29. La Bête

Rien. Absolument rien. Pas un regard, pas un mot, pas un contact quel qu'il soit avant qu’elle ne passe la porte. Il était simplement resté assis, les yeux rivés sur sa montre. Il n’avait pas, non plus, cherché à la suivre jusqu’à la gentilhommière. 

Oublié ce qui l'avait conduit dans cette ruelle en compagnie de son frère, envolées les raisons qui l'avaient amené à se précipiter au village. Sa voiture pourrait bien attendre, Jeanne pourrait bien se vexer, elle n'avait plus qu'un seul désir : s'isoler. Bien sûr, il ne lui fallut pas plus d'une demie-heure en tête-à-tête avec le silence pour se rendre compte que la raison était tout autre. Elle n'avait pas cherché à s'isoler de lui, mais à s'isoler pour lui. Lui offrir la possibilité de lui parler, de s'expliquer sans tiers personne épiant leurs moindres faits et gestes. Sauf qu'elle avait beau errer dans l'immensité de cette demeure, il ne venait jamais. Elle tendait l'oreille au moindre son en provenance de l'autre côté du mur, mais il ne s'agissait jamais de lui. Le bois qui jouait, des oiseaux dans la charpente, et parfois Pâris et sa discrétion légendaire, mais jamais son mystérieux voisin. 

Depuis la fenêtre du salon, elle surveillait la cour, s'attendant à le voir apparaître d'un instant à l'autre, mais les heures passaient, s'écoulaient péniblement, la nuit commençait à tomber, et aucun signe de vie ne pointait à l'horizon. Alors qu'elle l'espérait encore, elle avait envoyé son frère s'occuper du grenier pendant qu’elle s’activait dans la bibliothèque du salon. Mais à présent que ses certitudes de le revoir s'amenuisaient, elle regrettait sa décision et aurait bien eu besoin d’une distraction. 

Aussi, entreprit-elle la lecture de l’épais volume qu’elle venait de dénicher. La jeune femme alla s’asseoir sur son rebord de la fenêtre, son portable entre les jambes, des fois qu'il ne se décide à sonner. Pathétique. Désespérément dans l'attente d'un signe, le moindre signe. Elle aurait aimé pouvoir exiger des explications, anticiper plutôt que d'espérer. Mais était-elle seulement en position de le faire ? Elle avait eu le sentiment d'une évolution ces derniers temps, mais peut-être pas au point de dispenser des ordres à celui qui n'avait jamais fait qu'en donner. 

Qu'avait-il dit, déjà ? Qu'il n'avait pas l'habitude de se soucier de quelqu'un d'autre que lui-même ? Non, il avait dit que c'était la première fois qu'il n'était pas totalement indifférent. En bref, il n'en avait pas totalement rien à faire d'elle, mais tout même. Et dire qu'il ne l'avait même pas remercié de lui avoir porté secours. Elle s'en voulait de n'être capable de penser à rien d'autre, comme si chaque recoin de son esprit n'était apte à s'animer que pour une seule et unique pensée. Elle avait tant à faire, tant à voir, et pourtant... Sa silhouette, ses traits, sa voix, son parfum. Elle n'avait plus que ça en tête. Cela, et la myriade de questions qu'elle brûlait de lui poser. S'il ne pouvait lui répondre concernant leur date de naissance, les rêves, ou ses bonds dans le passé, il pouvait au moins l'éclairer sur son comportement étrange, cette distance qui succédait à la promiscuité, le froid au chaud, les grimaces aux sourires. Bordel, elle était en droit de savoir, en droit d'exiger que ça cesse, que cette valse hésitation s'estompe un moment avant que la nausée ne la prenne. 

Elle était sur le point de rendre les armes et se saisir de son téléphone, acte suprême de faiblesse absolue, lorsqu'un bruit de cavalcade dans les escaliers l'informa que son frère s'en venait sans le savoir lui porter secours.

— Tout va bien ? demanda-t-elle tandis qu’il apparaissait sur le seuil du petit salon, la mine affolée.

Il fallut une petite seconde à Pâris pour repérer sa sœur au sein de la pénombre qu’elle avait laissé s’installer. Il alluma une lampe d’appoint et sembla retrouver un peu de contenance en posant enfin son regard sur elle. 

— Oui, je…

Il n’acheva pas sa phrase, le souffle un peu court. Astrée fronça des sourcils face à cette agitation qu’il peinait à dissimuler. Cela ne lui ressemblait pas. Pas plus que cette démarche mal assurée tandis qu’il progressait dans la pièce en sa direction. Il semblait… tester la solidité du sol ? 

— Tu es absolument certain que tout va bien ? tenta-t-elle à nouveau alors qu’il passait sa paume contre le mur avant de s’y adosser.

— Disons que… Je n’ai pas encore d’explication rationnelle, mais je te ferai signe dès que c'est le cas.

Il peina à étirer un sourire crispé, puis repoussa les jambes de sa sœur afin de s’installer à ses côtés, sur le rebord de la fenêtre. 

— Tu soignes ton narcissisme ? reprit-il avec plus d’assurance.

Un sourcil en l'air, il désigna le titre de l'ouvrage entre ses mains, celui sur lequel elle venait de passer plusieurs minutes sans parvenir à achever la moindre page.

— J'ai retrouvé ça dans la bibliothèque, ça n'a rien à voir avec du narcissisme, tenta-t-elle de se défendre. Et puis c'est la faute de Pierre, il m'en a parlé la dernière fois, et sa vision des choses me semble tellement négative que j'ai voulu vérifier par moi-même.

— Pierre ?

— Un type qui squatte chez les locataires, souffla-t-elle en reportant son attention sur la couverture du livre. Tu l’as croisé hier, en compagnie de Charlotte. 

— Et qu’a-t-il dit de si négatif pour que tu juges bon de te replonger dans ce truc ? demanda-t-il en s’emparant de l’ouvrage. Je n'ai jamais réussi à lire plus de deux lignes.

D'une main il soupesa l'épais volume, avant de le refermer pour en caresser le titre. L'Astrée, de Messire Honoré d'Urfé.

— Je ne sais pas, c'était... étrange. Il a d'abord évoqué la mythologie, transformant la déesse innocente en pécheresse sanctionnée. À croire qu'il prenait un malin plaisir à remettre en question ce choix de prénom. Il avait l'air si sûr de lui...

— Et qu'est-ce que ça change, finalement, qu'elle soit innocente ou désobéissante ?

Astrée soupira. Il avait raison, cela n’aurait pas dû l’indisposer à ce point. Sauf que ça l’était, important.

— C'est maman qui a voulu ce prénom. Je ne peux pas croire qu'elle ait pu se tromper sur sa signification. Déjà que l'histoire d'Astrée et Céladon ne donne pas une image glorieuse de cette dernière, je m'étais toujours dit qu'elle m'avait nommée en fonction de la déesse et non de la bergère gauloise.

— C'est la même, rétorqua-t-il après un moment de silence.

Un moment de silence durant lequel elle s'employa à refluer la douleur croissante que la simple évocation de sa mère engendrait. Elle ne devait pas y penser, elle ne pouvait pas y penser pour le moment. C'était trop frais, trop récent. Peut-être se berçait-elle d'illusions en s'imaginant qu'un jour elle pourrait de nouveau évoquer son souvenir en souriant, mais c'était le seul objectif qui lui épargnait la démence de ce deuil. Et aussi difficile que ça puisse l'être, elle s'interdisait de penser à elle trop souvent.

— De quoi tu parles ? réagit-elle en retard de plusieurs secondes, réintégrant l'espace confiné de ce rebord de fenêtre sur lequel frère et sœur s'entassaient.

— L'Astrée de Céladon, c'est l'Astrée fille de Zeus. Elle a quitté sa constellation pour rejoindre la Terre et les Hommes. Saurais-je quelque chose que tu ignores ?

— Tu es sûr ? insista-t-elle sans parvenir à réfréner cette pointe d’espoir dans sa voix.

— C’est indiqué dans la préface. Regarde, dit-il en lui retrouvant le passage en question.

Astrée suivit l’index de son frère. « Fille de Jupiter et de Thémis, cette Astrée que la sage antiquité a toujours pris pour la Justice… » lut-elle muettement « ... Revenue dans les Gaules, son ancienne et plus agréable demeure. » A présent, la jeune femme déchiffrait avec frénésie les mots qu’elle venait juste de lire. Et relire encore. Il avait raison. Elle avait toujours considéré ces deux personnages comme tels, deux personnages distincts, mais puisqu'il ne s'agissait que d'une seule et même personne...

— Alors ça veut dire que...

— Que ton Pierre malgré ses certitudes n'y connaît rien. Si Astrée avait été punie par Zeus, elle n'aurait pas pu s'échapper du ciel aussi facilement et perdurer sur Terre tranquillement avec Céladon, sans que Papa n'intervienne à nouveau. Tu ne crois pas ?

Evidemment que si ! Il avait totalement raison, et forte de cette nouvelle conviction, elle souffla un « merci » de soulagement. Elle ne le remerciait pas de sa découverte ou de son explication, elle le remerciait d'avoir compris ce dont elle avait besoin. Certes, tout ceci n'était qu'histoires fictives, mythologie gréco-romaine et roman pastoral du XVIIème siècle, inventés de toute pièce par de doux rêveurs, et beaucoup se seraient contenter d'user de cet argument pour se soustraire à ce débat stérile concernant un prénom. Mais voilà, il s'agissait de son prénom, du choix d'une mère qui n'était plus, d'un legs, d'un héritage que Pierre n'avait aucun droit de ternir. Pâris l'avait compris, et il s'était employé à en restaurer le brillant, y apportant même une touche d'éclat supplémentaire. Comment avait-elle pu le laisser derrière elle aussi longtemps ? Comment avait-elle pu seulement survivre un seul jour sans son complément ? C'était comme s'arracher un bras et prétendre fièrement qu'on peut faire sans. À présent qu'il était là, elle comprenait son erreur et savourait son retour.


 

*

 

Il dormait à poings fermés. Sa respiration lente et profonde rythmait les pensées de la jeune femme, tandis qu'un bras masculin lui barrait la gorge. Ils étaient montés se coucher plusieurs heures plus tôt, et si Pâris n'avait eu aucun mal à rejoindre Morphée, Astrée, pour sa part, peinait à trouver l'entrée de son domaine. Les yeux grands ouverts, elle fixait le plafond, comptait les fissures en lieu et place des moutons, cherchait à éteindre son cerveau, calmer le flot de ses pensées et se laisser gagner par la fatigue. 

Et fatiguée, elle l'était. Ereintée même. Mais rien ne parvenait à l'apaiser suffisamment pour lui permettre le sommeil. Évidemment, elle appréhendait un nouveau cauchemar, comme tous les soirs depuis tant d’années. D'ordinaire, elle allumait la télévision et enchaînait les programmes sans intérêt jusqu'à l'abrutissement le plus total. Mais qui dit demeure ancestrale dit, immanquablement, un seul poste d'un autre âge situé dans le petit salon. Sans divertissement, sans palliatif apte à canaliser son esprit, elle n'avait d'autre choix que de le laisser cavaler, s'éterniser sur des pensées dont elle ne voulait pas, et s'angoisser sur d'autres qu'elle ne désirait pas plus. 

Pierre et Charlotte étaient rentrés en début de soirée, faisant claquer le cœur d'Astrée en même temps que leurs portières. Mais pas Syssoï. Il n'était jamais revenu, elle ne l'avait pas revu depuis qu'elle l'avait abandonné dans le bureau du Capitaine. Où était-il ? Que faisait-il ? Qui voyait-il ? Autant de questions qui lui parasitaient la tête sans la moindre légitimité. À présent, elle comprenait mieux sa réaction disproportionnée à son retour de Périgueux. S'était-il angoissé autant qu'elle le faisait maintenant ? Et s'il était parti pour toujours ? Et s'il avait décidé que c'en était assez, qu'il lui fallait rentrer ? L'abandonner ? Elle n'avait aucun droit de penser de la sorte, il ne lui devait rien, il ne lui appartenait pas, pas plus qu'elle ne lui appartenait en retour. Pourtant elle ne parvenait à éteindre le foyer de cette ardente angoisse. Et s'il ne revenait pas ? Et si elle ne le revoyait jamais ? Elle ne connaissait cet homme que depuis quelques semaines, il avait été parfaitement imbuvable la moitié du temps, et voilà qu'elle en était à s'interroger quant à sa capacité de vivre dorénavant sans lui ? Comment en était-elle arrivée là ? Quand était-il devenu aussi important pour elle ? 

Quelques jours auparavant, Pierre l'avait interrogé sur ce dont elle ne pourrait se passer, et après avoir spontanément pensé à son frère, elle avait répondu qu'il s'agissait de son art, de la photo. Depuis, il semblerait que les cartes aient été redistribuées. Une autre inconnue était entrée dans l'équation. Comment était-ce possible ? Elle avait besoin de réponses. C'était déjà le cas la veille et l'avant-veille, mais tout ceci prenait trop d'ampleur, devenait bien trop oppressant pour qu'elle puisse prendre son mal en patience et simplement accepter d'aller à son rythme à lui. Elle voulait comprendre. Elle avait un besoin vital de comprendre. Cette situation n'avait que trop duré. 

Elle eut envie de serrer les poings, de cogner dans quelque chose, de hurler à plein poumons contre son oreiller, de s'ouvrir le thorax pour se saisir de son cœur et le serrer à l'obliger à se calmer. Son corps tendu, n'était plus qu'un immense brouillon de nerfs lorsque les fissures, qu'elle fixait toujours, se trouvèrent éclairées par une lumière fuyante. Venant du fond de la chambre, la lueur se propagea lentement jusqu'à elle, et éclaboussa lentement le plafond depuis la porte-fenêtre aux rideaux demeurés ouverts. Son cœur manqua un battement, et sans même qu'elle n'en ait conscience, ou qu'elle ne l'ait décidé, elle se retrouva debout sur ses deux pieds cavalant jusqu'aux carreaux ondulés par les ans. L'impatience lui grimpa dans la gorge. Elle l'observa, à la dérobée, éteindre les phares et couper le moteur avant de s'extraire de l'habitacle de sa voiture de location. 

Le soulagement n'eut d'égal que la frustration ressentie. Elle lui était reconnaissante d'être rentré tout en lui reprochant d'être parti. Elle l'avait attendu, espéré tout l'après-midi, toute la soirée, et une partie de la nuit. Et malgré tout, à présent, elle allait devoir attendre le lendemain pour l'entrevoir et lui parler. Du moins, si tant est que ce soit possible, qu'il n'ait prévu aucune autre escapade et que Pierre, Charlotte et désormais Pâris, ne soient pas dans les environs. Autant dire que la tâche s'avérait plus que compromise. Elle avait beau éprouver un réel soulagement concernant la présence de son double à ses côtés, cette petite et si importante parcelle de familier dans cet épisode improbable de son existence, elle n'était pas sans ignorer que cette même présence engendrerait quelques complications. Et puisqu'elle se refusait à évoquer le moindre fait étrange ponctuant sa vie depuis son arrivée ici, elle était condamnée à se cacher de lui. Pendant combien de temps se laisserait-il duper par une sœur qui ne savait pas mentir, encore moins lui mentir ? 

Assise en tailleur sur le matelas, le bras de son frère était immanquablement revenu chercher une partie de son corps à parasiter, en l'occurrence un genou, elle épiait les moindres bruits en provenance de l'autre côté du mur. La porte d'entrée, tout d'abord, qui malgré toute la discrétion du monde ne savait se refermer sans grincement, puis les marches qui craquaient sous ses pas, et finalement quelques signes de vie tout proche. 

C'est ainsi qu'elle comprit que depuis des semaines, chaque nuit, ils n'étaient séparés que par un mur. Celui contre lequel elle avait appuyé son dos. Il le savait mais n'en avait rien dit. L'avait-il entendu hurler des nuits durant ? Pourquoi ne l'avait-il jamais évoqué ? Était-ce la raison pour laquelle il n'avait pas eu l'air surpris ? La raison pour laquelle il l'avait tant questionné au sujet de ses cauchemars ? Allait-il encore en être le témoin, cette nuit, en plus de son frère ? Elle était si fatiguée, elle avait tant besoin de dormir. Sa dernière véritable nuit remontait à cette fois où ils s'étaient endormis sur le canapé, durant l'orage. Depuis, elle n'était parvenue à enchaîner plus de quelques malheureuses heures, et les cernes s'étendaient sous ses yeux. Le plus frustrant étant qu'elle ne se souvenait toujours pas du contenu de ces terreurs. Il fallait qu'il soit là. Aussi terrible que ce fut de l'admettre, il n'y avait que lorsqu'il était auprès d'elle qu'elle parvenait à disséquer ses rêves... ou à simplement dormir. Et si...? 

Elle s'était réinstallée contre son frère, se glissant sous les couvertures, mais la tête dans l'oreiller, elle laissait l'idée gagner du terrain. Une idée idiote, incongrue et totalement folle : celle d'aller le rejoindre. Officiellement, pour quémander son aide pour dormir. Officieusement, pour tellement d'autres raisons bien moins avouables que celle-ci. Évidemment, elle ne pouvait pas se le permettre, ça ne se faisait pas. Cela aurait pu être très mal interprété, ou au contraire trop bien interprété. 

Et pourtant, étrangement, elle se retrouva bientôt les deux pieds hors du lit. Après tout, il débarquait bien quand bon lui semblait, pourquoi ne pourrait-elle pas en faire de même ? Oui, d'accord, c'était le milieu de la nuit, il était très certainement dans son lit, possiblement déjà en train de dormir, mais est-ce que cela faisait une grosse différence avec la fois où il l'avait attendu tapis dans l'ombre du couloir pour lui aboyer dessus ? Ses pieds nus la conduisaient jusqu'à la porte, sa tête lui cherchait et trouvait tout un tas d'excuses atténuant le côté incongru et déplacé de sa décision, de son besoin. Elle se devait de justifier sa faiblesse teintée d'audace. 

Elle avait enfilé un short de son frère au passage, histoire de ne pas commettre, en plus, d'attentat à la pudeur. Short qui lui glissait sur les hanches mais qui allait de pair avec la chemise trop large qu'elle avait tenu à boutonner le plus possible. Il lui restait encore suffisamment à parcourir pour se laisser le temps de changer d'avis, mais lorsqu’elle referma la porte de la chambre après un dernier regard en direction de son frère endormi, elle sut qu'elle ne ferait pas marche arrière. Alors, elle se glissa sous la tapisserie, pria pour que la poignée tourne entre ses mains et que personne n'ait songé à fermer à clef. La jeune femme poussa un soupir de soulagement lorsque la porte s’entrebâilla légèrement. 

Puis, immédiatement, la panique s’empara d’Astrée. Comme prise en faute, elle s’empressa de refermer le battant dans un claquement sonore involontaire. La tapisserie retomba d’elle-même, occultant la porte et la folle audace de la jeune femme. Quelle idée stupide ! Comment avait-elle seulement pu y songer ? Son cœur tambourinait contre sa poitrine tandis que son dos se plaquait contre le mur. Dans un silence presque religieux, elle épiait tout bruit en provenance de l’autre côté. Cet autre côté dont elle n’avait, finalement, pas même franchi le seuil, mais qu’elle avait peut-être alerté dans sa panique. Rien. Absolument rien. Son rythme cardiaque s’apaisa. Quelle idiote ! Rageusement, elle quitta le mur en se maudissant copieusement in petto. S’inviter en pleine nuit dans la chambre de son locataire... Qu’était-elle devenue ? Harvey Weinstein ? 

Lorsqu’elle se remit en mouvement, elle fut incapable de retourner dans sa chambre. Elle savait qu'il lui serait impossible d’y dormir, plus encore maintenant qu’elle l’imaginait juste de l’autre côté du mur. Aussi préféra-t-elle le petit salon. Le confort y était bien plus sommaire, mais puisqu’elle n’avait pas l’intention de dormir… Sur la table basse, les papiers s’entassaient, ainsi que les cadavres de bouteilles de bière. Elle songea bien, un instant, à débarrasser le tout, mais préféra finalement terminer le liquide ambré qui subsistait dans quelques-unes d’entre elles. Échouée dans le sofa hors d’âge, son premier réflexe fut de s’assommer avec l’épais volume d’Honoré d’Urfé jusqu’à ce qu’un sommeil sans rêve s’ensuive. Mais puisqu’elle savait que, même ainsi, les terreurs nocturnes ne manqueraient pas, elle opta pour un autre type d’assommage : ses recherches. Entre deux plans de cadastre et l’inventaire des modifications apportées à l’habitat, Astrée retrouva les photocopies des archives concernant la mort d’Aelis.  

Elle ne se rappelait pas d’avoir fait photocopier autant de documents. Elle pensait s’être contentée des simples feuillets directement liés à la mise en terre de son aïeule. Alors pourquoi venait-elle de retomber sur le passage que Lauretta avait utilisé pour la familiariser avec l’ancien français ? L’histoire de cet empoisonneur de puits lui revint en mémoire. Sa sentence à mort, également. Les yeux rougis de fatigue, Astrée relut la date. L’an de grâce 1391, le troisième jour de mai. Prise d’un doute, la jeune femme fouilla avec fébrilité les autres feuillets. Le registre seigneurial stipulait qu’Aelis était décédée le premier mai et inhumée dans la nuit du deux mai de cette même année. Comment se nommait le condamné à mort, déjà ? Ce n’était plus une sonnette d’alarme qui résonnait entre les oreilles de la jeune femme, le pressentiment se faisait tambour de guerre. L’animation de ses doigts la rendait malhabile, et il lui sembla qu’elle mettait une éternité avant de retrouver le passage en question. Jusqu’à ce que…

— Olimp Le Varingar, s’étrangla-t-elle de surprise.


 

*


 

Les ténèbres avaient fait de cette pièce leur domaine. Sans même songer à y apporter un peu de cette clarté dont il n’avait nul besoin, l’homme progressait avec aisance, semant un fil d’Ariane de vêtements sur son chemin. D’abord une chaussure, puis une autre. Un tee-shirt. Et finalement un pantalon. D’un mouvement vif, il tira les rideaux, et laissa la lueur blanche de la lune éclater dans la grande chambre et sur son corps dénudé. La pudeur n'avait jamais réellement fait partie de sa personnalité. Pas cette pudeur-ci. Pas dans cet isolement choisi. Une cigarette aux lèvres, il ne l’alluma qu’une fois sur le petit balcon. Sur sa droite, le balcon jumeau du sien laissait épisodiquement s’échapper des voilages agités par la légère brise du soir. Était-elle là ? Dormait-elle déjà ? Il tendit l’oreille, attentif au moindre signe de vie. Mais depuis cette position, il n’entendait que la vie nocturne. Quelques oiseaux dans les branches, le bruissement de la végétation du parc, et plus loin la sévère Dordogne qui s’agitait. Et puis le claquement répété de ce lourd briquet d’argent qu’il n’avait de cesse d’ouvrir et refermer. Un tic révélateur de sa nervosité inconsciente, et de son besoin conscient de s’apaiser. Il s’apprêtait à écraser son mégot sur la rambarde ancestrale lorsque le claquement se fit entendre. 

Il en reconnut la provenance immédiatement. Il avait laissé retomber le lourd battant un bien trop grand nombre de fois pour ne pas en être familier. Sauf que cette fois, il n’en était pas l’auteur. Il ne connaissait que deux autres personnes ayant connaissance de ce passage. Et l’une d’elles ne se trouvait pas entre ces murs. En un instant l’envie et l’appréhension se disputèrent la part du lion dans ses entrailles. Il était partagé entre le besoin de s’empresser d’ouvrir la porte de sa chambre, et cet autre tout aussi imposant d’au contraire, la barricader pour empêcher l’intrusion. Alors il ne fit rien. Au destin de décider. Prisonnier de son immobilisme, il laissa les secondes s’étirer à l’infini et l’attente gonfler jusqu’à la limite de l’explosion. Rien ne vint. Pas même un grincement de plancher qui aurait attesté d’une présence de l’autre côté de la porte. Rien. Seulement le silence. 

Lorsqu’il inspira à nouveau, il prit conscience de l’apnée qu’il venait de s’imposer, et frustré, agacé envers lui-même, s’en alla s’inhumer entre ses draps. Des draps frais qui s’échauffèrent trop rapidement. Des oreillers qui s’aplatissaient pour ne plus jamais offrir le moindre confort. Et cette lune qui n’avait de cesse que d’illuminer la pièce comme en plein jour, et de faire rougir l’intérieur de ses paupières. A croire que la nuit elle-même cherchait à le priver de sommeil. Son esprit surchauffait, son épiderme le brûlait. Il aurait voulu hurler, cogner, s’assommer jusqu’à l’oubli. Mais même ceci lui était interdit. Il ne connaissait que trop bien ce cercle vicieux, lorsque la fatigue vous excite et que cette excitation vous empêche de dormir. C’était sa faute à elle. Quel besoin avait-elle eu de réveiller la bête pour ne rien en faire ? C’était certainement bien mieux pour la propre sécurité de la jeune femme. Mais maintenant que la bête était éveillée, c’était lui qui allait devoir cohabiter. 

Il troqua la moiteur des draps contre la chaise et le bureau où s’accumulaient les esquisses. S’abrutir, il ne connaissait pas de meilleure solution. Le crayon de carbone entre les doigts, il laissa poignet et bras commander, et les yeux clos il n’assistait même pas à l’éclosion du portrait. La force de l’habitude, pouce et index connaissaient de mémoire chacun des traits. A mesure que le visage naissait sur le papier, son palpitant s’apaisait. La bête s’apprivoisait. Il la connaissait bien désormais. Ses paupières lourdes ne s’ouvraient plus, ses membres gourds s’étendaient, se détendaient. Sa tête échoua contre un avant-bras gauche sur le bois de la table, tandis que le bras droit poursuivait inlassablement son œuvre. Il n’en pouvait plus. Il fallait que cela cesse. Il devait reprendre le contrôle et le conserver. Il était sur le point de sombrer définitivement lorsqu’une vibration le ramena de force à la surface. A tâtons, sa main fouilla la surface du bureau jusqu’à ce que ses doigts ne se referment sur son portable. L’écran n’afficha que la notification d’un nouveau message. L’auteur ? « Elle ». Pas de nom, encore moins un prénom. Juste un pronom et une majuscule. La bête s’étira brusquement et planta ses griffes dans chacun de ses organes vitaux.

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Notsil
Posté le 26/03/2021
Coucou !

Ohlala, Astrée qui commence à réaliser qu'elle pense toujours à lui ^^ On la sent bien tourmentée !
Et Pâris, on l'oublierait presque dans ce chapitre centré sur Astrée et Syssoï, mais il a vu / eu une expérience "magique" de décalage temporel, lui aussi, il semblerait....

Et Syssoï. Intriguant avec sa bête, dont j'hésite à ce qu'elle soit une représentation de ses pulsions, ou une sorte de lien d'âme avec un animal (je crois me souvenir qu'au tout début y'avait un simili rêve/truc onirique avec un lion ou une lionne....).

J'aime beaucoup son entrée sur le téléphone. Genre c'est "elle" l'élue de son coeur, pas besoin d'autre chose pour la définir ; et à la fois ça pourrait aussi être un "elle" très impersonnel (comme la chieuse :p) mais je n'y crois pas ^^

En tout cas, elle a envie de lui parler d'Olimp.... mais du coup, elle va parler à la bête, là ? Et c'est ça qui explique sa "double" personnalité ?

C'est très intriguant tout ça :)

En petites coquilles : j'ai vu un "lègue" qui doit être un "legs", peut-être ?
Et "tandis qu'un bras masculin lui barrait la gorge" , alors soit tu utilises gorge pour poitrine, soit c'est vraiment la gorge et je trouverai ça assez inconfortable, ça comprime un peu la respiration quand même :p

J'imagine qu'ils vont avoir une petite discussion, tous les deux (voire s'engueuler :p), je me demande ce que ça donnera ^^
OphelieDlc
Posté le 31/03/2021
Merci pour les coquilles, je corrige ça tout de suite !

Oui, Astrée ne peut pas perdurer dans le déni trop longtemps. Déjà que sa capacité à y demeurer est presque de l'ordre du Superpouvoir, haha ! Reste à savoir ce qu'il en est du côté du Russe...

Quant à tes interrogations concernant l'entrée dans le téléphone de Syssoï... Il lui a collé une majuscule quand même. Est-ce que ça t'oriente un peu ?

Gorge... Je pensais plutôt au thorax, entre la gorge à proprement parlé et la poitrine. Parce que bon, elle a beau autorisé une certaine promiscuité avec son frère, je pensais que s'il avait un bras en travers de ses seins, elle l'aurait dégagé depuis longtemps. Mais, de manière très subjective, je n'aime pas le mot "thorax", et comme "gorge" peut vraiment s'étendre sur toute cette partie, je le lui ai préféré. Tu penses que ça fausse trop la compréhension ?
Notsil
Posté le 01/04/2021
La majuscule m'oriente vers la seule et l'unique :p

Je suis d'accord pour thorax, c'est juste mais moche ^^ et autant y'a torse pour les hommes qui ne comprend pas que les seins, autant pour les femmes c'est vrai que c'est plus délicat....
Perso ça m'a fait revenir un peu sur la phrase pour vérifier qu'il ne l'étranglait pas sans faire exprès mais c'est peut-être juste moi, à toi de voir ^^
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