Jeanne
Ce même 13 mai, la veille du rassemblement, Jeanne se rendit dans la Salle des Doléances. C’était le lieu où les Occupants faisaient leurs demandes concernant une habitation. De temps à autre, certains émettaient des suggestions, posaient des plaintes ou alors remerciaient juste le travail fourni par les dirigeantes et leurs conseillers. Mais le sujet principal de leur venue était de se loger. Elle entra dans l’immense pièce. Une femme commandait une cabane près de celle de ses grands-parents.
La Créatrice s’arrêta un instant, admirant l'esthétique des décors imaginés par Louise. Tout était délicat, fin et gracieux. Il n’y avait pas de surcharge. Le plafond était courbé et présentait une fresque d’un vieux peintre qui éblouissait la Princesse. Un paysage, de champs et de forêts, offrait une allure romantique et un rappel de la nature aux Occupants qui prenaient la peine de lever la tête. Les murs étaient sobres, dans des tons ocre associés aux quelques dorures qui parcouraient, telles des veines, la pierre peinte. Le sol pavé s’étendait sous les pieds des habitants de ce monde qui pouvaient apprécier de rares petits coquillages incrustés par endroits.
Un soupir traversa les lèvres de la grande dirigeante. La poésie des lieux lui rappelait son moment avec Naïra. Jeanne n’était pas une personne spontanée ou encore moins impulsive. Elle prenait le temps de réfléchir avant d’agir pour éviter le plus de désagréments. Mais cette fois-là, avec la jeune Gardienne, elle n’avait à aucun moment raisonné sur de quelconques conséquences. Elle avait toujours été attirée par cette femme dont la joie de vivre ne semblait jamais la quitter, mais n’avait en aucun cas imaginé qu’elle puisse éprouver du désir à son égard.
Jeanne se reprit, elle se préoccuperait de ses sentiments une fois la crise passée, et s’engagea vers l’estrade qui accueillait les citoyens. Trois fauteuils y trônaient. Deux, de velours bordeaux, étaient pour les Grands Occupants présents. La dirigeante s’installa sur celui du milieu. Plus haut que les autres, Louise l’avait imaginé avec la même matière de couleur émeraude, celle qu’elle affectionnait tant. La femme salua les conseillers, qui n’étaient que deux. Les restants géraient des tâches au sein du monde de l’Entre-Deux d’ordre politique, relationnel ou encore amélioratif quant au confort commun.
Ce jour-là, c’était au tour de Cohmghall, un petit homme, roux des cheveux à la barbe. Sa peau était si blanche, que l’on pouvait apercevoir les veines de son cou. Il était souvent joyeux et d’un calme apaisant. La femme qui l’accompagnait avait été choisie quelques dizaines d’années auparavant. D’une cinquantaine d’années, Irinushka avait les traits du visage tirés. Son regard était froid et distant. Tout dans son attitude préjugeait d’une personne rigide. Mais à sa manière, elle simplifiait les problèmes les plus compliqués et faisait régner l’ordre autour d’elle. Malgré une température ambiante agréable, elle portait constamment une chapka en fourrure sur la tête.
— Tout se passe bien ? demanda Jeanne.
— Oui, répondit l’Irlandais. Il n’y a pas d’agitation ce midi.
La femme d’origine russe prenait à présent en charge un petit garçon en pleurs. Il était arrivé la veille et cherchait sa famille. Tous les Occupants, recensés par la Gardienne, avaient un dossier et un arbre généalogique associés à leur nom dans la Bibliothèque du château, leur permettant de se retrouver et de rencontrer leurs ancêtres, parfois sur plusieurs ascendances. Irinushka envoya donc un homme se charger de l’emmener dans la salle des recherches.
— Les autres sont allés rendre visite aux Occupants, reprit Cohmghall. Pour essayer de les rassurer, mais aussi pour les inviter au rassemblement de demain. Seuls ceux qui sont intéressés viendront.
— Très bien, fit la Créatrice, le regard gris dans le vide.
— Vous allez bien ? s’inquiéta l’homme. Vous semblez préoccupée.
Jeanne ne répondit pas, mais le remercia d’un sourire amical. Elle était en effet soucieuse. Même si sa conversation avec Naïra quelques jours auparavant l’avait apaisée et détendue, ses craintes étaient revenues. Allait-elle réussir à calmer le peuple ? Seule ?
Une main se posa sur son bras. Elle leva la tête, le petit homme abordait un sourire timide.
— Vous n’êtes pas seule, Jeanne, la consola-t-il.
Il la lâcha et se retourna vers le prochain Occupant. Avait-il entendu ses pensées ? C’était impossible. Par quelle magie aurait-il pu ? Y avait-il d’autres Créateurs dont Louise et elle n’avaient pas connaissance ? C’était envisageable. Tom en était devenu un par la décision du Bien, mais Lucas, qui lui avait donné ses pouvoirs ? Le Bien ? Le Mal ? Toutes ces questions se bousculaient dans sa tête alors que quelqu’un l’appelait.
— Jeanne ? fit une voix à sa droite.
C’était Irinushka.
— Tout va bien, Jeanne ? insista-t-elle.
Mais qu’avaient-ils tous à lui demander comment elle se portait ?
— Oui, oui, très bien, qu’y a-t-il ? répliqua-t-elle froidement.
La femme à la chapka n’eut pas l’air d’apprécier le ton utilisé, mais ne fit pas de remarques à ce sujet. Elle indiqua l’Occupante devant eux, une jeune fille aux mèches lisses et brunes qui lui tombaient sur les épaules. Jeanne crut voir Louise adolescente, mais le visage changea et des yeux noisette interrogatifs remplacèrent le regard émeraude de son amie.
— Mademoiselle a un projet qui demande vos compétences, exposa la Grande Occupante, à présent sur la défensive.
— Je vous demande pardon, Irinushka, s’excusa la Créatrice. Je m’en occupe.
Elle se leva de son siège, mais ses jambes ne la portèrent pas. Elle s’effondra dans le fauteuil, comme paralysée. Le malaise ne dura pas longtemps, mais les personnes présentes dans la Salle des Doléances s’en aperçurent et un murmure s’éleva dans la pièce. Jeanne regarda ses conseillers, puis ses pieds. Cohmghall s’était levé et approché d’elle. Il lui tendait la main comme pour qu’elle s’appuie sur lui afin de se mettre debout. La Créatrice ferma les yeux. Elle sentait tous ses membres bouger et sa tête ne lui tournait plus. Sans accepter l’aide du petit homme, elle se redressa de toute sa hauteur, lentement. Relevée, elle observa l’assistance et annonça :
— Veuillez m’excuser, ce n’était rien.
Elle pivota vers la jeune fille qui attendait que l’on traite son cas et l’invita à la suivre. Ils sortirent de la Salle des Doléances sous les yeux des témoins, peu rassurés par ce qu’ils venaient de voir. Jeanne emmena l’Occupante dans la cour arrière du château, faisant en sorte que l’adolescente ne lui pose pas de questions sur son état de santé.
— Expliquez-moi votre projet, l’incita-t-elle avec un sourire forcé.
La jeune brune semblait embarrassée et observait ses pieds. Elle devait avoir à peine 20 ans.
— Comment te nommes-tu ? décida de demander Jeanne, essayant de détendre l’adolescente.
— Chloé, Madame, répondit-elle timidement.
— Tu peux m’appeler Jeanne, si tu le souhaites, lui dit la femme.
Chloé leva un regard radouci vers la Créatrice. Cette dernière s’était également apaisée. Elle invita la jeune fille à s’asseoir sur le banc qu’elle venait de faire apparaître au milieu des cerisiers de verre. Chloé s’installa et ses yeux se perdirent sur l’horizon, vers l’Est. Alors que Jeanne pensait qu’elle ne parlerait pas, l’adolescente se lança, sans détourner le regard.
— Je suis morte, il y a quelques mois, raconta-t-elle. Une tumeur au cerveau. Au début, elle était toute petite, presque guérissable. Et puis, d’un seul coup, elle a grossi. Réduisant mon espérance de vie à seulement quelques semaines.
Jeanne l’écouta. Elle prenait rarement le temps de le faire pour chaque Occupant tant ils étaient nombreux, mais la jeune fille semblait avoir le cœur lourd.
— Je n’ai pas souffert, poursuivit-elle. C’est ma famille qui a dû endurer l’attente, la perte d’espoir et, certainement à présent, mon absence. Mes deux grands frères et mes parents, ils étaient tellement malheureux pendant ces trois dernières semaines. Même s’ils ne me disaient rien, je le sentais et je le voyais dans leurs yeux.
Une larme glissa sur le visage rose de la jeune Occupante. Elle l’essuya d’un revers de manche avant de tourner son regard chocolat vers la femme.
— Je ne suis pas douée pour faire du bricolage et ça ne m’intéresse pas de trouver mes ancêtres dans le monde des morts, annonça-t-elle d’une voix franche. Mes grands-parents et quelques-uns de mes arrière-grands-parents, que j’ai eu la chance de connaître, sont encore en vie.
Elle reprit son souffle. Jeanne attendit que la jeune fille expose clairement sa demande.
— C’est pourquoi j’aimerais que vous me créiez un grand manoir où je pourrai tous les accueillir le jour où ils me rejoindront. Il faudrait que cette maison puisse s’étendre au fur et à mesure des arrivées des descendants de mes frères, en espérant qu’ils se retrouvent tous au Paradis.
La Créatrice exprima un sourire discret. C’était une belle ambition pour une enfant. Chloé reporta son regard au loin.
— Nous avons toujours rêvé d’habiter en montagne, confia-t-elle. N’étant pas malade dans ce monde, j’ai pu parcourir un peu les alentours de l’Entre-Deux.
Elle pointa son doigt en face d’elle.
— Au-delà du lac et des dernières maisons, il y a une chaîne montagneuse.
— Ce sont les montagnes blanches, affirma Jeanne. Nous n’avons jamais construit d’habitation là-bas. Certains Occupants se sont aventurés et ont essayé de gravir les sommets, mais il paraît que c’est impossible.
— Comment ça ? demanda Chloé, intriguée.
— Je ne sais pas, avoua la femme. Je n’ai entendu que des on-dit.
— Et qu’y a-t-il derrière ces massifs ? insista l’adolescente.
— Une fois de plus, je n’ai pas la réponse à ta question, fut désolée la dirigeante. Ces pics enneigés se trouvaient déjà là à notre arrivée, poursuivit-elle. Tout comme la mer glacée et les plaines vides. Mais nous irons faire un tour à leur pied si tu le souhaites. Je bâtirai ton manoir près des montagnes, conclut-elle.
Le visage de la jeune fille s’illumina.
— Vous feriez ça ? s’écria-t-elle.
— Bien sûr, répondit Jeanne, amusée. C’est ce que font les Créatrices.
Chloé se mit à genoux devant la femme, à présent déconcertée. Elle prit les mains de son aînée et posa sa tête dessus.
— Je ne vous remercierai jamais assez, Jeanne, dit-elle, émue.
— Voyons, Chloé. Relève-toi. Je ne pourrai pas faire cela avant plusieurs semaines ou mois. Tu me remercieras lorsque la maison sera finie.
En réalité, l’attente atteignait à présent les années. Mais Jeanne avait été séduite par le projet de cette adolescente. Les yeux humides, cette dernière se leva, la gratifia de nouveau et s’enfuit en courant vers le dortoir.
— Ah les jeunes, pensa la femme à voix haute.
Lorsque l’Occupante disparut de son champ de vision, Jeanne reprit le chemin de la Salle des Doléances. Le reste de la journée se passa comme les autres. On lui commanda un igloo, une commode en forme d’animaux, des plantes artificielles. Beaucoup d’habitants étaient envoyés à la Récupération. Là, ils pouvaient trouver tous les matériaux de base, les meubles les plus simples, les objets les plus courants. Peu demandèrent des précisions sur la réunion du jour à venir.
Alors que l’obscurité était sur le point de tomber, Jeanne et les Grands Occupants se retrouvèrent une nouvelle fois dans la Grande Salle. Ils se mirent d’accord sur la procédure du lendemain, rassembler tout l’Entre-Deux demandait de l’organisation. La Créatrice prépara son discours, tandis que ses conseillers faisaient la liste des choses à prévoir. Ils allaient dresser un banquet, pour rendre les Occupants de bonne humeur. Il faudrait un peu de décoration. Gyanada, une jeune Indienne frivole, proposa de réutiliser les ameublements et ornements des 472 ans.
Plus la réunion avançait, plus les idées fusaient et plus elles déplaisaient à Jeanne. Tout cela lui faisait penser à de la propagande. Elle arrêta tout le monde. Ils devaient se concentrer sur ce que le peuple voulait, non sur ce qui ferait de ce rassemblement une fête. Ils étaient en état de crise, ce n’était pas Noël. Certains conseillers semblèrent déçus, mais la majorité donna raison à la Créatrice.
Lorsqu’ils finirent, les ombres effrayantes commençaient à se glisser au-dehors. Le château était presque entièrement éclairé de l’intérieur et chaque Grand Occupant y vivait. La cour était doucement illuminée éloignant les monstres de l’obscurité. Personne ne s’inquiétait vraiment de ces choses terrifiantes depuis plusieurs siècles. Jeanne observa les conseillers sortir un par un. Certains discutaient de leur journée, d’autres voulaient vite retrouver leurs appartements. Cohmghall resta le dernier dans la Grande Salle. Il envoya un regard plein de sollicitude à la Créatrice. Elle le remercia d’un hochement de tête. Puis il se retira à son tour.
À présent seule, Jeanne poussa un long soupir. Le lendemain allait être compliqué. Ses pensées dévièrent d’abord vers Naïra, qui devait se sentir isolée et qu’elle avait particulièrement envie de rejoindre. Et puis elle imagina Louise. Elle qui n’aimait pas la solitude. Jeanne espérait de toute son âme que son amie était en sécurité. Elle sortit le petit boîtier de sa poche et essaya de contacter la Princesse ainsi que ses compagnons, en vain.
La dirigeante se leva et descendit aux cuisines. Avant même de passer la porte, une délicieuse odeur se faufila jusqu’à ses narines. Quel était ce délicat parfum ? La femme poussa le battant en bois. Comme elle s’en doutait, la pièce était vide. Elle était rarement utilisée. Seuls quelques Occupants, qui aimaient cuisiner, demandaient parfois l’autorisation pour réaliser leur passion. Jeanne s’impliquait personnellement à les aider en leur fournissant les ingrédients nécessaires qu’elle pouvait créer.
Au centre d’un plan de travail, elle aperçut quelque chose. Elle s’approcha, curieuse, un sourire sur le visage. Il y avait une grande part de flan pâtissier, son dessert préféré. Dessus, une bougie éteinte avait été posée délicatement. Une feuille accompagnait une boîte d’allumettes à côté du gâteau. Les lèvres de la Créatrice s’étirèrent d’autant plus.
Elle attrapa un bâtonnet entre ses doigts et le fit glisser sur le grattoir. Une flamme se forma sur le morceau de bois. Elle l’admira un instant avant d’approcher le petit tison près de la mèche. La bougie allumée, elle prit la note. Des larmes de gaieté naquirent aux coins de ses yeux.
"Jeanne,
Nous te souhaitons un très joyeux anniversaire pour tes 524 ans. Je suis certaine que Louise aurait aimé participer à cette petite surprise. Vite, souffle la bougie.
Nos amitiés les plus sincères,
Signés : Honoré et Naïra."
Une goutte tomba sur le papier. Elle essuya les quelques autres qui essayaient de se frayer un chemin sur ses joues. La joie se mélangeait à la mélancolie. Très peu de personnes connaissaient son anniversaire. Elles se comptaient sur les doigts d’une main : Louise, Naïra, Jacques et Honoré. Et après toutes ces années, cela ne lui semblait plus tellement important. Elle n’y avait même pas pensé de la journée. Cependant, l’attention fit son effet, cela lui remonta le moral. Elle souffla la bougie, faisant le vœu de revoir Louise rapidement et croqua dans la part de flan, en appréciant toutes ses saveurs.
Alors que manger, boire ou dormir n’était pas un besoin dans le monde de l’Entre-Deux, cela n’empêchait pas les habitants de profiter des plaisirs gustatifs, occasionnellement. C’était aussi la raison pour laquelle des cuisines avaient été mises à disposition. Mais les aliments devaient être apportés par les Créatrices qui n’avaient pas toujours le temps pour cela, alors les buffets et les repas étaient devenus de plus en plus rares.
Jeanne sourit, le mot venait définitivement de Naïra, elle pouvait sentir sa délicieuse odeur sur le papier. Quant au gâteau, elle était persuadée qu’il avait été fait par Honoré. Ce vieil hôtelier aimait aussi cuisiner, tout comme la Créatrice. Il n’avait pas raté sa recette, Jeanne se lécha les doigts après avoir fini. Elle relut la lettre plusieurs fois avant de la replier et de retourner dans ses appartements.
***