Il était une fois l'hiver qui s'installait dans le murmure du vent glacé.
Il était une fois l'hiver qui s'emparait des petites mains gelées.
Il était une fois l'hiver, qui parsemait de sa neige marbrée.
- Alyz ?
- Oui ? répondit la jeune fille, étonnée que May'ké prenne l'initiative de lancer une conversation.
C'était la première fois que cela se produisait et leurs échanges se terminaient généralement en silences gênés. La petite stratège se tourna vers le Perce-Magie qui était assis en tailleur sur son matelas de sol. Les premiers jours, elle avait fait une crise cardiaque en découvrant qu’un raz-de-marée de petites pièces s’était installé dans sa tente. Mais peu à peu, elle avait pris l’habitude de les enjamber une à une comme une petite ballerine. Avec l'arrivée de l'hiver, Alyz était contente qu'il ne reste plus dans les rues enneigées de Domélyl. En revanche, elle ne pouvait l'empêcher d'aller faire ses rondes et de se mettre à parler tout seul. Ça, il le faisait sans arrêts. En somme, il ne faisait que trois choses durant les journées : il bricolait, il dormait ou il faisait des rondes dans le quartier d'Arkeide. C'était absolument tout ce qu'il savait faire. May'ké reprit :
- Tous les dessins que t’as sur la figure... Est-ce que c’est lié à ta magie ? Celle que t’utilises pour te cacher ?
- Quelle magie ?
- Alyz, je sais que tu me suivais tout le temps.
Alyz s’en voulut d’avoir menti. May’ké n’était déjà pas facile à aborder. Si en plus elle perdait sa confiance, il se tairait à tout jamais devant elle.
- Oui, chaque cercle correspond à une fois où j’ai voulu me dissimuler. Après, je les annule, mais ils disparaissent pas.
May’ké tourna la tête pour détailler les petits symboles.
- Pourquoi ils sont si différents entre eux ?
- Parce que je dois détailler plusieurs éléments. Tout d'abord, je dois préciser auprès de qui je veux me dissimuler, c'est le centre du dessin. Ensuite, autour, je dois préciser si je ne veux pas être vue, entendue ou sentie au toucher. La plupart du temps, je fais les trois en même temps, sinon ça n'a pas beaucoup d'intérêt...
- Et si un jour t’as plus de place ?
- Il y aura toujours de la place. Ce qui compte, c’est le dessin qui n'est pas annulé. Qu’il se retrouve par dessus les autres, ça change rien.
- J’imagine que t’en as pas fait que sur ton visage...
Alyz sourit.
- Non, j’ai des dessins un peu partout, en particulier sur les bras. Le visage est une des parties que j’utilise le moins. J’y dessine surtout quand il fait très froid et que j’ai peur de geler en me découvrant. Mais toi, comment t’as fait pour me voir, alors que mon dessin était activé ?
May’ké se remit à bricoler. Après quelques secondes, il répondit enfin :
- Je... détecte la magie à distance. Même si je te détecte beaucoup moins bien qu’un Ange, vos magies, elles sont composées de la même substance.
- Alors c’est pour ça que t’arrives à descendre tous les Anges qui s’approchent ! comprit Alyz.
- Alyz ! hurla tout à coup une petite fille qui entrait en trombe dans la tente.
- Qu'est-ce qu'il y a ?
- Ça fait une semaine que le prince, il veut pas nous raconter d’histoire ! s'exclame la gamine qui a vraiment pas l'air contente.
- Et bien ? Il a le droit de ne pas en avoir envie, non ?
- Mais il dit qu’il a plus rien à nous raconter sur lui et qu’il est pas assez doué pour les créer... Il nous en racontera plus jamais ! Tu veux pas nous en raconter une, toi ?
Une dizaine d’autres enfants suivent la fillette et s’engouffrent dans la tente, espérant sans doute que ça convaincra Alyz.
- Désolée, mais moi non plus, j’ai pas grand chose à raconter... Et en plus, je suis vraiment mauvaise en théâtre... répond la stratège.
Et c’est là qu’arrive l'instant fatidique.
Toutes les petites têtes se tournent vers May’ké.
Silence.
May’ké lève la tête. Pourquoi personne dit plus rien ?
Ah non, non, non, non, non !
C’est hors de question !
Tous les enfants font une mine implorante.
Depuis que May'ké passe de temps en temps dans la tente d'Alyz, tous les enfants sont intrigués par cet homme fragile qui leur a à tous sauvé la vie. Ils le bombardent tout le temps de questions.
«May'ké, pourquoi t'es ici ?»
«May'ké, pourquoi tu veux jamais jouer avec nous ?»
«May'ké, est-ce que t'es amoureux d'Alyz ?»
Mais May'ké a jamais voulu leur répondre. Cette situation est donc inespérée, pour les petits curieux !
Tous les enfants s'attroupent autour du Perce-Magie qui devient plus pâle qu'un camembert.
- May’ké ? supplie une petite fille, tu nous racontes une histoire ? Une de quand t’avais notre âge...
May’ké dévisage la fillette comme s’il elle lui avait dit de jouer du violon avec les orteils.
Mais ça suffit pas à désarçonner tous ces petits enfants friands de récits. Ils le regardent avec des yeux tellement grands qu’il arrive pas à refuser.
- Bon, ok, mais ce sera la seule !
En une seconde plus aucun enfant n’est triste. May’ké commence à se demander s’il s’est pas un peu fait avoir.
Sales gamins.
Il s’assied en tailleur et les enfants viennent s’installer tout autour de lui.
Qui l’eût cru que May’ké serait un jour conteur ?
Il se met à bricoler et raconte en même temps.
Le petit May ne saura jamais lire.
Les lettres se confondent, dans sa petite tête.
Elles se ressemblent trop. Pourquoi ne pas avoir fait des lettres clairement différenciables ?
Il est un très mauvais élève, à l’école, il préfère rêvasser en attendant que la petite clochette mette fin à son supplice.
Son père s’en fiche et sa mère aussi. Ils ont autre chose à faire que de se préoccuper de ça.
Mais grand-frère Dayek, lui, il est pas content. Il aimerait qu'il travaille sa lecture, au lieu de jouer.
Et comme il est bien plus grand -il a seize ans !-, il a le droit de punir le petit May.
Il l’enferme dans sa chambre jusqu’à ce qu’il se soit enfin décidé à lire le ridicule petit mot qui lui pose problème.
Mais May ne lira pas.
Il est trop têtu pour accepter de lire six petites lettres.
Et en plus, May, il a un secret. Un secret qu’il ne faut dire à personne !
C’est qu’en fait, il arrive à se faufiler par un trou du plafond de sa chambre.
Alors il débouche sur le toit de la maison et saute de toit en toit. Même s'il est puni, il peut aller où il veut !
Il se faufile sur tout les balcons d’Arkeide, là où on vend des fruits, des jouets et des vêtements.
La vie d'Arkeide est suspendue. Sur les balcons, sur les arches, sur les toits.
Et même le travail se fait tout en haut des bâtiments !
Tous les artisans sans aucune exception travaillent toute la journée et May peut les voir en passant.
Les luthier accordent leurs instruments, les sculpteurs aiguisent leurs lames, les charpentiers escaladent de gigantesques échelles.
Si le secret de May est toujours gardé, c'est parce que personne ne se plaint auprès de sa famille qu'un petit garçon court sur tous les toits. Car tous les habitants du quartier apprécient le petit May.
Il n’ose pas dire bonjour aux gens, il est trop timide, mais il sourit à tout le monde et passe parfois des heures entières à observer le travail des artisans.
Mais ce qu'il préfère par dessus tout, c'est rejoindre l’hôtel.
Le petit hôtel de son grand frère Midlo. Son grand-frère qui n’est pas vraiment son frère.
May n’a pas bien compris pourquoi il n’était pas vraiment son frère. On ne lui a pas vraiment expliqué, il l'a juste entendu. De toute façon, Midlo est son préféré, alors ça lui est égal.
- Midlo, t’as un couteau ? demande May avec sa petite voix encore toute aigüe.
- Bien sûr, va en chercher un dans le tiroir de mon bureau !
Grand-frère Dayek, lui, il veut pas lui donner de couteau. «C’est dangereux et tu es trop maladroit, tu vas te couper».
Mais Midlo, lui, il en a toujours à lui prêter.
Alors le petit May s’installe sur l’un des canapés de l'accueil et sculpte des petits personnages de bois. Il a récupéré les chutes de bois de son père qui a repris son métier de luthier après son long voyage.
Tous les clients admirent ce petit garçon si créatif. Et parfois, ils passent même une main dans ses cheveux blonds coupés au carré.
C’est qu’il a une tête trop mignonne, le petit May de dix ans. Surtout quand il fait son petit sourire timide.
Un jour de juillembre, une petite fille vient s’asseoir à côté de lui.
- Oh, comment elle s’appelle ? elle demande en ramassant un personnage qui est tombé sur le sol.
May tourne la tête. C’est une poupée qu’il a ratée. Il l’a faite beaucoup trop mince.
- Je sais pas, répond le petit garçon en souriant, tu peux lui trouver un nom, si tu veux.
- D’accord, alors je vais l’appeler Yani. Et ce sera une princesse ! Je peux la garder ?
May précise pas que c'était censé être un homme et répond :
- Oui, si tu veux, mais tu dois l’aimer, sinon elle sera triste.
- D’accord ! Et tu veux quoi, en échange ?
- Est-ce que tu sais lire ?
- Oui ! répond la petite fille en secouant la tête de haut en bas.
- Est-ce que tu peux m'apprendre ?
Et voilà que tous les matins, la petite fille fait lire des phrases à May. Elle le corrige quand il se trompe. Elle lui fait même recopier des lettres avec une petite plume.
Après quelques semaines, Dayek est étonné. May lit beaucoup mieux qu’avant, alors qu'il est resté enfermé dans sa chambre presque tous les jours. Et il sait même écrire des mots !
Deux mois plus tard, la petite fille est partie. Elle était seulement de passage à Domélyl pour le travail de son père qui est un grand commerçant.
Elle est repartie en serrant sa poupée de bois.
Et May l’a jamais revue.
Il connaissait même pas son nom.
Autour de May'ké, les petits Scribes étaient devenus muets comme des poissons, tant il était étonnant d'imaginer le Perce-Magie à leur âge. Quant à Alyz, elle était sidérée. Elle ne pensait pas May’ké capable de raconter une histoire aussi longue. Et surtout pas une qui parlât de lui.
Il était une fois le Perce-Magie.
Il était une fois May'ké.
Il était une fois le petit May.