles n’avaient duré qu’une année, à peu près, avant qu’Aelis ne trouve la mort. Sa rencontre avec Olimp ne devait pas dater de plus de quelques semaines ou mois. Comment Beynac aurait eu le temps d’être informé, lancer et terminer la construction de cette demeure en si peu de temps ? La guide avait évoqué des lettres. Il fallait absolument qu’Astrée parvienne à mettre la main dessus. 

— Du coup, la légende du sein qui permet de trouver l’amour, c’est beaucoup moins vendeur maintenant, reprit Pâris en allant poser sa paume contre le sein de bronze.

— Parce que tu cherches l’amour, toi maintenant ?

— Surtout pas ! Tu sais bien que je n’aime que toi, susurra-t-il, mielleux au possible.

Astrée ne s’y trompait pas. Il s’agissait de sa manière toute personnelle de faire oublier ces mots terribles. Il s’en était voulu à la seconde où ces derniers avaient franchi la barrière de ses lèvres. Désormais, il n’avait en tête que de les faire totalement disparaître à grand renfort de déclarations toutes plus déplacées les unes que les autres. Aussi, Astrée préféra le faire taire avant qu’il ne se mette à lui jurer une feinte fidélité qui ne manquerait pas d’inspirer l’inceste à un quelconque observateur extérieur. D’un mouvement impatient, elle l’attrapa par la nuque pour l’amener jusqu’à elle. Le grand corps de ce dernier se plia en deux afin que son visage s’en vienne trouver refuge dans le cou sororal. Les bras masculins ne tardèrent pas à l’ensevelir tout entière, et bientôt Astrée ne fut plus qu’un grand écart entre soulagement et culpabilité. Cette boule qui gonflait dans sa gorge, était-ce le résultat du ravissement de l’avoir tout contre elle ? Et ces picotements au ras de ses cils, étaient-ils nés de ses remords de l’avoir abandonné ? Les battements de son propre cœur la rendirent sourde au martèlement des talons hauts contre le pavé. Pourtant, elle connaissait ce bruit. Elle avait appris à l’appréhender et à le détester. Surtout lorsque, comme en cet instant, il se rapprochait dangereusement. 

— Je ne te suffis plus, chaton ? tonna la voix à quelques mètres d’eux.

Contre toute attente, ce n’était pas celle de Charlotte. C’était l’intonation masculine de son agaçant accompagnateur. Pâris extirpa un sourcil interrogateur du cou de sa sœur, et le balada sur l’improbable duo. La grande et trop élégante blonde ne renvoyait qu’un regard blasé. Pierre, comme toujours, semblait amusé. 

— C’est vous qui avez fait changer la plaque ? demanda Astrée sans transition.

Elle n’était pas d’humeur pour une joute verbale avec Charlotte. Encore moins pour un flirt grotesque avec Pierre. Astrée n’avait pas réellement pris le temps de réfléchir à la question, mais en dehors d’une farce de très mauvais goût de la part de ses locataires, elle ne saurait expliquer ce changement de prénom sur la statue.

— L’égocentrisme de cette petite personne m’étonnera toujours, soupira la blonde en roulant des yeux.

D’un mouvement preste, elle s’empara du bras de Pierre et le força à lui emboîter le pas en direction du portail. 

— C’était qui ? demanda finalement Pâris, désormais qu’ils se trouvaient suffisamment loin. 

Astrée cessa de les observer pour reporter son attention sur ce frère qui ne quittait pas le duo des yeux. Sa sœur connaissait ce regard. Elle connaissait également cette ébauche de sourire au coin de ses lèvres. Et, elle vivante, le petit scénario naissant dans le crâne fraternel n’aurait jamais lieu. Jamais. Aussi, récupéra-t-elle à la hâte sa nuque et le ramena contre son cou.

— Chut, susurra-t-elle en lui caressant les cheveux. Tu n’aimes que moi, souviens-toi.

Par pitié ! N’importe qui, mais pas la fée Carabosse !

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Notsil
Posté le 12/03/2021
Coucou !

Ah ah, le retour du frérot !!

Mon souvenir de lui remonte à loin, mais j'ai adoré la confusion de Syssoï, clairement jaloux ^^

Du coup, on zappe sur ce qu'il voulait lui montrer, mince. Je sens que leur relation va faire un grand pas en arrière ^^

En tout cas, c'est une vraie tornade ! Le colis qui devient anonyme, du coup (erreur de destinataire ou pas ? ^^) ; les clichés du passé, et puis la statue qu'elle découvre à son nom....

Et le frérot qui tombe amoureux de Charlotte au 1er regard, mouarf, ça promet !!

Je crains que les choses s'accélèrent pour Astrée : Syssoï va redevenir invisible, la maison va finir en vente, et du coup, auront-ils le fin mot de l'histoire ??

Curieuse de voir comment l'arrivée du frérot va bousculer leur train-train quotidien....^^
OphelieDlc
Posté le 18/03/2021
Je suis désolée pour cette frustration, haha. Mais rassure-toi, Astrée doit l'être tout autant.

Je ne peux te dire qu'une chose : Oui, l'arrivée de Pâris va bien bousculer les choses ^^

Merci encore pour ta lecture et ton retour hebdomadaire. Sache que si tu attends chaque nouveau chapitre, moi j'attends tout autant chaque nouveau commentaire de ta part ;))
Notsil
Posté le 20/03/2021
Oh ça me fait plaisir :)
Vous lisez