29) Entracte

J’ouvris grand les yeux, réveillée par le tonnerre au loin.

Mon réveil n’avait pas encore sonné. Cependant, aucune luminosité ne filtrait par ma fenêtre, le ciel était d’un gris terriblement foncé. J’entendais gronder l’orage au loin, mais aucune goutte n’était encore tombée sur le campus.

Je frémis légèrement, me laissant envahir par la sensation de confort que me procurait le fait d’être bien au chaud alors que le temps était mauvais.

Selon les conseils indirects de Shôgi, j’avais passé une bonne partie de la soirée de la veille à discuter avec Hélène. Et moi qui m’étais attendu à ce qu’elle soit inquiète, qu’elle me mette en garde… il s’avéra en réalité qu’elle ne fit que m’encourager, avec son sourire chaleureux et communicatif. Puis Mauricio était arrivé, avait fait quelques plaisanteries de mauvais goût, ce qui m’avait permis de me défouler en le frappant avec une baguette de pain dur.

Je n’aurais jamais imaginé vivre ce genre de scène un jour… le genre de scènes que l’on voit dans les soaps à la télévision, qui respirent la convivialité et l’entente cordiale.

Mais tandis que je passais une main sur mon visage, comme pour mieux me réveiller, un son attira mon oreille si bien entraînée. Un son de mauvaise qualité, mais dont la mélodie particulière m’interpella.

Je clignais des paupières et tournais la tête sur ma gauche.

Je vis alors Améthyste, assise en tailleur sur un sac de couchage au pied de mon lit, en train de jouer à des jeux vidéos sur une petite télé branchée à même le sol. Ce spectacle me fit sourire.

— Pardon, s’excusa la Napolitaine. C’est le son qui t’a réveillé ? Je l’ai mis au minimum pourtant, expliqua-t-elle sans détourner les yeux de l’écran.

— Non, ça va, répondis-je en tendant l’oreille. Monte le son plutôt… et laisse tourner la musique si possible.

C’est alors que le visage d’Amélie s’illumina presque en entendant ma remarque, et elle s’empressa de s’exécuter en déclarant avec un grand enthousiasme :

— Haha ! T’as l’oreille pour reconnaître la qualité, toi ! Écoute-moi ça, l’ouverture de Final Fantasy VI c’est le top !

Je plissais alors les yeux pour distinguer l’image à l’écran. Ça ne payait vraiment pas de mine. Les graphismes étaient pixelisés et le son, probablement compressé en midi, sortait en mono. Mais cela ne m’empêcha pas d’apprécier la qualité de la composition.

Voyant certainement la tête que je faisais, Améthyste me demanda d’un ton presque inquiet, comme si elle attendait que je rende mon jugement :

— Alors, heu… t’en penses quoi ?

Je décidais alors, avec un sourire, de lui donner ce qu’elle voulait. Après tout, elle m’avait impressionnée hier soir, en me dévoilant ses incroyables compétences. Il était temps que je lui montre que je pouvais moi aussi briller dans mon domaine. Je fermais donc les yeux pour me concentrer et commençais :

— Rien qu’à l’entendre, on devine qu’il s’agit d’une bande originale. C’est une ouverture, influencée par la variété contemporaine, l’entrée en crescendo des instruments, surtout ceux à vent, laisse penser à une influence de films westerns, dans le style d’Ennio Maurricone. La forte présence de la caisse claire fait également aussi penser à une marche. Je dirais que l’atmosphère est soignée malgré le manque flagrant de moyens techniques, concluais-je, essayant de rassembler toutes mes connaissances en analyse musicale.

Je rouvris alors les yeux avec le sourire, persuadée d’obtenir au moins un hochement de tête admiratif de la part d’Amélie. Cependant, je ne me serais jamais attendu à la voir faire la tête qu’elle me présenta alors.

Ses lunettes avaient glissé sur son nez, à tel point que je pouvais voir ses yeux couleur améthyste si captivants, écarquillés. Elle avait la bouche entre-ouverte et ne tenait plus que très mollement la manette de jeu, tandis qu’elle semblait me dévisager de la même manière que j’avais dévisagé Shôgi lors de notre première rencontre.

— Améthyste ? appelais-je en haussant un sourcil.

— Fais-moi l’amour, tout de suite ! me répondit-elle simplement, sans me quitter des yeux.

Ne pouvant m’empêcher de rougir, tant face à la perspective de la chose que face à sa formulation volontairement vulgaire, je saisissais mon oreiller et le lui lançais en plein visage avant de m’exclamer :

— Amélie Verreccia ! C-ce n’est pas un sujet de plaisanterie !

— Pardon ! s’excusa-t-elle en remontant ses lunettes avant d’agiter les bras. C’est pour rire, enfin non, enfin j’veux dire, j’suis carrément soufflée de ouf ! Comment tu fais pour être aussi balèze ?

Je laissais échapper un petit rire, sortant du lit afin de venir récupérer mon oreiller.

— C’est simple Améthyste, c’est de l’analyse musicale de base. C’est très facile quand on s’y connaît, commentais-je simplement, m’approchant un peu d’elle pour voir ce qui se passait à l’écran.

Puis soudainement, elle laissa tomber sa manette et m’enlaça. Pas de manière déplacée, mais plutôt comme si elle avait peur de me perdre. Je lui rendais alors son geste en caressant brièvement ses cheveux.

— Hé bien Améthyste… si ça te fait autant plaisir, on pourra jouer à analyser les musiques de ton jeu un de ces –

— Non ! m’interrompit-elle sans rompre son étreinte, son menton fermement plaqué derrière mon épaule. C’est pas ça Lili, c’est… fit-elle d’une voix soudainement pleine d’émotions. C’est que… t’as pas dit qu’c’était d’la merde juste parce que ça v'naît d’un jeu vidéo...!

— Enfin, Amélie, répondis-je un brin gênée, passant une main dans son dos pour la calmer. L’analyse musicale ne souffre pas de préjugés, c’est une science exacte, justifiais-je.

— Ouais mais… c’est ça qu’j’aime chez toi ! Tu… tu fais d’ton mieux pour ignorer les préjugés et t’en tenir aux faits ! Des fois, ça t’rend insupportable, mais… mais ça t’rend trop craquante aussi ! T’es la meilleure personne que j’ai rencontrée !

Même sans pouvoir me regarder dans un miroir, j’étais certaine d’être devenue toute rouge face à cette déclaration. Je ne m’expliquais pas pourquoi cela me touchait autant, même si, quelque part, je savais que voir quelqu’un reconnaître et apprécier la personne que je m’efforçais d’être, me touchait profondément.

— Il y a autre chose, hein ? demandais-je alors, sans cesser de caresser le dos de la Napolitaine.

Je la sentis alors hocher la tête dans mon dos.

— Hell m’a dit, elle m’a raconté c’qui t’étais arrivé en sortant du club...! Elle m’a dit comment t’as tenu tête à ton père, que t’as récupéré la moitié du campus… expliqua-t-elle en me serrant un peu plus fort. T’aurais pas dû partir comme ça ! J’aurais pu dire à Zarya d’te ramener en bagnole ! J’aurais dû être là pour te défendre ! déclara-t-elle en me relâchant enfin, passant un revers de main sur son visage.

— Améthyste, dis-je en posant une main sur la sienne. Je devais l’affronter seule, pour qu’il reconnaisse ma valeur et accepte mes conditions. Et puis, tu m’as aidé en quelques sortes. C’est ton couteau qui m’a permis de l’emporter en fin de compte, précisais-je avec un sourire.

La Napolitaine hocha alors la tête et prit délicatement la main que j’avais posée sur la sienne :

— Ouais, Hell m’a raconté… t’es trop sensass' pour moi Lili… t’es toujours d’accord pour qu’on ait un rencard ? demanda-t-elle avec une bonne moitié de sérieux.

— Évidemment, répondis-je avec légèreté. D’ailleurs, plus j’y pense, et plus je me dis que j’ai hâte… J’ai le cœur qui bat la chamade quand je nous imagine, sortir officiellement en rendez-vous galant. C’est la première fois que ça m’excite autant à vrai dire.

Retrouvant un brin son sérieux, Amélie afficha un léger sourire, baissant un peu la tête tandis qu’elle demandait :

— Ah, t’as déjà eu des rencards ?

— Haha, riais-je de bon cœur, m’attendant à cette réaction. Eh bien, ça n’était que des rendez-vous de courtoisie, des flirts en tout bien tout honneur. L’aristocratie anglaise moderne a certaines… particularités, précisais-je en roulant des yeux.

— Et… t’es allée jusqu’où dans ces rendez-vous ? demanda-t-elle avec son faux air de chien battu.

— Enfin, pour qui me prends-tu ? répondis-je en faisant mine de la réprimander, ne pouvant m’empêcher de sourire. Tout ce que je peux te dire, c’est que c’est la première fois que je tiens la main d’une personne qui n’est pas de ma famille de cette manière.

Disant cela, je pris sa main entre les deux miennes et la portait contre ma joue.

— Lili… souffla-t-elle en relevant la tête.

— Et puis, tu as aussi été mon premier baiser, précisais-je.

— Wahou… souffla-t-elle en passant sa main libre derrière sa nuque. Comment j’ai la pression du coup, t’imagines c’était nul, mais t’as aucun point d’comparaison alors, tu l’sauras jamais…

Je relâchais sa main en roulant des yeux, toujours aussi amusée par la manière qu’elle avait de vouloir s’attirer mon affection :

— Non, Amélie, je t’assure que ce baiser était génial… à tel point que j’en ai un peu perdu les pédales, si tu te souviens bien, précisais-je avec un sourire.

— Et… souffla la Napolitaine en relevant les yeux vers moi. Tu re-perdrais les pédales si, enfin, si ça arrivait encore ?

Je déglutis légèrement. Le fait qu’elle pose la question m’avait évidemment fait imaginer la scène, et mon cœur s’était accéléré…

Une partition se dessina alors dans mon esprit. Mais elle ne naquit pas de la panique ou de l’angoisse. Plutôt de l’anticipation. Une jolie mélodie en accelerando qui me poussait petit à petit vers l’avant, le visage d’Amélie occupant de plus en plus mon champ de vision. Elle n’eut aucun mouvement de recul tandis que je m’approchais, avec la patience et la concentration d’un chat qui approche de sa proie insouciante. Et au moment où j’avais l’impression de pouvoir sentir la chaleur de son visage irradier contre le mien, j’entrouvris légèrement, maladroitement les lèvres.

Toc toc toc

Je sursautais en entendant quelqu’un frapper à la porte. Pendant un bref instant, je crus entendre Amélie pousser un grognement de frustration.

Je me levais alors rapidement pour aller ouvrir la porte et y trouvait le surnommé Tyran.

— Oh, bonjour, Timothée.

— Salut, Lili… Désolé, j’étais pas là hier soir, s’excusa-t-il.

— Tu n’as pas à t’excuser voyons, j’imagine que Hell t’a tout raconté ?

— Ouais, et justement, je voulais essayer de t’aider… je crois que j’ai enfin capté la nature de mon Emprise, conclut-il en hochant la tête.

— Oh, dis-moi tout ! demandais-je avec le sourire.

Je vis alors le regard de Thimothée dériver légèrement par-dessus mon épaule, puis ses sourcils se hausser légèrement avant qu’il ne grimace en tirant la langue. Je roulais des yeux :

— Améthyste, arrête de faire des grimaces à Thimothée ! réprimandais-je.

— Hey, comment tu sais qu’c’est pas lui qu’a commencé d’abord ! se plaignit-elle, sa culpabilité se lisant dans sa voix.

Je décidais alors de l’ignorer et reportais mon attention sur Tyran, qui n’attendit pas pour lever la main, comme pour me la montrer. Je l’observais alors attentivement faire quelques moulinets du poignet avant qu’un bonbon n’apparaisse entre ses doigts. Le genre de friandise que l’on trouve dans les boîtes de Quality Street.

— Ton Emprise a un rapport avec la prestidigitation ? demandais-je, un brin incrédule.

— Hahaha, non… répondit-il en fixant son regard sur mon visage, devenant soudainement sérieux. Mais quand tu mangeras cette friandise, tu retrouveras tout ton calme et toute ton énergie. C’est ça mon Emprise, déclara-t-il avec aplomb.

J’écarquillais légèrement les yeux sous cette révélation. Une Emprise fonctionnait en piratant le cerveau d’une autre personne, alors comment ce pouvait-il qu’elle agisse à travers un simple bonbon, me demandais-je. Cependant, je choisis de ne pas me poser davantage de questions et acceptais son cadeau avec le sourire.

— Au fait, demandais-je. Pourquoi on t’appelle « Tyran » ?

— Ah, c’est simple, fit-il avec un petit rire. C’est à cause de mon comportement sur les plateaux de tournage.

— Oh, c’est curieux, je ne t’imagine pas te mettre facilement en colère, dis-je avec humour.

— Te fie pas aux apparences, déclara alors la voix d’Améthyste, qui s’était glissée derrière moi. J’ai déjà joué dans un de ses courts-métrages, il est aussi impitoyable qu’un mac' en manque de cocaïne…

— Oui, c’est une bonne image, répondit le calme et paisible Timothée avec un bref sourire. Bon, c’était juste pour te dire ça, et… Enfin, puisque la moitié du campus t’appartient maintenant, j’aurais voulu te demander si c’était possible d’augmenter le budget de –

VLAM

C’était sans cesser de sourire que je lui avais brutalement fermé la porte au nez. Je ne savais pas pourquoi, mais j’avais la très nette impression qu’il n’était venu nous déranger que dans le but de glisser sa demande égoïste. Évidemment, et il le savait, même si j’avais réagi de la sorte, j’étudierais tout de même sa question si l’occasion se présentait. Aussi, en bon gentleman, il n’insista pas, et je l’entendis repartir calmement en direction des escaliers.

— Haha, comment tu l’as géré ! s’esclaffa Améthyste. Bon, on en était où ? ajouta-t-elle en m’attrapant le bras.

Je levai alors un index et vins lui tapoter le bout du nez avec un sourire amusé :

— Améthyste… ce soir, nous avons rendez-vous. Et je sais déjà quelle surprise je te réserve, dis-je avec un clin d’œil.

— Wahou, heu… OK, répondit-elle avec un sourire un peu gêné. J’improviserais un truc alors, t’as l’air bien sûre de toi tout à coup !

Je hochais la tête, retrouvant un petit peu de mon sérieux.

— Demain, c’est un jour important. Je vais rencontrer Satriani, et je ne sais pas encore s’il sera hostile ou non… expliquai-je d’un ton un peu plus sombre que je n’aurais voulu. Je dois m’attendre à ce qu’il soit au moins du même niveau que mon père. Sauf que cette fois-ci, je n’aurais pas l’avantage que j’ai eu sur Damian hier soir…

— Je… je vois, répondit Améthyste en essayant de masquer son inquiétude derrière un petit rire nerveux. Tu fais comme les soldats spartiates ? Tu fais l’amour une dernière fois la veille du combat ?

— En quelques sortes, répondis-je au grand étonnement d’Amélie, qui s’attendait sans doute à ce que je la reprenne sur le choix de sa comparaison. D’ailleurs, il y a un proverbe sud-coréen qui dit : « Si tu ne marches pas dès aujourd’hui, demain tu devras courir… », récitais-je avant de me diriger vers la salle de bain, tournant brièvement la tête vers la Napolitaine avec un sourire en coin :

— Et je déteste courir.

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