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25 janvier 2020
La pièce a changé, mais le parfum des fleurs s’invite ici aussi – hibiscus et hoyas carnosas nocturnes. Par la fenêtre ouverte, Frankie discerne les silhouettes des promeneurs et des boulistes qui profitent des instants bénis entre touffeur et obscurité, quand la fatigue de la journée et la bonne compagnie donnent au soir des airs de vacances. Célestine a lancé un tournoi de belote. Leurs rires lui inspirent de la rancœur, puis de la culpabilité.
Bientôt. Ils vont bientôt les quitter.
— À ton tour.
De l’autre côté de la table basse, installé en tailleur comme un vénérable joueur de go, il la toise à travers la vapeur de sa tisane avec un sérieux tellement superflu qu’il pourrait en devenir comique. Mais son regard lui met les entrailles en pelote et Frankie préfère détourner le sien pour examiner les petits carrés de plastique blancs alignés sur leur chevalet. Elle a du mal à réfléchir. Un peu de mal à respirer. Sous prétexte de zieuter le plateau, elle s’avachit davantage en espérant frôler sa main, hésite, puis place un « g ».
— Santiago a toujours pas capté qu’on comptait se servir de ses engins, dit Frankie en ajoutant un « a » sur une case rose. Mot compte double.
— J’imagine que tu le maltraites assez pour qu’il croie qu’on tente seulement d’anticiper l’arrivée des autres sandersoniens.
— Je fais de mon mieux, répond-elle avec un rictus.
Un silence, puis :
— « Gaff » ? lit-il en observant la ligne que Frankie complète.
— C’est de l’argot pour « maison », en Irlande.
— Ou bien tu triches effrontément.
— Et c’est moi la mauvaise joueuse ?
Il sourit. Elle a chaud.
— Ton ancienne voisine de vacances, lâche-t-il abruptement, dissipant aussitôt toute trace de complicité. Va-t-elle poser problème ? Elle m’a regardé… d’une étrange manière.
— Ah ? réplique stupidement Frankie, le temps de ravaler sa déception et de se ressaisir : D’après mon père, son plus grand crime était de croire à l’astrologie et aux histoires d’abominables hommes des forêts. Oublie pas de noter mes points, hein, ça me fait vingt-deux.
Il s’exécute et plonge un moment dans l’étude de ses propres pièces. Frankie en profite pour se glisser un deuxième coussin sous le derrière. Elle a le coccyx en bouillie et l’intérieur des cuisses si courbaturé qu’elle n’est pas sûre de parvenir à se lever à la fin de la partie. Est-ce que ça pourrait lui servir d’excuse pour dormir sur son canapé ?
— Je ne pense pas que Célestine ait forcé son passage comme Santiago, reprend-il en plaçant deux premières lettres. Ils ne se connaissaient pas avant la croisière et elle n’a visiblement aucune idée du fonctionnement de ses machines. Je crois aussi que son témoignage est en train d’apparaître.
— Déjà ?
Perdue entre fascination et jalousie, Frankie le dévisage tant qu’il reste concentré sur le jeu, puis dérive vers ses propres mains, au creux desquelles des tatouages complexes aux allures d’attrape-rêves dessinent des figures dont elle n’a toujours pas saisi le sens.
— C’est ça, le problème qu’elle pourrait poser.
Il plisse les yeux. Tout est nu autour de lui : les murs autant que la surface des meubles dépareillés, mais dans ses prunelles noires grouillent plus de cauchemars qu’au plus profond de la nuit.
— Elle a été choisie, c’est sûr, continue Frankie en sortant son collier du col de sa chemise pour en tripoter les pendentifs. À ce stade, c’est carrément la messie des Eux. Et si elle apprend ce qu’on a l’intention de faire… elle pourrait sérieusement nous compliquer la tâche.
« Cela dit, d’après Santiago, elle a arrêté de le tanner avec ses questions.
— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne nouvelle.
Frankie hausse un sourcil et, au reflet presque phosphorescent de ses yeux, elle sait qu’il a perçu sa question muette.
— Ça me paraît un peu trop commode qu’elle lâche simplement l’affaire, surtout maintenant, explique-t-il en inscrivant ses points dans le tableau. Si elle a trouvé des voies détournées pour assouvir sa curiosité, c’est mauvais signe.
« Il va bientôt falloir qu’on leur fournisse des réponses, de toute façon, ajoute-t-il tandis que Frankie fixe aveuglément le plateau. Ils sont patients, mais ça va bientôt faire un mois que Santiago est arrivé et j’ai dû rester très évasif concernant les résultats de notre enquête à son sujet. Il faut commencer à les préparer à la suite. On ne peut pas… On ne peut pas disparaître et les laisser comme ça.
C’est risqué, mais chevaleresque, et Frankie a le sentiment de ne l’avoir jamais autant admiré qu’en cet instant. Pour la première fois depuis les prémices de leur complot six ans plus tôt, elle se surprend à croire que tout pourrait bien se passer, finalement.
— C’est toi le chef, acquiesce-t-elle.
Dehors, les rires et les voix font vibrer le crépuscule.
•
Frankie ouvre les yeux sur l’obscurité glacée de sa chambre. Elle le sait : la place, le Scrabble, tout ressemble à l’icosaèdre de Levi, et y ressemble depuis un petit moment, d’ailleurs – un anniversaire au goût de punch, le crash d’un avion, puis l’arrivée d’un intrus… Nombre de rêves occupés par son mystérieux amoureux ont fait écho à son récit. Mais la mémoire est capricieuse et, après neuf ou six ans, ou même un mois, Frankie est peut-être tout simplement en train de réécrire l’histoire.
Inception réussie, songe-t-elle en sortant du lit.
Une douche, un café, elle essaye d’évacuer tout ça. Elle doit faire la part des choses entre songes et réalité, car même si la réalité la terrifie, Frankie n’a plus d’autre choix que de l’affronter.
•
Une nouvelle vague de froid a balayé les trois vallées et, même à midi, le ciel hésite entre neige et pluie. Le bonnet descendu jusqu’aux sourcils et l’écharpe remontée sur le nez, Frankie a adopté une démarche de circonstance, ratatinée et urgente, bien que ça ne soit pas la température qui lui fasse presser le pas. Le plus difficile, finalement, c’est de ne pas regarder par-dessus son épaule.
La paranoïa découle d’une faille narcissique, a-t-elle appris : pour se croire épié par le gouvernement ou victime d’une cabale, il faut s’estimer relativement important. Frankie ne l’est pas, elle le sait un peu trop bien. Elle joue son petit rôle, compte dans la vie de quelques personnes et n’en demande vraiment pas davantage. Mais les gens qui comptent pour elle ont pris la fâcheuse habitude de s’évanouir sans crier gare, alors Frankie ne peut pas empêcher son esprit de tisser des connexions qui la ramènent systématiquement à son propre problème.
— Ça va mieux ? lui lance un collègue alors qu’elle dépasse la réception déserte.
Frankie tente de réfréner son sursaut ; la frayeur et la chaleur subite lui font aussitôt monter le rouge aux joues et la sueur aux aisselles. Elle ne pouvait pas espérer que les locaux soient complètement vides, même un samedi.
— Ouais, saleté de grippe, répond-elle en espérant que son teint fiévreux jouera en faveur de son mensonge.
— Récup ?
Il désigne le couloir aux portes fermées. Au loin, on capte la rumeur d’une conversation à sens unique, mais la machine à café prend un repos bien mérité et plus personne n’impose ses playlists discutables à ses voisins. Si l’OZ reste ouvert six jours sur sept, le week-end a encore une valeur sacrée dans ces contrées.
— J’ai accumulé trop de retard, confirme Frankie. D’ailleurs, je vais…
— T’as entendu, pour Camille ?
— Oui – elle déglutit. Sûrement rien de grave. Iel réapparaîtra comme une fleur dans trois ou quatre jours.
— Je sais pas, les flics sont venus jeudi avec un mandat de perquisition. Ils ont fouillé les serveurs un bon moment et je crois même qu’ils ont embarqué du matos… Ils avaient l’air de penser que sa disparition pouvait avoir un lien avec ses travaux en cours, mais rien de précis. « On considère toutes les options », qu’ils ont dit.
Frankie ne peut pas espérer embobiner un enquêteur sceptique en minimisant la gravité de la situation, mais si elle partage ses appréhensions – et plus encore –, elle évite de se montrer trop investie. Dans l’esprit de ses camarades, elle a simplement passé la moitié de la semaine à incuber son virus au fond du lit.
— Je dois vraiment m’y mettre, prétexte-t-elle.
Frankie prend congé en s’efforçant de se comporter comme d’habitude, mais parvenue au seuil de son bureau, elle s’immobilise.
La police n’a pas fait dans la dentelle : le poste de Camille est aujourd’hui aussi bordélique que celui de Frankie. Les moniteurs ont été emportés, laissant une tripaille de fils exposés comme les muscles et les tendons d’organes arrachés, et l’état des tiroirs lui rappelle douloureusement le passage de Levi dans son appartement. Mais il y a du positif, là-dedans : Moreau l’a suffisamment prise au sérieux pour creuser la piste d’une vengeance sournoise par un conglomérat scientifique un peu trop prudent.
Frankie a réussi à éviter les pièges les plus flagrants, avec l’inspectrice : au fil de son exposé, elle a retenu le « comme par hasard ! » et les quelques « coïncidence ? » qui lui brûlaient la langue, même ravalé un « on nous ment ! » légèrement hystérique face à son air de franche incrédulité ; aucun recours aux devises tirées de la panoplie du parfait conspirationniste, en somme. Pourtant, malgré le sérieux dont Frankie a fait preuve, Moreau l’a regardée comme Frankie regardait Elena devant le vortex de l’Oregon.
Peut-être a-t-elle perçu la panique que Frankie essayait désespérément de refouler, ou cette lueur oscillant entre refus et frénésie au fond de ses yeux injectés de sang. Peu importe qu’elle n’adhère qu’à moitié à sa théorie, après tout, tant qu’elle accepte de l’étudier.
Frankie se fait violence pour détacher son regard du carnage. Elle a beaucoup de choses à faire ; de nombreuses heures à meubler avant de pouvoir agir, également. Les premières, elle les emploie à noyer le poisson du mieux qu’elle peut : reprise de contact avec la représentante de Paracific Cruises, ébauche de rapport préliminaire concluant à une simple erreur humaine, incitation à confier les recherches du Kahana aux autorités compétentes. « Circulez, amateurs du paranormal, y a rien à voir ». Si les sandersoniens la surveillent, ça lui fera gagner un peu de temps.
Les effectifs réduits de l’OZ s’amenuisent encore au fil de l’après-midi, et la nuit est tombée quand Frankie adresse un « bon dimanche » au dernier irréductible. Alors, elle se met en mouvement.
L’OZ ne dispose d’aucun système de vidéosurveillance et, dans le respect des préceptes de confiance que ses cadres défendent ardemment, même les couloirs de la direction sont accessibles aux employés. Ni serrure à badge ni verrou aux portes des bureaux ; Frankie arrive presque trop vite devant le poste de l’amateur de chouquettes. Elle a désactivé l’éclairage automatique et, dans la pénombre de la pièce, la lumière des phares et des réverbères projette des ombres saupoudrées de flocons de neige.
Là, toute l’absurdité de la situation lui tombe dessus comme un coup de massue. Son initiative est stupide ; pire : elle pourrait s’avérer dangereuse. Et tout ce que Frankie peut faire pour se rassurer, c’est garder sa bombe au poivre à portée de main et vérifier qu’elle a bien programmé le numéro de Moreau en appel rapide.
Elle aurait peut-être dû la laisser faire, simplement prier pour qu’un nouvel indice dans les documents de Camille étaye la théorie des sandersoniens et motive une seconde perquisition dans les arcanes de la direction, mais elle n’a pas pu se résoudre à courir ce risque. Il y a neuf chances sur dix pour que le Collectif ait effacé ses traces – si traces il y a – et que Moreau soit forcée de conclure au délire de complotiste surmenée. Chaque minute compte, pour Camille, et les autorités n’ont pas le luxe de courir après des chimères.
Si Frankie espère orienter l’enquête dans la bonne direction et la résoudre à temps, elle n’a pas d’autre solution. Alors, une fois le PC ranimé, elle enfonce une clé dans le port USB comme une fléchette anesthésiante.
Frankie se frotte les paumes sur les genoux pendant que le virus opère sa magie. Elle l’a payé cher, ce petit espion, et si elle ne peut pas jurer de sa prétendue intraçabilité, elle constate déjà son efficacité : l’écran d’accueil laisse place au bureau et la connexion aux serveurs lui ouvre une voie royale vers les mystères les plus jalousement gardés. Elle perd cinq bonnes minutes à s’offusquer devant les fiches de paie de ses confrères avant de revenir dans le droit chemin.
M. Chouquettes ne plaisantait pas quand il parlait de respecter à la lettre le principe de cloisonnement : Frankie doit écumer huit répertoires différents pour dégager un fil rouge et, quand elle met enfin la main sur des renseignements exploitables, le mille-feuille de jargon technique et de langue de bois parvient presque à la décourager. Elle apprécie l’ironie : pour une entreprise qui cherche toutes les vérités en toute transparence, l’OZ prend grand soin à préserver ses secrets.
Frankie n’a pas l’intention de se laisser mater par une bonne dose d’hypocrisie, cela dit, et à force de détours et de rapprochements, elle finit par assembler le puzzle de l’assignation de Kas.
« Dérives sectaires – enquête de terrain – CS, New Jersey »
L’OZ l’a envoyé sur les traces des sandersoniens, ça n’était presque plus à prouver. Ce que Frankie a besoin de savoir, désormais, c’est : pourquoi si subitement ? Que s’est-il passé six mois plus tôt pour que l’OZ le missionne avec autant de précautions qu’un agent du MI6 ? Certaines investigations nécessitent la plus grande discrétion, certes, mais jamais au point de couper les ponts avec le reste de l’organisation.
Frankie croit deviner que l’éloignement total de Kas n’a pas été prescrit, mais subi : dans l’historique de ses échanges avec la direction, l’intervalle des dates s’allonge et se déforme – une semaine, dix jours, plus rien pendant un mois malgré les relances, puis six envois en rafale avant un nouveau silence radio. Et si les premiers rapports d’observation répondent à des certificats dignes du formulaire le plus touffu de l’administration française, les derniers sont à peine mieux présentés qu’un devoir de CE2.
Le plus récent est arrivé à Noël – accompagné d’un GIF de chatons à bonnet, d’après M. Chouquettes. Ce que M. Chouquettes n’a pas révélé, c’est le nombre de réponses désespérées qu’ils ont envoyées en retour, et auxquelles Kas est resté désespérément sourd.
Alors la seconde question est : que s’est-il passé un mois plus tôt pour que l’OZ tente en vain d’avorter sa mission ?
D’un index fébrile, Frankie déroule le compte-rendu de Kas.
Cul-de-sac au bout d’une fausse route. Le CS ne motive à mon sens aucune enquête. Suspension de l’assignation préconisée.
Aucune enquête ? Louches et dangereux qu’ils sont ? Comment Kas a-t-il pu en arriver à cette conclusion ? À en juger par ses réponses, la direction est aussi perplexe que Frankie. « Agent compromis » ? « Identité volée ? » Ses craintes grossissent à mesure qu’elle écume les leurs. L’ultime note de leurs employeurs est enregistrée au jeudi 23 janvier 2020.
Tentative de prise de contact par Francis « Frankie » McKenna, apprentie-agent de l’OZ (matricule n°1709-9008), rapporte la désactivation de l’adresse électronique professionnelle de l’agent Kasper Szymankiewicz (matricule n° 0802-6811). Après vérification : tous les moyens de communication avec ce dernier sont HS.
Recommande mise en place d’un protocole d’extraction pour Kasper Szymankiewicz. Recommande annulation totale et mesures de limitation des risques.
Frankie ferme le document aussi rapidement qu’une fenêtre de spam porno, mais la lumière bleue de l’écran lui a tatoué ces mots sur la rétine. Extraction. Annulation. Limitation. S’agit-il de le ramener de force au bercail ? Ou d’empêcher Frankie de fourrer son nez dans des affaires qui ne la concernent pas ? Comment réagira la direction en constatant l’ampleur de ses découvertes ? Et en apprenant qu’elle a cafté à la police ?
Frankie aurait sûrement dû écouter Kas quand il lui a conseillé d’abandonner la piste de Common Science « pour sa propre sécurité », et il est peut-être encore temps de renoncer avant de subir le même sort que Camille. Mais Frankie a une responsabilité envers luelle, non ? Envers tous ses collègues, si l’OZ a perdu le contrôle face au Collectif et que ses agents les plus innocents en payent aujourd’hui le prix. Si Frankie peut…
Elle se raidit. Tend l’oreille. Le hurlement des sirènes grandit, se rapproche, s’amplifie. Et elle attend, tiraillée entre la paranoïa et l’autocritique, incapable de croire à une énième coïncidence et incapable de se convaincre du contraire. Accident de la route ? Dealer en fuite ? Elle envisage toutes les options pour ne pas réfléchir à celle qui s’est déjà imposée. Finalement, quand la lumière rouge et bleu des gyrophares enflamme la rue et se déverse dans la pièce, il est presque déjà trop tard.
Frankie n’a jamais couru aussi vite. Elle a arraché la clé de la tour, tout éteint en pagaille, récupéré ses affaires au vol et manqué de dégonder la porte de service. Des notions comme « alerte silencieuse » et « service de sécurité » fusent dans son esprit que la peur a réduit à sa fonction la plus basique : organiser la fuite.
Car ils viennent pour elle.
Sa conviction n’a rien de rationnel. On compte un paquet d’entreprises, dans le coin, toutes équipées de gros bras prêts à intervenir au moindre signe de cambriolage ou de malencontreuse erreur dans le code de l’alarme. Mais elle sait : ce sont les gros bras de l’OZ qui rappliquent. Ils surveillent certainement les brèches informatiques et Frankie a allumé leur radar comme un sapin de Noël.
Ils viennent pour elle.
Dans l’arrière-cour de l’OZ, elle sacrifie trois précieuses secondes pour s’emparer de son portable et contacter Moreau.
— Madame McKenna ?
Un drôle d’écho déforme la voix de l’inspectrice quand elle décroche enfin.
— Que se passe-t-il ?
— J’ai… découvert des trucs… Ce dont on… parlait la dernière fois ? halète Frankie en reprenant sa course. J’ai tout sur une clé avec moi, mais… les vigiles ont débarqué. Vous pouvez m’aider ? S’ils m’épinglent, je vais me… faire radier et…
Et elle le mériterait. Demander l’asile aux autorités quand on vient de bafouer quelques clauses de confidentialité et quelques lois fondamentales n’est d’ailleurs pas très malin, mais Moreau est la seule à savoir dans quelles eaux Frankie trempe contre son gré, alors aux grands maux les grands remèdes :
— Je crois que l’OZ cache… quelque chose, avec le… Collectif Sanderson. Kasper, mon référent… Je sais pas ce qui s’est passé, mais… sa mission s’est pas déroulée comme prévu et l’OZ… commence à flipper. Quand Camille et moi on s’est… penchés sur leur cas, les sandersoniens ont dû décider d’in… d’intervenir pour étouffer l’affaire. C’est eux. Je le sens…
— Où êtes-vous ? l’interrompt Moreau.
— Pas loin des… locaux…
— D’accord, alors vous allez faire exactement ce que je dis. D’abord, marchez doucement, pas de gestes brusques. Ensuite, rejoignez le cours Jean Jaurès.
Frankie se contraint à ralentir le pas tandis que la réverbération s’intensifie dans le combiné. Moreau doit avoir rallié le parking du commissariat, car les sirènes mugissent de son côté aussi.
— Vous êtes… toujours là ? souffle Frankie après une minute qui lui paraît durer une éternité. Inspectrice ?
Au croisement de la rue, enfin, elle l’entend, mais pas dans le téléphone :
— Halte !
Frankie se pétrifie comme un faon dans les phares d’une voiture – de quatre voitures, en réalité, qui bouchent l’avenue et les voies de tramway ; et elle reste abasourdie. Les vigiles n’ont ni sirène, ni gyrophares, ni mégaphone. Frankie lève alors les mains en signe de reddition, par réflexe, et son regard perdu s’ancre au visage illuminé de Moreau dont la voix amplifiée crie de plus belle :
— Madame McKenna, vous êtes en état d’arrestation !
Son estomac chute comme une brique. Elle ne comprend pas : pourquoi l’OZ aurait appelé la police plutôt que ses habituels gardes privés ? Et depuis quand déploie-t-on un barrage routier et un régiment d’officiers armés pour une simple intrusion dans un serveur crypté ? Beaucoup de choses ne tournent plus rond, ces derniers temps, mais là, c’est le pompon.
— Je… Je ne…, bafouille Frankie.
— S’il vous plaît, madame McKenna, je sais que vous êtes sous pression, mais…
Et Frankie la reconnaît : la méfiance prudente qu’on affiche devant les cinglés. Moreau ne réserve plus son jugement, elle a tranché : il n’y a pas de complot, et tout ce que Frankie pourrait dire pour lui prouver le contraire n’apportera désormais que du crédit à sa propre folie.
Elle est piégée. Alors, sans lui demander son avis, son instinct de survie la précipite en sens inverse. Moreau la hèle. Tout près, trop près, quelqu’un d’autre l’appelle :
— Frankie, par ici !
Celle-ci bondit plus qu’elle ne sursaute ; son cri strident résonne encore entre les façades des immeubles quand elle fait volte-face. Là, un homme mince au visage anguleux lui fait signe. L’évidence la frappe alors : c’est lui. C’est forcément lui qu’elle voit dans ses rêves. Lui qui l’a accusée de tricherie, cette nuit, et pour qui Frankie aurait volontiers toléré quelques courbatures supplémentaires.
Levi.
— Qu’est-ce que vous foutez là ? crache Frankie, dont les mots chevrotants charrient un désagréable goût de froid et de sang ; puis elle jette un regard par-dessus son épaule et se rétracte : Non, je veux pas le savoir. Vous avisez pas de les appeler ou de me faire un placage, sinon je vous gaze la gueule.
— Je…, commence Levi.
— Là ! Elle a un complice !
— Merde !
Éclat de torches, crissement de semelles. Les policiers s’élancent et Frankie saisit le poignet ganté de Levi, qui calque son rythme sur le sien sans poser la moindre question.
Elle s’en pose trop, elle, malgré l’urgence et la panique, malgré la terreur et l’effort qui lui brûlent les muscles et le cœur. Tout se mélange et elle ne parvient même plus à formuler ses angoisses. À peine à avancer, une foulée après l’autre, sa main libre pressée sur son point de côté, regrettant amèrement de ne pas avoir accepté les week-ends au ski et les aprèms à la patinoire histoire de se dérouiller. Quand Levi l’attrape au-dessus du coude pour la pousser plus avant, elle se retient de le remercier.
— Vous disiez que… vous aviez… besoin de moi… pour… sauver le monde, souffle Frankie, pantelante. Vous allez m’aider… vous ?
Il jette un regard à l’angle d’un mur, puis l’entraîne dans un nouveau dédale de venelles pavées.
— Je ne sais pas à quel point je peux influencer ce présent, répond finalement Levi. Mais tu as un rôle à jouer et je t’aiderai à ça.
— Vous me gonflez à un point…
Mais elle force l’allure, et si elle file et feinte avec une énergie nouvelle, si elle parvient enfin à semer les flics dans les vieux quartiers, si elle se sent pousser des ailes grâce à sa subite et absurde confiance en son futur rôle de messie, Frankie préfère ne pas y penser.